Chapitre 18
Il est parti, avertit Angélique lorsque les autres rentrèrent. Et elle détourna la tête. Joffrey de Peyrac s'approcha d'elle. Ainsi qu'il avait coutume de le faire quand il la revoyait après une absence un peu prolongée, il lui prit la main et lui baisa le bout des doigts. Mais elle se déroba à cet hommage furtif.
– Parti ! s'exclamait Malaprade indigné. À la nuit tombante et avec la tempête qui menace, et sans prendre congé de personne ! Qu'est-ce qui lui a pris à cet hurluberlu ? Décidément, ces Canadiens sont fous...
Angélique s'affairait aux travaux du soir. Elle appela Florimond et le pria tout bas d'aller porter la tasse de tisane à Sam Holton. Puis elle aida Mme Jonas à disposer les écuelles sur la table et alla étendre les casaques mouillées devant le second feu. Elle faisait ce qu'elle avait à faire avec diligence et un calme apparent, mais son esprit était bouleversé.
Les heures qui s'étaient écoulées depuis le départ de Pont-Briand avaient causé en elle de fulgurants ravages.
Elle ne pensait plus aux déclarations du lieutenant, mais la flèche empoisonnée qu'il lui avait lancée du seuil de la porte en s'en allant avait distillé peu à peu son venin. Angélique avait commencé par hausser les épaules en entendant Pont-Briand l'avertir que son mari la trompait avec des Indiennes du petit campement voisin. Et puis, tout à coup, elle avait trouvé à la vie quotidienne un autre aspect, et elle se demandait, avec une bouffée de chaleur aux joues, si, après tout, la chose n'était pas plausible. L'idée qu'il pût se distraire avec ces filles ne l'avait jamais effleurée, bien que le comte rendît de fréquentes visites au chef de tribu et qu'elle eût remarqué le manège de deux femmes, Argeti et Wannipa, autour de lui. Elles l'aguichaient et il leur répondait gaiement dans leur langue, en leur pinçant le menton et en leur faisant des présents de perles, comme à des enfants gâtés dont on veut se débarrasser...
Ces échanges innocents ne cachaient-ils pas une familiarité équivoque dont la signification lui avait échappé ?
Elle avait toujours été naïve pour découvrir les intrigues et, dans ce genre de mésaventures, les plus intéressés sont toujours les derniers avertis.
Pont-Briand parti, elle avait été chercher des perles dans le magasin de traite, dans l'intention de confectionner un collier pour Honorine qu'elle lui offrirait à Noël. Mais ses mains étaient fébriles, sa besogne n'avançait pas, et, par instants, elle haussait les épaules comme pour se débarrasser d'une idée inopportune. Mais l'idée faisait son chemin. Elle retrouvait cette sensation d'éloignement que lui donnait celui qui était son mari lorsqu'elle songeait à tout l'inconnu qu'il y avait en lui. Son indépendance avait toujours été un élément profond de sa nature. Devait-il y renoncer parce qu'il se retrouvait une épouse dont il avait pu se passer pendant quinze ans ? Après tout, il était le maître, le seul maître à bord, comme il l'avait déclaré certain jour. Il avait toujours été libre, au-delà de tous les scrupules. Il n'avait peur ni du péché ni de l'enfer. Il plaçait ailleurs les lois de sa propre discipline... Et soudain elle avait eu si mal qu'elle s'était levée, laissant là son ouvrage, et elle avait couru vers les bois comme pour y fuir.
La neige ne permettait pas d'aller loin. Elle ne pourrait même pas marcher longuement dans les bois pour y calmer son agitation. Elle était prisonnière. Alors elle était revenue et elle avait commencé à s'exhorter à la raison.
« C'est la vie », se dit-elle, répétant sans y songer le mot désenchanté des pauvres filles lorsqu'elles sont allées au-delà de leur courage et qu'elles voient bien qu'elles ne seront pas les plus fortes.
« C est la vie, tu comprends ! lui disait autrefois, dix fois par jour, la Polak, son amie de la Cour des Miracles. Les hommes sont comme ça. »
Les hommes n'ont pas de l'amour la même conception que les femmes. La façon d'aimer des femmes est pleine d'illusions, de rêves, d'aspirations sentimentales et démesurées. Que s'était-elle imaginé ? Qu'au-delà de leurs étreintes il y avait des liens renoués, quelque chose qui ne pouvait exister qu'entre lui et elle, que cette fusion des sens signifiait le sentiment électif de leurs deux corps l'un pour l'autre, l'impossibilité de s'en distraire et de s'en séparer, symbole de l'accord plus élevé de leurs cœurs et de leurs esprits. C'était croire à un impossible miracle. Cet accord est si rare. Et ce qui leur avait été donné jadis ne pouvait recommencer, car ils avaient changé l'un et l'autre. Et n'était-ce pas déraisonnable que de donner ce nom d'infidélité à des ébats avec des sauvagesses. Il fallait lui cacher sa désillusion profonde. Il en aurait vite assez d'une épouse jalouse et accapareuse. Mais, pour elle, la lumière s'était éteinte et elle se demandait comment, demain, elle ferait face.
Le raisonnement était bousculé par certaines visions précises qui la tourmentaient. Il riait avec les sauvagesses, il caressait leurs seins menus, il trouvait plaisir à pénétrer leurs corps souples, à la forte odeur primitive, et ces visions faisaient tressaillir Angélique et la faisaient souffrir dans sa chair et dans sa fierté.
Ce sentiment que les hommes ne comprennent jamais : la fierté d'une femme. La blessure est sur elle, mais aussi la souillure. Cela ne s'explique pas. Cela est ! Ils ne se rendent pas compte...
Les enfants étaient rentrés avec des piaillements aigus animés par leur promenade et leurs jeux. Ils contaient leurs aventures. Ils avaient glissé à des vitesses extraordinaires, ils avaient vu des traces de lièvre blanc, Mme Jonas était tombée dans une congère. On avait eu beaucoup de mal à l'en retirer.
Les joues d'Honorine étaient rouges comme des pommes d'api et elle était très excitée.
– C'est moi qui glissais le plus vite, maman ! Écoute, maman...
– Oui, je t'écoute, disait Angélique, distraite...
Elle s'était remise à penser à Pont-Briand. Il y avait en lui quelque chose qui lui rappelait cet ogre roux qui avait été son gardien au château du Plessis-Bellière, quand le roi l'y retenait prisonnière. Comment s'appelait-il donc ?... Elle ne se souvenait plus. Lui aussi était fou de ce désir pour elle et guère plus subtil que Pont-Briand pour exprimer sa flamme. Il venait, le soir, frapper à sa porte et l'importunait de cent façons... Elle avait toujours été persuadée que c'était lui qui avait engendré Honorine, la nuit du viol. Et Pont-Briand lui ressemblait. À ce seul souvenir, une vague de dégoût serrait sa gorge.
Les hommes, quand ils rentrèrent à leur tour, montraient un appétit féroce. On leur servit une collation de viande séchée et des galettes de maïs.
Angélique se brûla les doigts en retournant les galettes sur la cendre.
– Quelle sotte je fais ! s'exclama-t-elle, les yeux brillants de larmes qu'elle ne put retenir.
Tout le long de la soirée elle réussit à vaquer sans défaillance à ses occupations. Elle alluma les lampes une à une, et c'était un travail qu'elle aimait. La lumière des lampes à graisse était roussâtre et faible. Elle avait de la douceur, du mystère. D'instinct on se mettait à parler plus bas.
Angélique n'en rêvait pas moins de chandelles, plus fines et à la lueur plus blonde et plus forte.
– Vous devriez nous fabriquer des moules à chandelles, dit-elle au forgeron. On pourrait y couler de la cire d'abeilles, si l'on en trouve dans ces forêts.
– Le missionnaire qui était sur le Kennebec, le père d'Orgeval, dit Eloi Macollet, je sais qu'il fabriquait les chandelles vertes avec une cire végétale tirée d'une baie que les Indiens lui apportaient.
– Oh ! Voilà qui m'intéresse fort...
Elle s'entretint avec le vieux coureur de brousse, alla coucher Honorine qui n'en pouvait plus. Elle aida au service de table et à la fin elle était assez contente d'avoir réussi à ne pas laisser transparaître le tourment qui la rongeait.
Joffrey de Peyrac était-il dupe ? Par instants il lui semblait sentir peser sur elle son regard inquisiteur, mais il ne pouvait deviner ce qu'elle éprouvait et elle ne lui dirait rien... Non, rien. Mais, au moment de regagner leur chambre commune, Angélique éprouva une véritable panique. Elle regrettait ce soir de ne pas habiter un vaste château afin de pouvoir se retirer dans ses appartements en prétextant une migraine, afin de se dérober à sa présence, sinon à son étreinte.
Dans la chambre, elle s'agenouilla devant l'âtre, ranima le feu avec des gestes fébriles. Elle aurait plutôt souhaité qu'il fît très noir et que Joffrey ne pût voir son visage.
Toute la soirée, elle n'avait fait que soutenir une insupportable comédie. Envolés ses beaux raisonnements.
En réalité, rien ne passait.
Dans le lit elle se blottit tout au bord, le dos tourné, feignant le sommeil. Mais ce soir il ne respecta pas, comme elle l'espérait, sa fatigue. Elle sentit sa main sur son épaule nue et, n'osant pas lui donner l'éveil par une attitude inhabituelle, elle se tourna vers lui et se força à nouer ses bras autour de son cou.
Oh ! Pourquoi avait-elle donc tant besoin de lui ! Elle n'avait jamais pu l'oublier et l'amour qu'elle avait pour lui était tissé dans les fibres de son être. Qu'allait-elle devenir si elle ne pouvait se résigner ? Elle devait faire tout ce qu'elle pouvait pour qu'il ne se doute de rien.
– Distraite, belle amie ?
Penché sur elle, il avait interrompu ses caresses et l'interrogeait avec douceur. Elle se maudit de n'avoir pu lui donner le change.
– Distraite, n'est-ce pas ?
Elle le sentait aux aguets, et elle s'affola. Il n'admettrait pas qu'elle se taise. Il insista.
– Qu'y a-t-il ? Vous n'étiez pas vous-même, ce soir. Que se passe-t-il ? Dites-le-moi...
Elle jeta tout à trac.
– Est-ce vrai que vous allez avec les sauvagesses ? Que vous les avez pour maîtresses ?
Il ne répondit pas tout de suite.
– Qui vous a mis dans la tête une pareille sottise ? demanda-t-il enfin. C'est ce Pont-Briand, n'est-ce pas ? Il s'est jugé en assez bons termes avec vous pour vous donner ce genre d'avertissement. Ne croyez pas que je n'aie pas remarqué la passion que vous lui inspiriez ?... Il vous a fait la cour, n'est-ce pas ? Vous l'avez écouté ?
Les doigts se crispaient brusquement sur son bras et il lui taisait mal.
– Vous l'avez encouragé ? Vous vous êtes montrée coquette avec lui ?
– Moi coquette avec ce rustre ! s'écria Angélique en bondissant. Je préférerais être laide comme les sept péchés capitaux si cela pouvait me débarrasser des nommes de son espèce... Vous imaginez-vous que ce soit toujours la Faute d'une femme lorsque n'importe quel imbécile s'avise de lui faire des avances !... Et vous ?... Vous saviez que Pont-Briand me ferait des déclarations d'amour et vous êtes parti exprès pour voir comment je me conduirais, et si je n'allais pas sauter au cou du premier amant venu, comme vous vous figurez sans doute que je l'ai fait pendant ces quinze ans, alors que j'étais seule, toujours seule, tellement seule. Oh ! je vous déteste, vous n'avez aucune confiance en moi !...
– Vous non plus il me semble ! Que viennent faire les sauvagesses là-dedans ?
La colère d'Angélique était tombée.
– Oh ! Je suppose qu'il a dit cela pour me blesser, se venger de ce que je le repoussais.
– Il a essayé de vous prendre dans ses bras, de vous embrasser ?...
L'ombre lui dérobait le visage de Peyrac, mais Angélique devina qu'il ne devait pas être rassurant. Elle minimisa les choses.
– Il a insisté et je l'ai un peu... malmené. Ensuite il a compris et il est parti...
Joffrey de Peyrac respirait très fort.
Pont-Briand avait essayé de l'embrasser, il en était sûr maintenant ! Il avait posé ses lèvres sur les siennes avec la brutalité des soudards.
Lui-même n'était pas sans responsabilité dans cette affaire. S'il ne s'était pas éloigné volontairement, comme l'en accusait Angélique, n'avait-il pas joué inconsciemment avec la situation créée par l'arrivée de Pont-Briand ? Laisser agir les événements pour contrôler une expérience. Mais on ne joue pas avec le cœur et la sensibilité d'une femme comme avec des cornues, des alambics et d'inertes minéraux. Il est vrai que parfois il doutait d'elle en secret. Il le payait maintenant.
– Est-ce vrai ? murmura-t-elle, d'une voix plaintive qu'il ne lui connaissait pas. Est-ce vrai que vous allez avec les sauvagesses ?
– Non, mon amour, fit-il avec force et gravité. Qu'aurais-je à faire de sauvagesses alors que je vous ai ?...
Elle poussa un bref soupir et partit se détendre. Joffrey de Peyrac s'en voulait profondément. Où donc Pont-Briand avait-il pu aller chercher une invention aussi basse ?... Parlait-on d'eux au Canada ? Qui parlait d'eux ?... Il se pencha vers Angélique pour essayer de la reprendre contre lui. Mais bien qu'elle eût été rassurée sur la prétendue infidélité de son mari, l'humeur d'Angélique à son égard demeurait rétive.
Elle essayait de se ressaisir, mais elle avait eu mal trop longtemps. Elle avait abandonné trop d'espérances pour parvenir à les rassembler aussitôt. Surtout elle avait évoqué trop de souvenirs, trop de visages repoussants... Entre autres celui de ce Montadour qui ressemblait à Pont-Briand... Voici qu'elle se rappelait subitement son nom, maintenant du nom de l'ogre roux... Montadour... Montadour...
Et quand son mari voulut la reprendre dans ses bras, elle se crispa. Peyrac ressentit un violent désir d'égorger Pont-Briand et toute la gent militaire et masculine avec lui. Ce qui s'était passé n'était pas qu'une escarmouche sans importance dont une femme expérimentée se tire sans dommage, comme il l'avait pensé.
L'incident avait rouvert des plaies à peine cicatrisées en cette blessée de la vie. Ce fut l'un des courts moments où l'homme et la femme s'affrontent, toutes leurs forces contraires hérissées l'une contre l'autre, dans une sorte de haine farouche et irrémédiable, avec de sa part à elle le recul devant la soumission, de sa part à lui de désir de la vaincre pour la refaire sienne, parce que, s'ils ne pouvaient se rejoindre ce soir, l'esprit fugace et un peu mystérieux d'Angélique risquait de s'éloigner encore et de lui échapper.
Il sentait les mains délicates de sa femme peser contre ses épaules dans un spasme pour repousser et il ne l'en serrait que plus étroitement, incapable de la lâcher et de s'écarter d'elle. Car si l'esprit d'Angélique errait loin de lui, dans une, solitude aride, son corps était présent, tout proche de ses lèvres et Peyrac n'échappait pas à l'attirance de sa beauté, même si cette chair se rétractait sous ses baisers, si ce recul l'irritait et en même temps exaspérait sa faim. La convoitise, qui, de tout temps, a porté l'homme à la conquête de la femme, est parfois une force encombrante. Elle pesait sur ses reins et le poussait à des impulsions de violence qu'il avait de la peine à maîtriser.
S'ajoutait la pensée de tous ceux qui l'avaient touchée et possédée. Lui qui était un homme et qui avait beaucoup vécu, il n'ignorait pas quel était l'un des secrets de la séduction d'Angélique et qui laissait ceux qui l'avaient connue, selon le sens biblique, frappés d'une nostalgie inguérissable. C'est qu'elle était merveilleusement faite là où il fallait. Des organes parfaits, en bonne place, de ceux dont le Maître en l'Art d'aimer écrit « qu'ils possèdent l'art des deux jouissances »... Des entrailles vénusiennes, étroites, habitées d'une force préhensible et chaleureuse dont elle savait user d'instinct. Il l'avait découverte dès les premiers temps de leurs amours. « Petite putain qui s'ignore », avait-il songé, amusé, surpris de trouver en ce corps vierge des perfections qu'il n'avait pas toujours rencontrées chez de plus brillantes courtisanes.
Or, ce corps magnifique, créé pour l'homme et son plaisir, gardait intacts ses pouvoirs et, quinze années plus tard, Peyrac avait retrouvé en elle avec surprise, avec délice, les merveilleuses sensations d'antan.
En cette nuit sur l'Océan, il avait su qu'il serait de nouveau son esclave, comme avant, comme les autres, car on ne pouvait se lasser d'elle, ni l'oublier. Mais si le corps était intact, le mal se situait ailleurs. Et Peyrac maudissait la vie qui l'avait meurtrie et toutes les ressouvenances qui dressaient parfois entre elle et lui un mur infranchissable. Toutes ces pensées défilèrent en un éclair dans son esprit, tandis que, toutes les fibres de son être tendues vers elle dans un mouvement irrésistible de possession, il essayait de l'attirer et de la maîtriser. Jamais il n'avait senti aussi jalousement, aussi farouchement qu'elle était sienne et que pour rien au monde il ne pouvait la laisser en dehors de lui, l'abandonner aux autres, à elle-même, à ses pensées, à ses souvenirs. Il dut la prendre presque de force.
Mais dès qu'il fut en elle, sa colère et sa violence s'apaisèrent. Ce n'était pas pour la satisfaction de son seul désir qu'il avait, ce soir, fait valoir un peu rudement ses droits d'époux. Il fallait qu'il l'emmenât avec lui à Cythère, car lorsqu'ils en reviendraient les ombres mauvaises se seraient évanouies.
Il n'y a pas de plus magique remède aux rancœurs, aux doutes et aux idées chagrines qu'un petit voyage réussi, à deux, vers l'île des amours.
Il sut attendre. Point de hâte égoïste, d'embarquement en tempête. Un chamman, qu'il avait connu aux Indes orientales lors de ses premiers voyages dans ces pays où l'on enseigne l'amour dans les temples, lui avait appris les deux vertus du parfait amant, et qui sont patience et maîtrise de soi, car les femmes sont lentes au plaisir. Cela ne va pas toujours pour un homme épris sans certains sacrifices, mais la récompense n'est-elle pas dans ce merveilleux éveil d'une chair indifférente ?
Lorsqu'il la sentit se détendre un peu, moins haletante et frémissante, et comme aveuglée, il commença à la stimuler doucement. Il avait ramené ses belles jambes autour de lui afin de mieux se mouvoir en elle et elle était déjà ainsi, plus livrée, plus indépendante. Contre sa poitrine, il entendait battre son cœur à grands coups irréguliers. Celui d'une petite bête affolée. Alors, par instants, il recherchait la fraîcheur de ses lèvres pour un baiser léger, rassurant. Et malgré le joug de la volupté qui l'envahissait jusqu'aux moelles et faisait courir le long de son échine de violents frissons, il ne s'abandonnait pas. Jamais, jamais plus il ne consentirait à la laisser seule en chemin. Elle était sa femme, son enfant, une partie de sa chair.
Et Angélique, dans le tourment d'un cœur où la colère et d'incontrôlables rancunes se débattaient âprement, commença à le percevoir penché sur elle avec une attentive curiosité. Sa présence en elle était comme un bien, un baume apaisant qui irradiait sa douceur dans ses membres et jusqu'au tréfonds d'elle-même. Et, tentée de s'abandonner à ce bien-être, elle fit taire les voix agitées de son esprit qui l'empêchaient de le savourer. Mais, à peine pouvait-elle y atteindre, que les voix reprenaient leur tintamarre et la sensation délicate s'enfuyait. Et elle tournait et retournait la tête avec impatience.
Alors il se retira d'elle et ce fut comme si elle avait été dépouillée de tout, une souffrance à crier, un vide qui la laissait vacante, tendue dans un appel douloureux, et elle eut un élan vers lui et son retour lui procura un tel soulagement qu'elle l'enlaça pour le retenir et il sentit ses doigts légers sur ses flancs, sur ses reins et il s'enchanta de la sentir de nouveau avide.
– Ne me laisse pas, gémissait-elle. Ne me laisse pas... Pardonne-moi, mais ne me laisse pas...
– Je ne te laisserai pas...
– Sois patient... je t'en prie... sois patient...
– Ne t'énerve pas, je suis bien en toi... J'y resterai ma vie !... Tais-toi, maintenant. Ne pense à rien.
Mais il continuait à la faire souffrir en s'écartant d'elle et paraissait vouloir prolonger cette attente, penché au-dessus d'elle dans une expectative frémissante, ou bien il l'effleurait à peine en des caresses vives, insidieuses, qui ne la satisfaisaient point mais éveillaient dans tout son corps des sensations différentes, aiguës ou doucereuses, tandis que d'incontrôlables frissons hérissaient sa chair, et qu'elle en ressentait les ondes jusqu'au bout des ongles, jusqu'à la racine des cheveux !... Ah ! pourquoi avait-elle été si révoltée ce soir ? Que lui avait-on fait jadis ? Ah ! pourvu qu'il ne l'abandonnât pas... Qu'il ne se lassât pas... Et elle s'impatientait contre son propre corps non pas insensible, mais rebelle et qui refusait fa soumission, dans une réaction intime, butée. Joffrey l'apaisait d'un mot. Il ne se lassait point, car elle lui était chère plus que sa vie et à chaque instant il ressentait, comme un dard en lui, la force et l'attachement qu'elle lui inspirait et la joie du triomphe commençait à se répandre dans ses veines. Car il la voyait maintenant tout occupée de cette lutte voluptueuse qu'elle livrait au fond d'elle-même et qu'il suscitait sans relâche. Ces spasmes légers qui couraient à la surface de sa peau satinée, ces crispations de ses lèvres et de sa gorge quand elle reprenait souffle – et tout à coup il surprenait l'éclat de ses petites dents blanches et serrées – c'était le signe qu'elle cessait d'être solitaire, et qu'une fois de plus il avait su la ramener sur les plages lumineuses, loin du gouffre glacé. Et il rit de la voir porter brusquement le revers de sa main à sa bouche pour étouffer une plainte. Les femmes ont d'attendrissantes pudeurs... Au sein des plus aveugles transports, le moindre bruit, un froissement, un craquement les alerte... L'effroi d'être surprise, de trahir leur abandon. Oui, d'étranges, de fuyantes, de difficiles créatures, mais quelle ivresse de les captiver, de les ravir à elles-mêmes et de les faire aborder, mourantes, aux rives interdites. Près de celle-ci il connaissait d'indescriptibles sensations, car elle lui rendait au centuple ce qu'il pouvait lui prodiguer. Et Angélique voulant demander grâce, et ne le voulant pas car il savait comment l'atteindre de toutes parts et qu'elle était sans défense devant sa science amoureuse, s'alliait enfin de tout son être au profond et puissant mouvement de l'amour qui les entraînait tous deux vers les sommets de leur joie commune. Elle l'adorait, tout à la promesse qui montait en elle et dont il réclamait maintenant l'accomplissement. Il ne la ménageait plus, car ils ressentaient tous deux autant de hâte et de passion à atteindre l'île enchantée. Poussés par le flot violent et irrésistible, ils étaient deux et seuls à aborder les rivages, et, enlacés, ils s'échouèrent ensemble sur des sables d'or, lui, soudain agressif, dans la tension du suprême assaut, elle, s'affaissant, s'alanguissant dans une libération ultime, délicieuse, délirante...
Et ils s'étonnaient en ouvrant les yeux qu'il n'y eût pas de sables d'or et de mer bleue... Cythère... Patrie des amants... Sous tous les cieux on peut la rejoindre... Peyrac se redressa sur un coude ; Angélique demeurait absente avec une expression rêveuse sur ses traits et les lueurs déclinantes du feu allumaient un reflet sous ses paupières demi-closes. Il la vit lécher dans un réflexe machinal le revers de sa main qu'elle avait mordue tout à l'heure, et ce geste animal l'émut de nouveau.
L'homme veut faire de la femme une pécheresse ou un ange. La pécheresse pour s'en distraire, l'ange pour en être aimé avec un inaltérable dévouement. Mais la femme éternelle déjoue ses plans, car pour elle il n'y a pas de péché, ni de sainteté. Elle est Ève. Il enroula ses longs cheveux autour de son cou et posa sa main sur son ventre tiède. Cette nuit porterait peut-être un fruit nouveau...
S'il avait été imprudent il ne se le reprocherait pas. On ne peut toujours se montrer prudent quand il s'agit de sauver quelque chose d'essentiel entre deux cœurs, et elle-même le lui avait demandé de si troublante façon à l'instant décisif.
– Et alors, ces sauvagesses ? dit Peyrac à mi-voix.
Elle sursauta, rit doucement et, tournant la tête vers lui en un mouvement languissant et soumis :
– Comment ai-je pu croire cela de vous ? Je ne sais plus...
– Petite niaise, peut-on vous berner si facilement quand il s'agit du cœur ? Vous êtes allée jusqu'à vous en tourmenter !... Êtes-vous donc si peu sûre de votre puissance sur moi ?... Vraiment, que voulez-vous que j'aie affaire de sauvagesses ?... Je ne nie pas que ces petites couleuvres malodorantes peuvent avoir, à l'occasion, leur agrément... Mais en quoi peuvent-elles m'attirer alors que je vous ai ?... Ma parole, me prenez-vous pour le dieu Pan ou l'un de ses acolytes au pied fourchu ? Où et quand voulez-vous donc que je trouve le temps de faire l'amour, avec quelqu'un d'autre que vous ?... Dieu que les femmes sont sottes !...
*****
L'aube était encore lointaine lorsque le comte de Peyrac se leva sans bruit. Il se vêtit, ceignit son épée, alluma une lanterne sourde et, se glissant hors de la pièce, traversa la grande salle, gagna le réduit où dormait l'Italien Porguani. Après un rapide conciliabule à voix basse, il revint dans la salle commune, souleva quelques-uns des rideaux et pans de fourrure derrière lesquels ses compagnons sommeillaient lourdement. Ayant trouvé celui qu'il cherchait, il le secoua doucement pour l'éveiller. Florimond ouvrit un œil et vit à la lueur de la lanterne le visage de son père qui lui souriait amicalement.
– Lève-toi, fils, dit le comte, et accompagne-moi. Je veux t'apprendre ce qu'est une dette d'honneur.