Chapitre 13

Un crépuscule violâtre et blafard, d'un froid de métal coupant, les accueillit au-dehors. Ils allèrent au hasard en trébuchant sur le sol glacé, s'arrêtèrent au bord du lac, les yeux tournés vers l'horizon à la fois sombre et livide, d'où venait un peu de clarté.

Il leur arrivait cette aventure, extraordinaire pour des hommes de leur âge et de leur trempe, qu'en cette heure dans le soir où sifflait la bise inlassable au ras de la neige ils se sentaient aussi démunis que des orphelins.

Ils étaient en train de comprendre que, s'ils perdaient l'amitié de Mme de Peyrac, la vie leur deviendrait proprement insupportable.

– Nous n'avions pas mérité cela, fit Loménie d'une voix lugubre.

– Non... Mais de sa part à elle, si... Je comprends sa colère. Je me damnerai de m'être fait le porte-parole de ces ragots qui ont blessé cette jeune femme adorable de laquelle nous n'avions reçu que bienfaits.

« Elle a raison, Chambord ! Nous sommes les derniers des saligauds ! Et c'est la faute de ces jésuites. Ils nous ont bourré l'esprit avec leurs sottises ! Nous ne sommes même plus des hommes.

– Ma parole ! dit Loménie avec stupeur. Je vous croyais très dévoué à ces messieurs de la compagnie de Jésus. Presque un des leurs !... Vous et votre femme, n'êtes-vous pas un exemple qui...

– Les jésuites m ont pris ma femme, dit le baron. Je ne savais pas qu'elle m'appartenait. Ils en ont profité pour me la prendre. Autant dire que je n'existe plus. Ils ont fait de moi un eunuque au service de l'Église... État d'excellence – car le mariage, même chrétien, est coupable à leurs yeux. C'est la dame du lac d'Argent qui m'a fait prendre conscience de tout cela. Elle est si belle, si femme... J'aime sa fougue, la chaleur de sa présence... Une femme que l'on peut prendre dans ses bras...

Il toussa car il avait parlé très fort, et l'air glacé lui brûlait les poumons.

– Comprenez-moi, vous, mon ami, car personne ne comprendra quand à Québec j'irai jeter ce pavé dans cette mare de grenouilles. La dame du lac d'Argent n'appartient qu'à Peyrac. Elle est faite pour être prise dans les bras d'un homme... Voilà ce que j'ai dit. Elle est faite pour les bras de cet homme. Et cela est bon ! Et cela est bien ! Voilà ce que je veux dire.

– Mon ami, vous délirez, vous n'êtes plus vous-même.

– Peut-être, ou suis-je en train de le redevenir ? Car ce nous-même, ardent, joyeux, un brin paillard, qui faisons confiance à Dieu et à la vie, nous l'avons laissé bien loin derrière nous, à un tournant de la jeunesse, sous le fatras de contraintes et d'exigences inconciliables avec la vérité. Peyrac, lui, ne s'est jamais renié. Il est resté comme un roc au milieu d'une vie de turpitudes. J'envie Peyrac et pas seulement parce qu'il est l'homme de cette femme. Parce qu'il ne s'est jamais renié, répéta d'Arreboust avec entêtement, dût-il en mourir, à aucune des étapes de son existence. Et celle de la jeunesse est la plus dangereuse à franchir. C'est celle où l'on tombe sous des emprises dont rien ne vient délivrer parce qu'on s'imagine qu'elles sont le fait de notre propre volonté. La soupçonnez-nous encore d'être démone ? demanda-t-il en pointant un index farouche vers Loménie qui claquait des dents de froid.

– Non, je ne l'ai jamais soupçonné. Souvenez-vous qu'à Québec je m'opposais à ces racontars, et tout le monde m accablait, m'accusait d'avoir été envoûté. Vous le premier.

– Oui, c'est vrai, pardonnez-moi ! Maintenant, je comprends. Dieu du ciel ! Je meurs de froid. Rentrons vite ! Et allons présenter nos excuses à cette charmante femme que nous avons si gravement offensée.

Загрузка...