Chapitre 4

Joffrey de Peyrac n'avait rien dit lorsqu'il avait vu Angélique prendre en main la dure tâche du boucanage. Elle se doutait qu'il l'observait de loin et tenait à se montrer à la hauteur.

– S'imagine-t-il que je ne suis bonne à rien et que je vais rester les bras croisés ? Il fallait gagner un an. C'était bien ce qu'il avait dit, n'est-ce pas ? Et pour l'instant ils possédaient à peine plus que leurs vêtements sur le dos.

L'aider à survivre, à triompher, avec quelle exultation secrète elle s'y emploierait, elle qui de si longtemps n'avait pu le servir.

La pensée d'œuvrer pour lui et de racheter en quelque sorte par ce fait ses trahisons passées illuminait les yeux d'Angélique. Et les besognes les plus rudes lui paraissaient faciles. Il y a des choses que le temps seul peut prouver. La fidélité d'un amour entre autres. Elle réussirait à abattre ce mur de méfiance à son égard qui hantait parfois Joffrey de Peyrac. Elle lui prouverait qu'il était tout pour elle et aussi qu'elle n'empiétait en rien sur sa liberté d'homme, qu'elle ne pèserait pas sur sa vie, qu'elle ne risquait pas de le détourner des travaux et des buts qu'il s'était assignés.

La crainte qu'il pût un jour regretter de l'avoir emmenée avec lui, ou même de l'avoir retrouvée, lui donnait des sueurs froides. Ce fut un temps où les aléas du campement les séparaient de nouveau ; elle se tourmentait loin de lui. Comme pendant le voyage les hommes s'entassaient vaille que vaille sous de rustiques abris d'écorce à l'indigène ; pour les femmes et les enfants, on avait bâti un wigwam plus spacieux avec à l'une des extrémités une petite cheminée hâtivement dressée. L'abri était suffisamment chaud mais Angélique recommençait à rêver qu'elle était encore seule, cherchant désespérément son amour perdu à travers le monde, ou bien elle le voyait, la rejetant, avec ce regard inflexible qu'il avait eu sur le Gouldsboro.

Aussi elle travaillait comme une esclave. Et dès qu'elle avait un instant elle courait avec les enfants dans la forêt pour ramasser des fagots. On manquait de bourrées et elle savait d'expérience que rien n'est pire par un matin d'hiver que de ne pouvoir allumer le feu. Ils se hâtaient de ramasser branches et branchettes tombées à terre pour les entasser dans la remise avec la réserve de bûches.

Ramasser du bois était une besogne qui avait toujours plu à Angélique. Au château paternel, lorsqu'elle était fillette, la tante Pulchérie disait que c'était le seul travail auquel elle consentait volontiers. Elle savait faire rapidement d'énormes fagots qu'elle portait sans faiblir. La première fois que les hommes de Peyrac l'avaient vue revenir du bois, comme une forêt en marche, et courbée comme une vieille femme sous sa charge, avec la petite troupe des enfants derrière elle, ils étaient demeurés bouche bée et n'avaient su que dire ni que faire. Elle accomplissait si parfaitement toutes les besognes entreprises qu'une intervention paraissait déplacée, et ils s'en abstinrent. Mais ils s'interrogeaient entre eux et n'arrivaient pas à se faire une opinion. C'était une femme qui avait travaillé dur dans sa vie, et que rien ne rebutait, mais c'était aussi une grande dame qui avait l'habitude d'être servie, de commander, de se payer du bon temps. Seulement, voilà, elle n'aimait pas qu'on mélange les deux côtés de son caractère.

Et si un homme, en ces temps de rudes et urgents travaux qui précédèrent le premier hivernage de Wapassou, s'approchait d'elle pour l'aider, il arrivait qu'elle le renvoyât un peu sèchement.

– Laissez donc, mon garçon, vous avez autre chose à faire de plus pressé ! Si j'ai besoin de vous, je saurai vous appeler.

Joffrey de Peyrac l'observait aussi. Il l'avait vue s'activer autour des feux de boucan, avec une compétence quasi professionnelle. Il l'avait vue dépouiller de leurs peaux des daims ou des cerfs, vider des entrailles, briser des os, plumer, couler la graisse nauséabonde, porter les chaudrons hors du feu, tout cela avec une habileté quasi miraculeuse de ses petites mains fines et racées et une énergie de portefaix.

Avec un mélange d'étonnement et d'estime, il la découvrait extrêmement vigoureuse, capable, entendue à mille choses auxquelles son éducation et surtout la vie dorée et luxueuse qu'il lui avait donnée à Toulouse ne semblaient pas l'avoir destinée. Et dans le mouvement d'irritation qui, parfois, avait été sur le point de le porter vers elle pour lui arracher le tranchoir, le couteau de boucher qu'elle maniait avec tant de dextérité, ou encore la chaudière pesante qu'elle déplaçait d'un seul coup de reins, ou la charge de bois mort sous laquelle elle se courbait, il avait senti la violence du mauvais sentiment douloureux que lui causait le souvenir des années de l'absence.

Car c'était l'autre femme, « l'inconnue », celle qui avait appris à vivre sans lui, qu'elle lui révélait, et il lui en voulait presque d'être si forte, sans faille, et d'avoir tant appris loin de lui. Il se souvenait de la phrase qu'elle lui avait jetée certain jour, sur le Gouldsboro : « Et comment auriez-vous souhaité me retrouver ? Méchante, sotte, inutile, n'ayant rien appris de la vie que j'ai dû affronter ?... »

Oui, en vérité, il n'avait pas compté avec la valeur réelle de la personnalité d'Angélique et sur ce qu'elle en ferait, livrée à elle-même. Et il se disait qu'il avait encore beaucoup à apprendre sur les femmes à cause de celle-ci. L'admiration et la jalousie se disputaient son cœur. Angélique n'était pas tout à fait dupe de cette faiblesse en lui. Fine, elle en comprenait la cause et cela lui faisait presque plaisir, car il était si fort, si supérieur, qu'elle était comme rassurée de le sentir un peu vulnérable. Elle lui lançait alors en passant un regard où il y avait à la fois une douce ironie, de la tendresse, mais aussi quelque chose d'insondable qui lui faisait mal.

– Ne soyez pas inquiet, disait-elle en secouant la tête avec un sourire. J'aime ces travaux, et puis... j'ai connu des esclavages pires que de ramasser du bois mort pour l'amour de vous...

Et il sentait comme une lame aiguë s'enfoncer dans son cœur. Comment pouvait-elle donc rester ainsi la seule femme capable de le faire souffrir, lui, si blasé, et cela en étant seulement elle-même ?...

À vrai dire, il ne pouvait rien lui reprocher. Il n'y avait pas de fausse humilité, ni même de provocation dans son attitude. Mais ce qu'elle possédait, elle l'avait acquis loin de lui. Et cela le taraudait d'un désir farouche de revanche. Pour elle, il était décidé plus que jamais à triompher des éléments contraires, et telle était son ardeur de dominer le sort qu'il la communiquait aux siens avec la certitude que rien ne pouvait prévaloir contre lui. Une activité de fourmilière régnait à Wapassou. Lui-même s'occupait de tout, dirigeant les charpentiers et les maçons, conseillant les tanneurs et les menuisiers, et il n'était pas rare de le voir prendre de ses mains la haute cognée de bûcheron et abattre un arbre en quelques coups précis et violents, comme s'il avait voulu lui-même affronter la nature rebelle et la vaincre en combat singulier.

Ainsi sans se parler, ce temps de labeur continuait de les lier, par ce qu'ils apprenaient d'eux-mêmes, par ce qu'ils ne s'avouaient pas, par ce qu'ils pressentaient l'un de l'autre. Peyrac devinait les inquiétudes d'Angélique. Il avait remarqué qu'un excès de fatigue la rendait sujette à des instants de doute où elle voyait tout en noir. À ces moments-là, la vision de Caïn dans la tempête revenait la hanter. Et s'il était vrai que Dieu fût contre eux ? s'interrogeait-elle... S'ils étaient vraiment des réprouvés ?... Condamnés d'avance où qu'ils aillent, elle ou lui ? À quoi bon lutter ?... Il lui revenait aussi le souvenir d'un regard de haine d'un être tapi dans les buissons au bord d'un lac, et qui s'était posé sur elle ce jour où elle se baignait et avait enfoncé en son cœur une flèche empoisonnée... Ce souvenir revenait souvent. Il lui arrivait de s'arrêter à la lisière des arbres, en revenant du bois, afin de pouvoir jeter un long regard dévorant sur les alentours. Il y avait des constructions bizarres au pied des deux collines sur la gauche, des madriers dressés et des roues, qui se détachaient comme des instruments de supplice, de cauchemar, sur les flancs décapés de la montagne qui montrait des trous béants d'ombres ou des plaies livides et fraîches. Au sommet se dressait la couronne d'une petite forêt d'où de longs filets de fumée ne cessaient de s'élever nuit et jour, comme d'un encensoir. Ce n'était à tout prendre, elle le savait, que des huttes de charbonnier, au dôme arrondi et colmaté de glaise, couvrant dans la chaleur d'une combustion ininterrompue le bois de sureau et de bouleau, dont les mineurs tiraient le charbon nécessaire à ces travaux.

L'habitation où ils allaient tous s'enfermer comme dans l'Arche sortait de terre à l'extrémité du promontoire, et maintenant on voyait bien nettement son toit de bardeaux blancs et ses trois hautes cheminées, de cailloux, dressées.

Une autre chose inquiétait Angélique d'une façon sourde. Malgré les qualités qu'elle avait commencé d'apprécier en eux, les compagnons de Peyrac restaient des hommes rudes, peu commodes, et somme toute inquiétants. Quand on s'enfermerait dans le fort, qu'allait-il se passer avec la promiscuité, l'opposition des caractères, les privations, le manque de femmes ? Tout cela n'allait-il pas créer une atmosphère irrespirable ? Lorsqu'elle était chef de guerre, en Poitou, elle se souvenait que ses paysans haïssaient ceux qu'ils soupçonnaient d'être ses amants : La Morinière ou le baron du Croisset... Ici, la situation était analogue. La réserve qu'ils éprouvaient à l'égard de la femme du chef se muerait peut-être en un autre sentiment. Angélique savait bien que l'attitude distante de son mari devant les autres avait pour but de ne pas éveiller la jalousie de ces hommes solitaires. Mme Jonas y pensait aussi et s'inquiétait pour Elvire, jeune femme en âge d'être courtisée. Jusqu'ici les hommes se montraient courtois envers elle, mais lorsqu'on serait tous enfermés et que l'ennui les gagnerait...

Un soir, Joffrey de Peyrac prit Angélique par le bras et l'emmena au bord du lac. Le froid sec était agréable.

– Vous êtes en souci, ma belle ? Je le vois à votre visage. Confiez-moi vos peines !...

Avec un peu d'embarras, elle lui dit les craintes qui l'assaillaient parfois. Tout d'abord, le mauvais sort, la malchance ne seraient-ils pas plus forts que leur vaillance. La faim, le froid, le travail ? Non, elle ne les redoutait pas. Quand elle était à Monteloup, la vie qu'ils menaient tout l'hiver était-elle si différente de celle qui les attendait ici ? L'isolement, les gros travaux, et il n'y avait pas jusqu'à la menace d'incursion de bandits, comme ici celle des Indiens ou des Français, qui ne créât le même climat d'insécurité et d'alerte. Non, ce n'était pas cela... Elle aimait Wapassou...

Il comprit ce qu'elle ne voulait dire.

– Vous avez peur de la malédiction qui me pour suit ? Mais, mon amour, il n'y a pas de malédiction.

Il n'y a jamais de malédiction. Au contraire, il n'y a eu qu'un désaccord entre des êtres qui se sont attardés sur les voies de l'ignorance et moi-même, pour lequel Dieu a bien voulu éclairer des chemins inconnus. Et même devrais-je la payer de la persécution, je ne regretterais pas qu'Il m'ait fait cette grâce. Je suis venu dans ces contrées pour les valoriser. Y a-t-il en cette action de quoi déplaire au Créateur ?

– Non. Ne soyez donc pas superstitieuse et méfiante à l'égard de Dieu. C'est là que résiderait le Mal...

Il tire de son pourpoint la petite croix d'or qu'il avait arrachée du cou de l'Abénakis tué.

– Regardez ceci... Que voyez-vous ?

– C'est une croix, dit-elle.

– Moi, ce qui me frappe, c'est qu'elle est en or... Parce que j'ai vu beaucoup de ces petits bijoux au cou des indigènes, des croix et d'autres signes, je me suis décidé à explorer le pays. La seule explication qu'on m'en donnait c'était que ces bijoux avaient été offerts aux riverains par des matelots malouins relâchant sur les côtes, et cela ne me contentait pas. Nos Bretons ne sont pas si généreux. Une croix de cuivre aurait suffi comme cadeau. Celles-ci avaient donc été façonnées sur place, ce qui prouvait qu'il y avait de l'or et de l'argent en ces contrées où les Espagnols avides n'avaient rien trouvé, habitués qu'ils étaient aux trésors incas et aztèques. Très peu d'or visible, en effet, comme les pépites qu'on lave au ruisseau, mais peut-être beaucoup d'or invisible. Les croix avaient raison. J'ai trouvé. La croix m'a guidé comme vous voyez. Wapassou est la plus riche de ces mines, mais j'en ai d'autres un peu partout dans le Maine. Maintenant que je sais que le gouvernement du Canada a l'œil sur moi, il me faut me hâter pour faire fructifier mes trouvailles... J'aurais voulu vous installer avec plus de confort à Katarunk. Cependant, en venant ici, nous avons gagné du temps. Il nous faut seulement franchir l'hiver, ce sera dur. Ici, notre seule ennemie sera la nature. Mais c'est d'elle aussi que je tirerai ma puissance. Autrefois, j'avais la fortune sans la puissance. Il me faut encore acquérir la première pour avoir le droit de vivre. Il me sera plus facile d'y parvenir dans le Nouveau Monde que dans l'Ancien.

Puis, marchant à petits pas le long du lac et la tenant très fort serrée contre lui, il continua de lui parler.

« Écoutez-moi, ma chérie, nous sommes tous ici gibier de potence, c'est pourquoi nous survivrons. Mes hommes, je les ai choisis parce que je sais qu'ils connaissent la valeur de la patience. La prison, les galères, la captivité, le fond de l'abjection atteint en compagnie des pires résidus de l'humanité, c'est une école de patience... De longs jours de neige à supporter avec parfois le ventre creux ? Ils en sont tous capables. Ils ont été capables de plus... Le froid, la faim, la promiscuité ?... Qu'est-ce pour eux ? Ils ont connu pire... Vous craignez peut-être que les enfants résistent mal. Mais si on leur conserve le nécessaire et qu'ils se sentent entourés d'affection, ils ne souffriront pas. Les enfants ont une résistance extraordinaire lorsque leur cœur est contenté.

« J'ai confiance aussi en vos amis Jonas... ces gens également connaissent la patience. Ils ont attendu le retour de leurs fils pendant des années. Un jour, ils ont compris qu'ils ne les reverraient jamais. Et ils ont survécu. Elvire ? J'ai accepté d'emmener cette jeune femme avec nous parce qu'elle m'en a supplié. Je sais pourquoi. Elle ne pouvait plus supporter ses compagnons de La Rochelle, les accusant d'avoir causé la mort de son mari en l'entraînant dans une rébellion que j'ai dû briser et où il a été tué. Elle se remettra mieux avec nous qu'à Gouldsboro. C'est d'ailleurs un sentiment analogue, je crois, qui a poussé les Jonas à quitter la côte et à nous accompagner. J'ai accueilli de bon gré leur venue. Je souhaitais pour vous des compagnes avec lesquelles vous puissiez deviser de vos menus soucis. Et les enfants d'Elvire seraient des compagnons de jeu pour Honorine, afin qu'elle se sente moins solitaire, maintenant que je vous accapare.

– Je vous remercie d'avoir pensé à tout cela et je suis en effet heureuse d'avoir des amies et de voir Honorine en bonne amitié avec Barthélémy et Thomas, qu'elle connaissait déjà à La Rochelle. Mais je commence à me rendre compte que pour vous, emmener des enfants et surtout des femmes, c'était vous créer une source d'embarras et de difficultés.

– Ce peut être au contraire une source d'avantages et de bienfaits, dit Peyrac gaiement. Les présences féminines ont une excellente influence sur l'esprit des hommes. À vous, mesdames, de nous le prouver.

– Vous ne craignez donc jamais rien ?

– J'aime le risque.

– Mais ne pensez-vous pas que ces hommes privés de femmes n'éprouvent à la longue de la jalousie vis-à-vis de vous que j'ai accompagné, ou de la concupiscence à l'égard d'Elvire, qui est jeune et jolie, et que cela n'entraîne des conflits, des disputes entre eux ?

Elvire commence à se sentir effrayée et troublée à la pensée qu'elle pourrait se trouver en butte à leurs galanteries lorsque nous serons tous enfermés dans ce petit poste pour de longs mois.

– A-t-elle eu à se plaindre de quelques-uns d'entre eux ?

– Je ne crois pas.

– Qu'elle ne redoute donc rien, dites-le-lui de ma part. Mes hommes ont été avertis. La pendaison est le moindre des châtiments qu'ils risquent s'ils se permettent de manquer de respect à une seule des Femmes qui se trouvent ici.

– Vous feriez cela ! s'exclama Angélique en le regardant avec effroi.

– Certes ! Ai-je hésité, sur le navire, à pendre le Maure Abdullah qui avait voulu violer Bertille Bertelot ? Et pourtant c'était pour moi un fidèle serviteur, dont je peux regretter aujourd'hui le dévouement. Mais la discipline passe avant tout. Mes hommes le savent. Ma chère, ici, nous sommes toujours sur un navire. En caravane, nous étions encore sur un navire. Cela veut dire que je reste le seul maître à bord. Avec tous les droits. Celui de vie et de mort sur mes hommes, celui de récompenser ou de punir, et aussi celui d'organiser ma vie à ma guise, et même d'avoir pour épouse la plus belle femme du monde.

Il l'embrassa en riant.

– Ne craignez rien, ma petite mère abbesse !...

Les femmes se font parfois des idées fausses sur la véritable nature de l'homme. Vous avez trop vécu parmi des oisifs vicieux au cœur sec, des impuissants en fait, et qui recherchent dans de perpétuelles aventures sexuelles un remède à leur incapacité, ou bien parmi des brutes qui n'ont rien en tête d'autre que l'appétit de leurs instincts. Les gens de mer sont d'une autre espèce. S'ils ne savaient pas se passer des femmes, ils ne s'embarqueraient pas. Ce qui leur tient lieu de passion, de volupté, c'est l'aventure, le mirage de la fortune, de la découverte, c'est le rêve et la route pour l'atteindre... Pour certains, sachez qu'une tâche aimée peut occuper sens et cœur. La femme n'est qu'un surplus, agréable certes, mais qui ne détermine pas leur existence. Il y a plus pour nous, ici, je vous le répète, ma chère ! N'oubliez pas ce qui nous lie. Nous sommes tous gibier de potence, même les Huguenots condamnés à l'ignominie par les jésuites et le roi de France... Quant aux autres !... Chacun a son secret... En prison aussi on apprend à se passer de femmes. Il arrive que l'amour de la liberté remplace tous les autres amours. C'est une passion beaucoup plus forte, beaucoup plus brûlante qu'on ne croit... Elle occupe l'être entier. Elle l'ennoblit toujours... Angélique l'écoutait parler, émue de ce que cet homme, facilement caustique, l'entretînt si gravement soudain, dans le désir de fortifier son cœur et son esprit devant l'épreuve, et qu'il lui découvrît un autre aspect de la vie qu'elle n'avait jamais envisagé, et qui était le fruit de ses souffrances et de ses méditations.

La nuit les environnait maintenant, dure et claire quoique sans lune. Le ciel avait des luminosités orientales. Il semblait constellé d'étoiles. Si petites là-haut, elles plongeaient dans l'eau frissonnante du lac de tremblants reflets qui ressemblaient à des chapelets de perles. Angélique secoua la tête avec humilité.

– Moi aussi, j'ai été captive, fit-elle, mais il me semble que je n'ai pas du tout appris la patience comme vous dites. Au contraire, je tremble sans cesse... je ne supporte plus la contrainte. Quant à me passer de votre amour...

Joffrey de Peyrac éclata de rire.

– Vous ! Vous êtes différente, ma bien-aimée, de tous ! D'une autre essence. Vous êtes une source vive qui jaillit avec force pour rafraîchir la terre et l'en chanter... Patience, ma source, un jour vous cheminerez par des vallées plus tranquilles, pour les enchanter de votre charme et de votre beauté... Patience, je capterai votre folie, je veillerai jalousement sur elle de peur qu'elle ne s'égare ou ne se perde... Je commence à vous connaître... On ne peut vous laisser seule bien longtemps. Pour ces quelques jours de séparation, à dormir loin de moi, vous voilà déjà à battre la campagne. Mais le toit de l'habitation est achevé, et j'ai pressé les charpentiers de clouer un grand et beau lit pour notre repos à tous deux. Bien tôt, je vous reprendrai dans mes bras. Et tout ira mieux, n'est-ce pas ?...

Le lendemain, ils emménagèrent dans le fort.

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