Chapitre 8
Deux, toujours par deux, vont les voyageurs de l'hiver.
La mort s'attacherait aux pas du solitaire.
Deux par deux, un Français et un Indien. Il n'y a que les Français pour avoir l'idée saugrenue d'affronter les pièges du froid, de la neige, les tempêtes, les espaces désertés de toute vie humaine. Et il n'y a que l'Indien pour le suivre parce que le Blanc a le pouvoir, par sa faconde impénitente, d'écarter les démons de la neige.
Semblables sous leurs capotes fourrées à franges de cuir et de la même démarche alourdie par les raquettes, le Français et l'Indien s'avançaient à travers le lac. Leurs ombres étaient courtes car on était à l'heure de midi. Lorsqu'ils furent proches, François d'Arreboust crut reconnaître un visage qui lui était familier, mais, avant d'avoir situé l'homme et retrouvé son nom, il éprouva une sensation désagréable, une crispation de tout l'être vis-à-vis d'un intrus. Il ne se décidait pas à le héler. Il le regardait s'avancer avec un sentiment de méfiance, presque d'hostilité. Il avait envie de leur crier : « Que venez-vous faire ici ? Pourquoi venez-vous troubler ces lieux où l'on est heureux ?... Écartez-vous !... »
Du fort on avait aperçu les arrivants et Florimond et Yann Le Couénnec descendaient vers la berge, mousquets en main L'homme qui s'avançait tenait haut la tête, un peu renversée sur la nuque, dans le geste de ceux qui cherchent à capter le plus de lumière possible sous leurs paupières demi-closes. Lorsqu'il fut plus proche, Arreboust comprit. Le voyageur était aveugle, il avait eu les yeux brûlés par la réverbération de la neige, un des maux les plus terribles de ces randonnées hivernales.
Ses paupières rouges et boursouflées avaient des croûtes blanchâtres de lépreux. Il était affreux à voir. Il cria :
– Y a-t-il quelqu'un par là ? Je vous devine, mais je ne vous vois pas bien...
L'Indien, à ses côtés, tenait son fusil et regardait d'un air sombre les armes braquées sur lui.
– Qui êtes-vous ? D'où venez-vous ? demanda d'Arreboust.
– Je suis Pacifique Jusserand, de Sorel, mais je viens de Noridgewook sur le Kennebec, et je suis porteur d'un pli pour le colonel de Loménie-Chambord de la part du père d'Orgeval...
Il ajouta :
– Est-ce que vous allez me tirer dessus ? Je n'ai rien fait de mal. Je suis français comme vous autres qui parlez français...
Sa demi-cécité gênait beaucoup le voyageur. Il devait se sentir à la merci de ceux qu'il abordait, incapable même de lire sur leurs visages leurs sentiments de refus ou d'accord. D'Arreboust avait fini par reconnaître l'homme qu'il avait souvent rencontré à Québec et qui était le « donné » du père d'Orgeval depuis quatre ans.
Et son premier mouvement était comme d'avaler quelque chose de pénible, à goût de fiel ; mais la charité l'emporta et il s'empressa :
– Malheureux ! Dans quel état êtes-vous ?
Et, tourné vers Florimond :
– Cet homme est au service du père d'Orgeval et de sa mission.
– Il me semble que ce serviteur est déjà venu à Katarunk ? jeta le jeune homme en fronçant les sourcils.
– Ne me tirez pas dessus, répéta l'homme en tournant son visage successivement dans lés directions différentes d'où venaient les voix, je ne suis pas un ennemi. Je suis seulement porteur d'un message pour le comte de Loménie.
– Et pourquoi craindriez-vous que l'on vous fusille à seule vue ? interrogea Florimond. Auriez-vous quelques méfaits à vous reprocher vis-à-vis du maître et propriétaire de ce fort, le comte de Peyrac ?
Visiblement embarrassé, l'homme ne répondit pas. Il voulut faire quelques pas dans la direction des ombres qu'il devait percevoir très faiblement, mais il trébucha contre le talus de la rive. D'Arreboust le prit par le bras pour l'aider à suivre la piste jusqu'au fort. Le comte de Loménie-Chambord tenait en main le message. Cette lettre, pliée, épaisse et fermée d'un sceau de cire foncée où s'inscrivaient les armes de Sébastien d'Orgeval, lui causerait des blessures profondes ; il le savait ; il temporisa, ne l'ouvrit pas aussitôt et interrogea le « donné » que M. d'Arreboust avait fait asseoir sur un banc. Les « donnés » étaient des hommes ou des jeunes gens pieux qui s'engageaient volontairement à servir les missionnaires pendant une ou plusieurs années afin de gagner des indulgences. Cet homme, Pacifique Jusserand, était au service du père d'Orgeval depuis quatre années.
– Comment le père a-t-il pu apprendre ma présence au fort Wapassou ?... demanda le chevalier de Malte.
L'homme tourna vers lui son visage farouche et tuméfié et répondit fièrement :
– Vous savez bien que le père sait tout. Les anges le lui apprennent.
Angélique nettoyait la brûlure qui gonflait les paupières, y posait des compresses rafraîchissantes. Puis elle lui servit de la soupe et de l'eau-de-vie. Les yeux bandés, Pacifique Jusserand mangea, très droit et dédaigneux.
C'était un homme qu'Angélique devina, dès le premier instant, inquiétant et singulier. Il n'avait répondu que par monosyllabes aux questions et aux paroles qu'elle lui avait adressées. Il ne s'animait que lorsqu'on parlait de son maître, le père d'Orgeval. C'était une particularité, qu'elle apprendrait par la suite, que le père d'Orgeval, religieux d'une remarquable urbanité, s'entourait comme volontairement d'êtres farouches en lesquels il semblait que se projetât le côté sombre et torturé, bien caché, de sa nature. Tels furent, entre autres, le père Le Guirande et le père Louis-Paul Maraîcher, qui jouèrent un rôle prépondérant à ses côtés dans la lutte qu'il livra pour conserver l'Acadie et le grand territoire du Maine à l'Église catholique et au roi de France. Il est à remarquer que ces deux religieux, auxquels il faut joindre Pacifique
Jusserand, moururent tous de mort violente au cours de cette lutte. Et, plus tard, on pouvait se demander si « lui », qui savait tout, n'avait également « vu » avant bien d'autres ce qui s'annonçait lorsqu'il écrivait à Loménie-Chambord pour le mettre en garde.
« Mon cher ami, disait la missive, j'ai surpris que vous aviez gagné l'endroit de Wapassou, où Peyrac et sa bande se sont réfugiés après le désastre de Katarunk. Un tel courage, déployé par vous pour le joindre malgré l'hiver, ne restera pas sans fruit, je l'espère. Pourtant, je veux vous écrire pour vous adjurer de ne montrer cette fois aucune faiblesse dans vos décisions. Je tremble que vous ne succombiez à je ne sais quelle subtile dialectique et fausse apparence de vertu que ces aventuriers ont su vous présenter pour mieux se glisser parmi nous et détruire notre œuvre. Quand je vous ai vu à Québec, vous arguiez de la loyauté de M. de Peyrac, de ses protestations d'amitié. Depuis, il a tué Pont-Briand, un des nôtres, et il s'est avancé un peu plus avant dans le territoire de la Nouvelle-France.
« Vous arguiez que vous ne voyiez en lui qu'un homme de grande valeur, intéressé seulement à faire fructifier une terre sauvage. Mais, vous dirai-je, pour le bénéfice de quel roi, pour la gloire de quelle religion ?... De plus, la présence d'une femme en ces lieux ne paraissait pas vous émouvoir, pas dans le sens que je souhaitais.
« Vous ne vouliez voir en eux qu'un couple comme les autres, plus exemplaire que les autres même, et vous me vantiez la qualité d'un sentiment que vous aviez cru remarquer entre eux et qui les unissait d'un amour indéfectible.
« Eh bien, soit, admettons-le et parlons de ce sentiment.
« Parlons de cette séduction habile, mais qui consiste à parer le mal de toutes les apparences du bien et à laquelle vous semblez avoir succombé, dans votre franchise un peu naïve.
« Vous m'avez dit et répété que vous admiriez en-cet homme qu'il soit libre et vraiment libre.
« Mais n'a-t-on pas dit que le Satanisme était entièrement contenu dans le problème de la liberté ?
« D'après saint Thomas, Satan n'a-t-il pas été jusqu'à vouloir être Dieu ? Mais Satan n'a voulu tenir son honneur et son bonheur que de lui-même. C'EST CELA SON SIGNE CERTAIN ET DISTINCTIF. Je ne sais si vous vous rendez compte de tout ce que ce sentiment d'amour, que vous reconnaissez entre deux personnes qui se sont ouvertement séparées de Dieu jusqu'à soutenir les ennemis de leur religion native, peut avoir de dévoyé, être à proprement parler une insulte à Dieu. L'adoration ne peut aller de la créature à la créature, mais seulement de la créature à Dieu. L'amour corrompu, ce n'est plus l'amour.
« Et c'est bien là, finalement, que se trouve le danger le plus grave et terrible parmi tous ceux que j'ai cru discerner depuis que ces gens ont débarqué dans les parages de nos frontières,, que dis-je ? en notre Acadie française même.
« Car, en offrant un modèle trompeur, ils induisent en erreur les âmes simples et les font aspirer à des félicités qui ne sont pas de ce monde et dont on ne peut jouir qu'en Dieu et dans la mort.
« Et il me vient de terribles anxiétés. Si c'était précisément en cette douceur et cette tendresse qui vous émeuvent que la démone voulait offrir ses pièges les plus subtils ?
« Si c'était en ce savoir qui vous subjugue chez cet homme, que le mal montrait son visage le plus tentateur ? Tous les théologiens sont d'accord pour admettre que Dieu a laissé au Malin son pouvoir sur la Connaissance, sur la chair, sur la femme et sur la richesse. C'est pourquoi l'Église, en sa prudence et en sa sagesse, refuse à la Femme, un pouvoir, une influence, car une société qui lui accorderait de tels droits se livrerait en même temps à l'empire de tout ce que la Femme représente, c'est-à-dire la chair. Et, partant de là, la chute est proche, la retombée dans le paganisme le plus aveugle.
« Chair et idolâtrie, voilà les dangers qui guettent l'esprit séduit par les grâces de l'autre sexe, quelles que soient ces grâces morales ou physiques, je le souligne. Dans votre admiration pour Mme de Peyrac, où j'ai cru discerner quelque nostalgie, combien n'entre-t-il de concupiscence ? Pont-Briand n'en a-t-il pas perdu la tête et la vie ? Je dois donc vous rappeler que s'attarder à des félicités terrestres, c'est se détourner du seul et unique but auquel nous sommes voués, notre salut personnel en union avec le salut de tous, c'est retarder l'épanouissement de notre âme qui doit, pour atteindre Dieu, se libérer de la chair.
« Relisez la cinquième épître de saint Paul aux Calâtes. Il donnera matière à vos méditations.
« Mes frères, conduisez-vous selon l'esprit et vous n'accomplirez pas les désirs de la chair. Car la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit... Or, il est facile de connaître les œuvres de la chair : ce sont la fornication, l'impureté, l'impudicité, la luxure, l'idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contestations, les jalousies, les querelles, les divisions, les hérésies, les envies, les meurtres, les ivrogneries, les débauches et autres crimes semblables...
« ...Souvenez-vous que ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec ses vices et ses convoitises...
« Après les paroles du grand apôtre, que pourrais-je ajouter ?...
« Je conclurai donc en vous disant : je vous adjure, mon cher frère, oui, je vous adjure de nous délivrer du danger que représente le comte de Peyrac pour nous, pour le Canada, pour les âmes dont nous avons la charge.
« Ce n'est pas certes le premier aventurier ni les premiers hérétiques qui débarquent sur ces côtes, mais un pressentiment m'avertit que si l'on ne le met aussitôt hors d'état de nuire je verrais par lui, par eux, l'effondrement de toute notre œuvre en Acadie, ma défaite et aussi ma mort. Je le vois, je le sens... je vous le jure ! »
– Oh ! Mon Dieu, que vais-je devenir ? s'écria presque à haute voix le pauvre Loménie en se prenant la tête à deux mains.
Son cœur se brisait. Le dilemme que lui posait le père d'Orgeval le torturait. Il posa ses doigts sur la lettre comme s'il avait voulu dérober à sa vue ces mots dont chacun lacérait cruellement sa sensibilité.
Il ne se posait pas de questions, ne cherchait pas si l'on pouvait choisir encore, trouver une autre solution à une situation qu'il n'avait même plus en main. Mais ce qu'il considérait avec effroi, c'était le gouffre qui commençait de s'ouvrir entre lui et son ami le plus cher et une panique le saisissait à la pensée de ne plus le trouver, toujours présent, fort, illuminé, à ses côtés, en cette vie aride.
« Ne me quitte pas, mon ami, essaye de comprendre. Mon frère, mon père, suppliait-il, mon père, mon père !... »
Et, se reprochant de ne pas s'adresser à Dieu : « Oh ! mon Dieu, ne me séparez pas de mon ami. Éclairez nos âmes afin que, chacun comprenant mieux l'autre, nous ne connaissions pas l'immense douleur de nous regarder en étrangers... Mon Dieu, désigne-nous Ta vérité... » Il leva les yeux et vit Angélique à quelques pas de lui. « La voilà donc, songea-t-il, la femme que le père d'Orgeval voudrait abattre à tout prix. »
Elle regardait au fond d'un bol, puis se penchait vers la marmite pour y prendre de l'eau. Elle se redressait, lançait un coup d'œil vers le comte de Loménie et, voyant son visage, venait vers lui.
– Êtes-vous triste, monsieur de Loménie ?...
Sa voix basse aux inflexions tendres le faisait tressaillir et gonflait en lui une vague lourde, prête à se briser en un sanglot sur une plainte enfantine.
– Oui... je suis triste... très triste...
Il la considérait, debout, près de lui, déconcerté, séduit, déjà vaincu par elle, tandis que la voix rude le fustigeait en lui-même.
« Les temps ne sont pas venus de nous livrer à la femme et à tout ce qu'elle représente, c'est-à-dire la chair...
« La chair ?... oui, peut-être, songeait-il, mais aussi le cœur... La bénignité, la tendresse qui fleurissent au cœur des femmes et sans lesquelles le monde ne serait que froids combats. »
Il la revoyait, le soutenant dans ses bras lorsqu'il était malade.
*****
Angélique était sensible plus qu'elle ne se l'avouait au charme du comte de Loménie-Chambord. Il y avait en lui de la douceur et un grand courage, et son apparence était à l'image de son caractère. Rien de trompeur en lui. Son aspect bien découplé d'officier rompu aux exploits et épreuves de la guerre et son regard gris à l'expression grave indiquaient un cœur chevaleresque. De le mieux connaître, on ne pouvait être déçu. Certaines hésitations dans son comportement ne venaient jamais de la lâcheté, mais d'une conscience scrupuleuse, d'un souci de loyauté vis-à-vis de ses amis ou de ceux qu'il avait le devoir de défendre et de servir.
Il était de ces hommes que l'on rêve de protéger contre les entreprises de femmes méchantes ou d'amis exclusifs car on est tenté d'abuser de leur sensibilité et de leur fidélité. C'était ce que faisait ce père d'Orgeval, elle en était certaine. Elle aurait voulu dire à Loménie devant la lettre blanche à l'écriture orgueilleuse : « Ne lisez pas cela, je vous en prie. N'y touchez pas... »
Mais c'était le domaine de toute une vie qu'avaient vécue en amitié le comte de Loménie et le père d'Orgeval, et Angélique ne pouvait encore y pénétrer. Le chevalier de Malte se leva pesamment comme accablé et s'en alla, le front penché.