Chapitre 14
– Vous avez si peur que je ne vous donne plus à manger ?... interrogea Angélique lorsqu'elle les vit debout derrière elle, dans une attitude contrite.
– « Rejetés dans les ténèbres, parmi les pleurs et les grincements de dents », cita le comte de Loménie, et un froid à fendre les pierres, ajouta-t-il avec un sourire piteux.
Demeurée seule, Angélique s'était calmée peu à peu. D'abord blessée et inquiète, son sens de l'humour reprit le dessus et à la pensée que sa venue en Amérique avait pu jouer un tel tour aux superstitieux Canadiens, en se mélangeant avec leurs visions, elle se surprenait à sourire. L'embarras des plénipotentiaires de l'évêque la vengeait un peu. Le pauvre Loménie était resté sur les charbons ardents. Quant à d'Arreboust, elle n'avait pu définir ce qui le rendait si furieux. L'ennui d'avoir à palabrer avec une supposée servante de Lucifer ou celui de jouer ce rôle d'inquisiteur devant elle. Elle penchait pour ce dernier propos. Chacun avait appris à s'estimer au cours de ces dernières semaines. Aussi, quand elle les vit penauds derrière elle, inclina-t-elle à l'indulgence.
Le chevalier de Malte lui expliquait qu'il comprenait sa pénible émotion, qu'il la priait de l'excuser d'avoir été maladroit. Elle s'était méprise. Loin de leurs pensées, celle de la soupçonner d'accointances avec les légions infernales. Ils voulaient seulement l'avertir d'une situation de fait, d'un danger... Leurs compatriotes s'égaraient. Ils sauraient le leur faire comprendre en retournant à Québec. Angélique leur tendit sa main à baiser et leur pardonna.
– C'est une très grande dame, disait le baron d'Arreboust, Je jurerai qu'elle a été reçue dans tous les salons de Paris et même à la Cour du roi, pour la seule façon qu'elle a de tendre la main.
Au cours de l'entretien mouvementé qu'Angélique avait eu avec les deux gentilshommes, elle n'avait pas remarqué la présence de son mari. Il s'était retiré sans bruit. Il attendit qu'elle lui parlât de l'incident, mais elle se tut. Elle pensait, à la réflexion, que l'affaire ne valait pas la peine d'être commentée. Pas encore ! Plus tard, peut-être, si elle prenait une ampleur susceptible de leur causer un dommage. Elle craignait les réactions de Peyrac lorsqu'elle-même se trouvait en cause. D'autre part, l'explication qu'elle avait eue avec les deux représentants canadiens leur avait gagné des alliés sûrs. Deux influents personnages du Canada avaient été obligés de se prononcer pour elle.
Le père Massérat ne semblait pas hostile. Quant à Cavelier de La Salle, il avait eu son argent. Il se moquait bien qu'il vînt du démon ou de la Providence. Seule la réalisation de ses projets importait. Dur, matériel, tout occupé de ses propres affaires, on se demandait comment ce jeune homme froid et entreprenant avait pu se croire pendant dix années appelé par une vocation religieuse.
Tant qu'Angélique se sentait parmi les siens, au fort, elle n'avait pas peur. La situation était bien différente de celle que Joffrey de Peyrac avait dû affronter lorsqu'on l'avait accusé d'être sorcier et que l'autorité du roi et de l'Inquisition pouvait s'insinuer partout jusque dans son propre palais.
Libre ! Elle commençait à mieux comprendre la réalité de ce mot lorsque son regard errait sur les monts enneigés, vierges, indomptés. Une terre sans prince, non vassale, et qui se moquait bien des droits du roi de France ou du roi d'Angleterre.
Elle était trop immense pour les quelques hommes qui essayaient de se l'approprier. Au fort, Angélique sentait plus profondément encore que le seul maître dont dépendait leur sort, c'était Joffrey de Peyrac et qu'il avait le pouvoir, et qu'il aurait la force, de la défendre envers et contre tous. Il lui promettait qu'au printemps une recrue d'au moins vingt ou trente mercenaires monterait à Wapassou, ce qui leur laisserait en permanence une garnison trois fois plus importante que toutes celles que pouvaient avoir les plus défendus des établissements français. Ces hommes construiraient un fort dont les plans promettaient déjà qu'il serait le plus beau et le mieux conçu de l'Amérique du Nord. Angélique aimait à se pencher avec son mari et ses fils sur ces plans. Elle se préoccupait, elle, du confort de la maisonnée, prévoyait des appartements pour les couples, une salle à manger familiale, et aussi une grande salle attenante à un magasin où les Indiens pourraient pénétrer, cracher et roter à leur aise... Un jardin, un potager, des écuries... En mars, une accalmie du temps parut propice au départ des différents groupes. En attendant, ils risquaient d'être pris dans la neige molle de la fin de l'hiver, parfois plus abondante encore, mais lourde, mouillée, traîtresse.
Nicolas Perrot partait vers le Sud reconduire à la mission de Noridgewook Pacifique Jusserand, dont les yeux ne lui permettaient pas encore de se guider seul. L'Indien qui avait accompagné le « donné » fut délégué auprès de MM. d'Arreboust et de Loménie et du père Massérat pour les accompagner jusqu'à Québec.
Enfin, le groupe qui avait le plus long parcours à franchir car se dirigeant vers l'Ouest, dans la direction du lac Champlain, était celui composé par Cavelier de La Salle, Florimond, Yann Le Couénnec et un jeune Indien de la petite tribu voisine qui avait demandé à être du voyage. Le partage des vivres posa d'épineux problèmes. Viande salée, viande fumée, farine de maïs, eau-de-vie... Si l'on donnait à tous le nécessaire pour plusieurs semaines de voyage, les habitants du fort se retrouveraient presque entièrement démunis. On fit confiance à la Providence qui mettrait du gibier sur leur route.
Le jour du départ, Angélique se tint sur le seuil de la maison avec un gobelet et une cruche d'eau-de-vie en mains. Chacun dut boire le coup de l'étrier, encore qu'on n'eût pas à sauter en selle. Les raquettes étaient sur le dos. La neige, encore élastique et dure, permettrait d'avancer assez longtemps sans les chausser.
Le froid sec demeurait, mais cédait un peu. Pas trop. Les voyageurs auguraient bien de la température. Qu'elle durât six jours et l'on serait hors de danger... Florimond embrassa sa mère sans montrer d'émotion, ni même, dans l'excitation du départ, une joie trop juvénile. Il était calme. Il vérifia une dernière fois avec son père les instruments et les cartes qu'il emportait, échangea quelques mots avec lui. À côté de Cavelier de La Salle et même du Breton, Florimond paraissait le plus âgé. On ne savait pas a quels détails subtils cela se devinait, mais ce que chacun sentait, c'est qu'en cas de difficultés les autres peu à peu prendraient l'habitude de se tourner vers lui. Sang de gentilhomme s'impose. Lorsque Florimond tourna vers le lointain son regard noir, jaugeant la nature avant de l'affronter, puis se mit à marcher en direction du lac, Angélique sentit son cœur se serrer, mais c'était d'admiration et de joie. De satisfaction aussi.
Un nouveau Joffrey de Peyrac s'en allait à travers le monde... Un peu avant ces départs, Octave Malaprade et Elvire, profitant de la présence du père Masserai, s'étaient mariés. Tout d'abord, le jésuite avait refusé tout net d'approuver une union entre un bon catholique et une protestante notoire. Après quoi il fit à Malaprade un petit discours lui rappelant que le mariage est un sacrement que les époux s'administrent l'un à l'autre, que l'intervention d'un ministre du culte n'y est d'aucune obligation, sauf en ce qui concerne l'inscription de son témoignage sur les registres d'une nation. S'il avait bien compris, c'était M. de Peyrac qui représentait ici l'officier de leur nation. Quant à la bénédiction divine, rien n'empêchait des époux qui souhaitaient couronner ainsi leur serment de la recevoir au même titre que les membres d'une assemblée de fidèles lors de leur assistance à un office religieux.
Malaprade avait l'esprit délié. Il dit qu'il avait compris et partit sans insister. Mais, le lendemain matin, le réduit où le père Masserai célébrait sa messe fut étrangement bondé de près de la totalité de la population du fort, en habits propres, et lorsque l'officiant se retourna pour tracer sur l'assemblée le signe de paix, il ne put discerner particulièrement deux humbles silhouettes, côte à côte, et dont la main ce jour-là s'ornait d'un anneau d'or. Ainsi Octave Malaprade et Elvire furent mariés devant Dieu et devant les hommes. On leur aménagea dans le grenier un nouvel appartement.
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Lorsque arrivèrent à Québec les envoyés de M. de Frontenac, que l'on croyait morts, dans les neiges ou assassinés par le comte de Peyrac depuis longtemps, ils furent accueillis comme des ressuscites.
On avait l'impression qu'ils revenaient pour le moins de l'Enfer et on les entourait avec effroi et respect. Le grave baron d'Arreboust jeta aussitôt le trouble par un comportement jovial qu'on ne lui connaissait pas et des déclarations pour le moins stupéfiantes.
– Le mal est fait, dit-il... Je suis amoureux. Je suis amoureux de la dame du lac d'Argent !...
Le comte de Loménie-Chambord, lui, n'avait pas varié dans ses opinions premières. Malgré les révélations de la visionnaire, malgré la mort de Pont-Briand qui bouleversa tout le monde, il continuait à voir dans les étrangers de Wapassou des amis. Il s'enferma une journée au château Saint-Louis avec le gouverneur. Puis il se rendit chez les jésuites dans l'intention d'y faire retraite.
Quand on parlait de la mort de Pont-Briand :
– Il l'a méritée, déclarait le baron.
Il se montrait prolixe sur ses aventures et son séjour chez les « dangereux hérétiques », décrivait chacun des personnages devenus presque légendaires : la haute stature et la science de Peyrac, les mineurs tenant dans leurs mains noires des lingots d'or, et sa beauté à elle !
Alors il devenait intarissable.
– J'en suis amoureux, répétait-il avec une obstination enfantine. Le bruit de ces désordres parvint jusqu'à Montréal, et sa femme, à laquelle le dépit donnait une tournure d'esprit, lui écrivit :
« On me fait des rapports fâcheux sur vous... Moi qui vous aime... »
Il lui répondit :
« Non, vous ne m'aimez pas, madame, et moi je ne vous aime pas non plus... »
Jamais autant de messagers, en cette saison, n'eurent à parcourir, chaussées de raquettes, les cinquante lieues qui séparaient les deux villes. Jamais le mot « amour » n'avait été tant prononcé tant à Québec qu'à Montréal, effleurant au passage Trois-Rivières, qui n'y comprenait rien, et jamais l'on n'avait tant discouru pour définir la signification de ce sentiment essentiel.
M. d'Arreboust reconnaissait lui-même que quelque chose s'était dérangé en lui, mais là où on ne le suivait plus, c'est qu'il n'admettait pas que ce fût dans le mauvais sens. Il se montrait assez glorieux de ses déclarations scandaleuses, faisait rire Frontenac enchanté. Le gouverneur avait souhaité que les négociations nouées avec le comte de Peyrac se maintinssent et le baron et lui se congratulaient dans les hautes salles du château, devant un tronc flambant, sur le charme des belles femmes et les plaisirs et déplaisirs de l'amour, car Frontenac avait laissé en France une femme brillante, volage ou oublieuse, qu'il aimait beaucoup.
Discussions passionnées, rêveries brûlantes, projets grandioses, soutenaient les cœurs, réchauffaient les esprits, et cela aidait les Canadiens en cette fin d'hiver à survivre. Car venaient le temps de la faim, l'usure du froid et jusque dans les villes la lassitude des humains privés de nourriture, épuisés par la lutte contre une température cruelle. On craignait de ne pas durer jusqu'à l'arrivée des premiers navires de France. On savait que, dans les étendues désolées, la mort allait passer comme un blizzard coupant. Les garnisons des forts lointains enterraient leurs scorbutiques. Au sein des peuplades imprévoyantes, le missionnaire rongeait sa ceinture de caribou. Des villages entiers, poussés par la famine, partaient vers on ne sait quel refuge et mouraient sur les pistes blanches. D'autres attendaient la mort, enveloppés dans leurs couvertures de traite, rouges et bleues, près d'un feu languissant... Lorsque, au début d'avril, il neigea de nouveau longuement, une neige lourde et glacée, M. le colonel de Castel-Morgeat, gouverneur militaire, qui était un des ennemis irréductibles des gens de Wapassou, répétait partout dans Québec, avec un sourire sardonique, qu'il n'était plus besoin de discuter des mérites ou des inconvénients de ceux-ci car certainement, maintenant, ils étaient morts, au fond de leurs bois, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs chevaux.