Chapitre 16

Peyrac devinait la lassitude profonde de sa femme. Elle était moins gaie, parlait peu, ne luttait que pour l'essentiel, ne gardant en éveil que ce qu'il fallait de force pour le maintien de la vie quotidienne et celui de sa propre santé et de celle des autres dont elle avait la charge. L'inquiétude, pour sa fille et son fils, pour les malades ou ceux dont elle sentait la résistance fragile et prête à céder, pour lui-même enfin, occupait tout son être et l'affaiblissait. Lorsqu'il s'étendait près d'elle le soir, l'abandon de ce corps charmant éveillait son désir et il savait qu'elle se serait montrée docile s'il l'avait sollicitée, mais il y avait en elle une absence dont elle n'était plus maîtresse. Une absence naturelle, propre à la femme, que toute rupture d'harmonie tourmente, que toute menace retient en état de veille. Car même lorsqu'elle dormait, d'un sommeil lourd et accablé, il la devinait en alerte. Elle guettait tout ce qui se passait autour d'elle : la tempête qui siffle, le froid qui se fait plus âpre. Dès le réveil, ses soucis étaient là. Les vivres qui diminuaient, Honorine qui pâlissait, Cantor qui toussait depuis trois jours, Mme Jonas qui maigrissait et se montrait moins joviale, les chasseurs qui ne revenaient pas et semblaient s'être dissous, évanouis dans l'empire cotonneux et glacé de la forêt enneigée, et le printemps qui se refusait à renaître. En elle, il y avait donc absence et indifférence, absence et présence. Présence scrupuleuse à tout ce qu'il fallait défendre. Absence à ce qui n'était pas ce but de survie. Et il admirait, à la réflexion, l'instinctive soumission de la créature féminine aux lois naturelles et terrestres. En cette femme qui reposait près de lui, pâle et lasse, à la fois distraite et inquiète, apathique et aux aguets, il reconnaissait le malaise présent de la terre, de la nature entière, qui épuisait ses dernières réserves pour franchir la fin de l'hiver, qui les rassemblait aussi pour subir l'assaut forcené du printemps. C'était le temps de la mort avant la renaissance. Des arbres mouraient, des animaux mouraient, lassés d'une lutte épuisante, des hommes mouraient, les mains vides de la dernière poignée de maïs, à quelques jours de l'espoir. Alors qu'au bois le bourgeon indomptable perçait déjà le rameau momifié, les créatures rendaient le dernier soupir... Angélique se mettait sans le savoir à l'unisson de cette lutte suprême. Il fallait éviter tout gaspillage. Dans la société iroquoise, les femmes prévoient les provisions à rassembler pour l'hiver, les déplacements à faire si la terre devient aride, les guerres à entreprendre si la survie de la communauté en dépend. Les hommes disent : « Nous autres hommes sommes créés pour le présent, l'action. Nous faisons la guerre, nous ne la décidons pas... Ce sont les femmes qui savent... »

Il se penchait sur elle avec un demi-respect et caressait sa douce chevelure, en lui murmurant des paroles de réconfort. Ils calculaient tous deux le temps que les chasseurs pourraient mettre à revenir avec du gibier frais, repartageaient une fois de plus en pensée les rations, décidaient d'augmenter celle de Clovis, qui se remettait mal... Et fallait-il laisser faire le vieil Eloi Macollet qui parlait d'aller casser la glace des étangs pour pêcher du castor ou n'importe quoi ?... Il risquait de s'égarer, de tomber malade, malgré son endurcissement car il était fort vieux...

*****

Souvent Angélique prenait Honorine sur ses genoux et restait près de l'âtre, à regarder danser les flammes. L'enfant, d'habitude si remuante, cherchait un refuge. Elle se blottissait dans la tiédeur des bras maternels, refermés sur elle, contre ce sein qui l'avait nourrie. De temps en temps, Angélique lui murmurait une histoire ou lui fredonnait une chanson. Mais elles pouvaient se taire aussi longtemps. Angélique ne se sentait plus coupable, ni ne s'adressait de reproches. La situation autorisait une inaction qui, en d'autres temps, ne lui eût pas été naturelle. C'est au contraire un signe de bonne santé morale que de pouvoir s'accepter amoindri, ou malheureux, quand les circonstances le justifient, sans en ressentir d'anxiété, sans se chercher d'excuses, sans tenter de, s'en défendre. Il y a de l'orgueil dans une attitude qui refuse la faiblesse humaine. Son estomac était un creux froid, avide, et sa tête bourdonnait. Écœurée souvent par la fadeur des aliments, elle était tentée de distribuer sa part aux enfants, mais se forçait néanmoins à l'avaler. Elle constatait que, malgré son désir de tout affronter, elle n'était pas de la trempe physique du comte de Peyrac. Rien ne semblait l'atteindre, lui, et son entrain, son calme n'étaient ni feints, ni forcés. Angélique n'ignorait pas que son inquiétude rongeait sa résistance. Mais on ne peut entièrement réformer sa nature. Elle, qui avait durement lutté comme un homme, dans une solitude écrasante et chargée d'un fardeau qui dépassait souvent les forces nerveuses de son sexe, elle pouvait, cette fois, s'accepter femme dans l'épreuve et se reposer entièrement sur l'homme.

Il y avait pourtant en Peyrac un changement dont elle ne s'avisait pas sur le moment, mais dont elle devait se souvenir plus tard avec émotion. De maître, il s'était fait serviteur. Il se dévouait sans compter pour ces êtres faibles et menacés qui lui étaient confiés. Parce qu'il savait qu'il leur demandait beaucoup, c'est-à-dire de survivre, il en exigeait moins. Aussi aidait-il Mme Jonas à accrocher les lourdes marmites dans l'âtre, à porter les seaux d'eau, refaisant lui-même les pansements des blessés ou soignant les malades afin d'éviter à Angélique le renouvellement trop fréquent de ces tâches. Il dissipait la mauvaise humeur de Cantor avec des plaisanteries amicales, arrêtait d'une pression bienveillante de la main sur l'épaule les querelles stupides et involontaires qui éclataient, distrayait les enfants en leur montrant, dans la forge et le laboratoire où l'on ne travaillait plus qu'au ralenti, des petits tours de magie qui les enchantaient. D'habitude, ces enfants n'avaient pas le droit aller dans les ateliers, mais maintenant on les y accueillait.

Il allait relever les pièges en compagnie de Lymon White ou de Cantor, et Angélique le vit un jour, au retour, dépouiller lui-même la bête, un rat musqué, avec une désinvolte dextérité. De quelques mots tranquilles, il sut mettre Elvire en garde contre une dépression qui la faisait douter de son nouvel amour et lui donnait des remords. L'absence de Malaprade la torturait. Pour la punir de s'être si rapidement consolée de la mort de son premier mari, le Seigneur lui reprendrait le second, pensait-elle.

– Ne réfléchissez à rien tant que vous aurez faim, lui dit Peyrac, et ne mêlez donc pas la grande et majestueuse pensée de Dieu aux phantasmes nés de vos simples crampes d'estomac. La faim est mauvaise conseillère. Elle attaque l'estime de soi-même et avilit. Elle dégage les forces égoïstes, réduit à une solitude abjecte. Restez donc forte. Votre mari reviendra et vous mangerez ensemble.

L'attention aux gestes soutenait les corps défaillants. On agissait un peu comme des automates, lentement mais avec soin. Lorsque l'indispensable était accompli, Peyrac conseillait de se mettre au lit et de dormir : « qui dort dîne », c'est un vieux proverbe. Là encore on le vit porter des galets chauffants sous les couvertures de ceux qui avaient oublié de s'en préparer. Il se relevait la nuit pour surveiller et entretenir les feux. Il dit un jour à Angélique :

– Prenons Honorine avec nous dans notre lit pour l'aider à conserver sa chaleur.

Il s'était aperçu qu'Angélique chaque soir éprouvait une appréhension plus grande à laisser Honorine lutter seule dans son petit lit contre l'hostilité noire de la nuit. La température descendait si bas que les corps affaiblis se réchauffaient difficilement. À l'aube, on grelottait sous les couvertures. Honorine, entre son père et sa mère, était si heureuse que les couleurs revinrent à ses joues. Le vent hurlait dans la nuit. Honorine dormait entre eux comme un petit animal bien heureux.

Quand il faisait beau, les habitants de Wapassou se contraignaient à faire quelques pas dehors et on rentrait vite dans la chaleur renfermée du poste. Il fallait longtemps pour se réchauffer. Honorine avait toujours les mains blanches et glacées. Angélique les lui faisait tremper dans l'eau chaude et elle-même se réchauffait ainsi avec ses compagnes. On se prenait d'affection pour le bois, le bois toujours fidèle, crépitant sans se lasser dans la cheminée, mais le comte de Peyrac veillait avec un soin toujours plus attentif au risque d'incendie. L'attention des autres se relâchant par faiblesse, lui redoublait de vigilance, faisait chaque soir la tournée de chaque chambre et sortait avec une lanterne pour vérifier que rien n'obstruait les abords des cheminées, qu'aucune étincelle ne menaçait le toit de bardeaux.

*****

Brusquement, il fit très chaud. L'atmosphère devint celle d'une serre. Les corps épuisés se couvraient de sueur et on passait son temps à retirer ses vêtements fourrés, à ouvrir portes et fenêtres, à éteindre les feux dans les cheminées, quitte à rallumer vivement le soir, au moment où le soleil se couche, précipitant le monde dans des ténèbres redevenues glacées. Durant le jour, la neige fondait, fondait avec un ruissellement souterrain et inépuisable. Elle ressemblait à du coton gonflé d'eau, une moelle de sureau imprégnée de liquide. Elle dégringolait des arbres en paquets pesants. En deux jours, la forêt, d'immaculée, devint grise, puis noire, toute constellée de gouttelettes brillantes. Les franges de glace au bord du toit se détachaient et tombaient avec des bruits de verre brisé.

Le seul résultat immédiat de ce retour de la chaleur fut de gâter les dernières provisions de viande conservée gelée dans les greniers. Lorsque l'idée vint aux hivernants que cette chaleur pouvait nuire à la fraîcheur de la viande qui leur restait, Angélique gravit promptement l'échelle qui menait au grenier à provisions où étaient pendues quelques pièces de gibier et de cheval, le dernier jambon, le dernier carré de lard ; une odeur nauséabonde l'avertit aussitôt des dégâts. Même les pièces fumées paraissaient avoir souffert et, en outre, toutes sortes de petites bêtes, qu'on aurait pu croire mortes ou endormies, des souris, des rats, des écureuils, avaient surgi de tous les recoins et rongeaient partout, achevant de rendre immangeable ce qui aurait pu encore être utilisé. Trop abattue pour commenter ce malheur, Angélique, aidée de ses deux auxiliaires, Kouassi-Ba et Mme Jonas, tria ce qui ne paraissait pas trop atteint dans cette pourriture. On jeta le reste au loin, charogne qui attirerait peut-être chacals et loups.

Angélique ne se pardonnait pas d'avoir oublié la viande au grenier.

– J'aurais dû y songer, répétait-elle. Il aurait été si facile de mettre aussitôt à l'abri le peu qui nous restait, dans le cellier entre de gros morceaux de glace...

– J'aurais dû y songer aussi, dit Peyrac pour calmer l'humeur déprimée de sa femme. Vous voyez, ma mie, que moi aussi les privations m'influencent, dit-il à Angélique en souriant, puisque j'ai omis de penser aux dégâts que pouvait causer sur nos vivres ce brusque adoucissement du temps.

– Mais vous n'étiez pas là ! Vous êtes parti de grand matin avec Cantor pour profiter de la neige durcie afin de relever les pièges. Non, c'est moi qui suis impardonnable.

Elle passait la main sur son front.

– J'ai si mal à la tête. Cela peut-il vouloir dire qu'il va neiger de nouveau ?

Ils levaient les yeux vers le ciel d'un bleu doré et tressaillaient de crainte en y voyant tournoyer dans sa limpidité un vol de corneilles. Les sombres oiseaux annonçaient la neige aussi sûrement que la migraine.

Et, dès le lendemain, la neige arriva, précédée par un nouvel envol d'oiseaux noirs. Le printemps marquait un recul. Aux chutes de neige succédèrent des jours de brouillard blanc. La neige qui tombait maintenant était menue et dure comme au verre et on l'entendait grésiller contre le bois et les peaux des fenêtres, entraînée par un vent rapide. Il ne restait plus que pour deux jours de vivres au camp. Le matin, chacun reçut sa portion, mais Angélique se félicita de n'éprouver pour la sienne aucun attrait. Elle mit l'écuelle de côté contre les cendres. Cela donnerait un repas de plus à Honorine. Elle se tenait debout devant la cheminée, les bras ballants, à regarder rêveusement les flammes. Ses idées étaient vagues et sans relation entre elles, mais chacune était claire. Elle n'éprouvait pas de désespérance, ni même d'inquiétude. Les hivernants ne mourraient pas, ils survivraient ; de cela elle était certaine !... Il fallait attendre et ne pas céder. N'allait-il pas se passer quelque chose ? Le printemps était en marche. Un jour il serait là et les animaux recommenceraient à courir dans les sous-bois et le long des rivières aux rives couvertes de fleurs. Et les fleuves recommenceraient à couler, les petits canots rouges des Indiens et des traitants, chargés de marchandises, recommenceraient à descendre et remonter le cours des eaux, charriant la vie comme le sang dans les veines. Il fallait seulement attendre. Elle ne savait pas l'événement qu'elle attendait ainsi, mais il était déjà en marche et plus proche qu'on ne croyait. Il s'approchait et voici que déjà il était sur eux.

Elle se redressa, l'oreille tendue : « Il y a quelqu'un dehors ! »

Le vent sifflant seul tourbillonnait autour de l'habitation et pourtant Angélique savait ; elle était certaine.

Il y a quelqu'un dehors !

Elle s'enveloppa dans son manteau et marcha péniblement vers la porte. On ne remarqua pas sa sortie.

Dehors, la neige cinglante meurtrit son visage de mille pointes. Bien qu'on fût au milieu du matin, le jour était couleur de crépuscule. On ne voyait que la masse grise du brouillard. Angélique leva les yeux. Au-dessus d'elle, des silhouettes humaines se penchaient et l'observaient. C'étaient des Indiens. Les rafales neigeuses leur donnaient un aspect flou, irréel. Elle les reconnut cependant aussitôt à leur panache. C'était des Iroquois. Mais ce qu'il y avait de plus extraordinaire et de plus effrayant encore dans leur apparition, c'était que, à part un morceau de pagne entre leurs jambes, ils étaient nus.

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