Chapitre 12

« ...Je me trouvais au bord de la mer. Les arbres s'avançaient jusqu'au bord de la plage... Le sable avait un reflet rosé... Sur la gauche étaient bâtis un poste de bois, avec une haute palissade, et un donjon où flottait une bannière... Partout dans la baie, des îles en grand nombre comme des monstres assoupis... Au fond de la plage, sous la falaise, des maisons de bois clair... Dans la baie, deux navires qui se balancent à l'ancre... De l'autre côté de cette plage, à quelque distance, et après qu'on eut dû franchir environ un ou deux miles, il y avait un autre hameau de cabanes avec des rosés autour... J'entendais piailler les mouettes et les cormorans... »

Le cœur d'Angélique se mit à battre de façon désordonnée. Plus tard elle devait se reprocher cette émotion car dès lors elle eût pu remarquer dans la lecture de ce document des détails qui lui auraient permis de réfuter aussitôt l'accusation que l'on portait contre elle. Un jour, ce texte lui reviendrait en mémoire. Et elle comprendrait tout. Mais il serait presque trop tard... Aujourd'hui elle était surtout frappée par ce qui désignait plus sûrement Gouldsboro et elle se sentait envahie d'une colère impuissante.

« ...Tout à coup une femme d'une très grande beauté s'éleva des eaux et je sus que c'était un démon féminin. Elle resta suspendue au-dessus des eaux dans lesquelles son corps se reflétait, et sa vue m'était insupportable car c'était une femme... et je voyais en elle le symbole de ma condition de pécheresse... Tout à coup, du fond de l'horizon, un être, dans lequel je crus d'abord reconnaître un démon, s'avança en un galop rapide et je m'aperçus que c'était une licorne dont la longue pointe étincelait au soleil couchant comme un cristal. La démone la chevaucha et s'élança à travers l'espace.

« Alors je vis l'Acadie, comme une immense plaine que j'aurais contemplée du haut des cieux.

« Je sus que c'était l'Acadie. Aux quatre coins, des démons la tenaient comme une couverture et la secouaient violemment. La démone la parcourut d'un sabot ailé et y mit le feu... Tout le temps que dura cette vision je me souviens que je gardais la sensation qu'il y avait, comme dans le coin du décor, un démon noir et grimaçant qui semblait veiller sur la créature étincelante et démoniaque, et j'avais, par instants, la crainte terrible que ce ne fût Lucifer Lui-même...

« J'étais là et je me désespérais car je voyais que c'était là le désastre pour le cher pays que nous avions pris sous notre protection, lorsque tout parut s'apaiser.

« Une autre femme passa dans le ciel. Je ne saurais dire si c'était la Sainte Vierge ou quelque sainte protectrice de nos communautés. Mais son apparition parut avoir calmé la démone. Elle reculait, effrayée... Et je vis sortir des taillis une sorte de monstre velu qui se jeta sur elle et la déchiqueta et la mit en pièces, tandis qu'un jeune archange à l'épée étincelante s'élevait dans les nuées... »

Angélique replia les feuillets. Elle laissa le temps à sa peur, mêlée d'agacement, de se calmer... Ce n'était là que ramassis d'insanités, élucubrations de nonne cloîtrée visiblement folle. Et il y avait des gens sérieux pour y ajouter crédit !

On sait pourtant que les couvents sont pleins de ces visionnaires !... Pourtant, il y avait en ce récit quelque chose qui lui faisait craindre on ne sait quelle parcelle de vérité. Aussi, au lieu de protester, demeura-t-elle songeuse, tout d'abord.

– S'il est vrai, murmura-t-elle enfin, qu'on a cru reconnaître en les lieux décrits le cadre de Gouldsboro j'admets que l'interprétation des prêtres ait été troublée par l'arrivée de femmes, de chevaux, sur ce rivage... Par ma venue, soit !... Mais comment m'en défendre ? Le symbolisme des images cache tant de réalités diverses, vous le savez. Les coïncidences ne me semblent pas convaincantes. Ainsi votre visionnaire ne précise pas si la démone était brune ou blonde ?,.. Cela semble curieux après la description si précise du paysage.

– En effet. Mais sœur Madeleine nous a précisé elle-même que l'apparition s'était élevée des eaux comme à contre-jour et qu'elle ne pouvait discerner ses traits.

– Voilà qui est bien commode, dit Angélique. Et comment a-t-elle pu prétendre que cette femme était belle, si elle n'a pas vu son visage ?

– Elle parlait surtout de la beauté de son corps Elle a bien insisté là-dessus. Le corps de cette femme lui a paru d'une si surprenante beauté que la sainte fille elle-même en a été frappée, troublée...

– Je veux bien vous croire, mais cela me paraît insuffisant pour qu'on vienne m'honorer de cette incarnation. Personne ne peut prétendre m'avoir vue, nue, sortant des eaux...

Elle s'interrompit net et subitement une grande pâleur envahit ses joues. Le souvenir du petit lac bleu où elle s'était baignée au cours du voyage lui revenait en mémoire. Joint à cet instant où la peur l'avait saisie car elle avait eu l'impression qu'un regard la guettait entre les arbres. C'était donc vrai ! Quelqu'un l'avait vue ! Elle fixa éperdument Loménie et d'Arreboust, et à leurs expressions comprit qu'ils pensaient à la même chose qu'elle !... Ils savaient... quelqu'un l'avait vue et avait parlé...

Elle posa la main sur le poignet de Loménie-Chambord et le lui serra à le briser.

– Qui m'a vue ? Qui m'a vue lorsque je me suis baignée dans le lac ?

Ses yeux fulguraient. Le pauvre chevalier de Malte baissa les siens.

– Je ne puis vous le dire, madame ! Mais il est vrai que vous avez été aperçue, et cela n'a fait qu'ajouter à la crainte qui commençait à se répandre à cause de cette vision.

Angélique ressentait une impression de panique. Elle n'avait donc pas rêvé lorsqu'au bord du lac elle avait ressenti une gêne et une crainte malgré l'endroit désert.

– Qui m'a vue ? répéta-t-elle, les dents serrées.

Il secoua la tête, décidé à ne pas répondre. Elle le lâcha. Qu'importait !... Elle avait cru longtemps que son impression était fausse, ou bien, à cause de la peur, qu'elle avait été guettée par des Iroquois, peut-être par Outtaké lui-même, mais voici donc que c'était par un de ces Canadiens français qui rôdaillaient, soldat, officier ou coureur de bois, dans la forêt ! Et la légende s'était matérialisée. Tout s'enchaînait. Elle avait été aperçue « nue, sortant des eaux... ». Malédiction !

La colère la reprit et son poing s'abattit sur la table.

– Que le Diable vous emporte ! dit-elle, les dents serrées, vous, votre roi, vos religieuses et vos prêtres ! Il n'y a donc pas de pays assez lointains pour s'y trouver à l'abri de ces sottises ? Il faut que vous soyez partout à brouiller les cartes, sous prétexte de sauver des âmes ou de servir le roi. Il faut que vous surgissiez partout pour empêcher les honnêtes gens de vivre en paix !... De se laver en paix !... Cinquante mille lacs ! Il y a cinquante mille lacs dans ce pays, et je ne pourrai pas en choisir un seul pour m'y rafraîchir par une journée de canicule sans que l'un des vôtres se trouve là pour transformer cette baignade en phénomène de l'Apocalypse...

« Parce qu'un malotru se croit, lui aussi, honoré de visions célestes, vous lui emboîtez le pas... Vous vous félicitez de ce qu'il soit averti des dangers qui menacent la Nouvelle-France par la présence d'une femme qui se baigne dans un lac... Et qui m'a guidée, moi, lorsque l'idée m'est venue d'aller vous chercher dans la neige où vous mouriez ?... Si c'est le Diable, mon maître, il faut croire qu'il vous a bien en amitié, car c'est vos vies que j'ai sauvées. Nous vous avons soignés, nous avons partagé avec vous nos derniers vivres, nous avons été obligés de tuer notre dernier cheval...

« Et, non contents de nous avoir flanqué la peste avec vos Hurons, non contents d'avoir accepté nos soins, notre hospitalité, d'avoir partagé nos dernières réserves, d'avoir reçu la promesse d'appui pour l'expédition de M. de La Salle, vous en êtes encore à vous demander si nous ne sommes pas des suppôts de Satan, si je ne suis pas la démone annoncée... Jusqu'à quand resterez-vous des enfants bornés ? lança-t-elle, envahie de mépris et presque de pitié pour eux.

« À cause des maîtres qui vous gouvernent, vous vous êtes montrés, aujourd'hui, lâches, stupides et ingrats... Je ne veux plus vous voir. Sortez !... »

Elle répéta d'un ton plus uni, mais tout aussi glacé.

– Sortez ! Sortez de ma maison !

Les deux gentilshommes se levèrent, tête basse, et se dirigèrent vers la porte.

Загрузка...