Chapitre 2
À mesure qu'on avançait dans la saison, les Indiens arrivaient de partout pour la traite. Ils entraient sans ambages, jetaient leurs fourrures sur la table, et s'installaient tout de go sur les lits avec leurs calumets et leurs mocassins boueux. Ils réclamaient de l'eau-de-feu et touchaient à tout. C'était le désespoir de Mme Jonas.
La fièvre de la fourrure gagnait les plus indifférents. Peyrac répétait qu'il ne voulait pas de ce commerce et que les bénéfices qu'on en tirerait seraient vite un leurre. Il savait aussi que pour les Français de la Nouvelle-France il y avait deux choses sacrées : la croix et le monopole du castor, et il trouvait inutile de s'attirer l'inimitié du gouvernement de Québec par un commerce dont il n'avait pas besoin. Mais il était difficile de se tenir tout à fait à l'écart de la traite. C'était à la fois la maladie du pays et du printemps. Elle secouait les gens comme une fièvre saisonnière.
Comment résister à la fascination de ces fourrures riches et tièdes, à leur inimitable douceur, à la blancheur immaculée des hermines, au noir profond des loutres, à la suavité grise, mauve ou bleutée des visons ou des renards argentés et surtout à l'or sombre bruni des castors, médaillons parfaits, parfois de dix pouces de large, ou enfin aux peaux d'ours noirs, de loups, de belettes rosés, de skunks rayés...
Des coureurs de bois canadiens apparurent, tel Romain de L'Aubignière, chargés de peaux qu'ils avaient ramassées dans les pays hauts, sur l'autre rive du Saint-Laurent. Ils osaient ce voyage à l'insu de leurs compatriotes pour demander à Peyrac de vendre leurs fourrures dans les villes anglaises ou hollandaises ce qu'ils ne pouvaient faire eux-mêmes sous peine d'être accusés de trahison. Mais ils savaient qu'ils gagneraient le double par cette voie, et qu'on trouvait chez les Anglais, en échange, de la quincaillerie deux fois meilleur marché et de meilleure qualité qu'au Canada. Leur bénéfice serait donc quadruplé s'ils ne vendaient pas à Québec.
Le comte accepta de leur servir d'intermédiaire, à charge de revanche pour eux de l'assister et de lui être amicaux quand l'occasion s'en présenterait.
Après la visite de L'Aubignière, le vieil Eloi Macollet n'y put tenir. Au milieu de toutes ces odeurs de poils et de bêtes, il était comme le vieux cheval de bataille qui entend le son des fifres et des tambours.
Il leva des écorces de bouleaux, cercla, cousit, colla, colmata et, ayant achevé son petit canot, le mit sur la tête et partit à la recherche d'un petit cours d'eau qui le mènerait jusqu'à la rivière Saint-François et, de là, au pays des Outaouais. Angélique et les enfants l'accompagnèrent en cortège aussi loin qu'ils purent et lui firent de grands signes d'adieux tandis qu'il se lançait, tout alerte, parmi les remous d'un torrent.
La jeune Anglaise Rosé Ann maintenant était guérie. C'était une enfant longue, frêle, pâle, que l'exubérance d'Honorine paraissait effrayer. Celle-ci l'appelait d'un air protecteur « la petite » bien que Rosé Ann eût le double de son âge. Elles se réconciliaient autour de la poupée merveilleuse et passaient des heures à préparer pour la princesse d'étranges mixtures que Lancelot engouffrait ensuite.
Angélique remarquait que Cantor avait cessé de provoquer Honorine et parfois se montrait bon pour elle. Il courait la montagne tout le jour, et même la nuit, suivi de la petite boule sombre du glouton. Et son père le laissait faire. Il ramenait de curieux récits de ses promenades nocturnes et promettait à Honorine de l'emmener une nuit observer un couple de loups et leurs petits, au clair de lune.
Il était devenu plus bavard, communiquant plus facilement ses pensées.
– J'aime les loups, disait-il, ils sont sensibles, intelligents. Le chien est féroce. Le loup, pas ; seulement, il se défend. Le chien compte sur l'homme. Le loup, non. Il sait qu'il est seul, qu'il n'a pas d'amis.
Des tipis s'élevaient tout alentour du poste avec leurs fumées nonchalantes et leurs cris d'enfants et de chiens.
Un jour, le superbe Piksarett survint. Il longea le bord du lac, en secouant fièrement la parure de plumes de corbeaux qui ornait son chignon entremêlé de chapelets de perles. Il entra en souriant dans la cour, jetant autour de lui des regards arrogants. Il ne parut pas remarquer l'émotion que sa venue suscitait et marcha droit vers les hommes qui se trouvaient dans la cour, ainsi qu'Elvire et Angélique. L'Indien leva la main en un salut cordial. Puis il tendit vers le charpentier Vignot une poignée de ce qu'ils prirent tout d'abord pour des fourrures et qui ressemblaient surtout à des queues de rats assez malpropres.
– Voulez-vous des scalps de « Yenngli » ?... Des scalps d'Anglais ?...
Elvire porta la main à ses lèvres, eut une nausée et s'enfuit.
– Voulez-vous des scalps de « Yenngli » ? répéta le sauvage. Ils sont entiers ! Je les ai coupés moi-même à Jamestook, sur la tête de ces infâmes coyotes qui ont tué Nôtre-Seigneur Jésus... Hé ! voulez-vous pendre cela à votre porte si vous êtes de bons chrétiens ?...
Et, éclatant de rire devant les visages effarés de ses interlocuteurs, le grand Abénakis pirouetta et s'en alla comme il était venu, plein de morgue et brandissant à bout de bras ses hideux trophées.
Vers le début de juin, le bruit courut que des hommes armés montaient en canots le fleuve Kennebec. On avait été trop tranquilles depuis quelque temps. On en riait parfois lorsqu'on s'imaginait les idées qu'on s'était faites en s'enfermant dans le fort pour l'hiver. On croyait qu'on n'allait voir personne pendant de longs mois. Qui oserait franchir des déserts mortels ? Mais les Français de Canada osent tout. Voilà ce que l'hiver leur avait appris. Des visites, on n'en avait pas manqué ! Et maintenant qu'on avait des forces à revendre et qu'il y avait de la poudre et des balles fabriquées à la mine, eh bien ! on ne demandait pas mieux d'en recevoir encore...
Mais bientôt, à certains détails donnés par les Indiens qui avaient apporté la nouvelle, il apparut qu'il s'agissait des mercenaires recrutés par Curt Ritz, l'homme de confiance que Peyrac avait laissé à cette fin en Nouvelle-Angleterre.
L'excitation changea d'objectif. Nicolas Perrot partit en estafette tandis qu'on hâtait les travaux de construction destinés à abriter ce nouveau contingent. Quelques jours plus tard, le Panis de Nicolas Perrot surgit.
– Ils arrivent !... Ils arrivent !...
On lâcha tout. Les gens de Wapassou et les Indiens couraient le long des rives. Comme ils parvenaient à l'extrémité du troisième lac, le premier homme émergea du trou feuillu où s'engouffrait l'eau de la décharge. Il émergea, cuirassé d'acier, carré, germanique, le poil dur, l'œil clair sous un sourcil broussailleux, image parfaite du mercenaire des champs de bataille de l'Europe posant son pied lourd sur la terre du Nouveau Monde. Ils l'entourèrent et le saluèrent avec émotion. Il répondit en allemand.
D'autres arrivaient à leur tour guidés par Perrot. Ils étaient une trentaine : Anglais, Suédois, Allemands, Français et Suisses.
Joffrey de Peyrac vit tout de suite que Curt Ritz ne se trouvait pas parmi eux, mais le lieutenant et ami fidèle de celui-ci se présenta. C'était un gentilhomme helvétique d'un canton de langue française, nommé Marcel Antine. Il salua le comte de Peyrac et lui remit un pli assez épais dans lequel, disait-il, était expliquée l'absence du commandant de la troupe. Lui-même en avait pris la charge et était heureux d'être arrivé à bon port. Il disait aussi qu'une barque à voiles avait remonté le fleuve avec eux, d'autres suivraient. Déjà du ravitaillement avait été expédié avec les hommes. Chacun portait un tonnelet d'eau-de-vie ou de vin, prévu pour les réjouissances de l'arrivée.
Aux questions que lui posait Peyrac demandant si Ritz était malade, blessé, il répondit évasivement, disant que l'explication était contenue dans cette lettre et que, si monseigneur voulait, il en discuterait plus tard avec lui.
Le comte se rendit à ses raisons. Il était préférable de ne pas troubler la joie de ces premières heures de réunion.
À Wapassou, de longues tables sur des tréteaux attendaient les arrivants. On festoya sous les yeux des Indiens ébaubis. Angélique allait de l'un à l'autre, les servant ou s'asseyant près d'eux pour les interroger et échanger quelques mots avec chacun des nouveaux venus. Son cœur exultait. Un chant de joie vibrait en elle. « Nous avons gagné, nous avons gagné », pensait-elle.
Et, avec les anciens de Wapassou, elle échangeait de longs regards complices, pleins de lumière, et, en passant, on se serrait la main très fort. Elle aurait voulu les embrasser tous, même Clovis, et les remercier en pleurant. Elle se rappelait ce que son mari lui avait dit avant qu'ils s'enfermassent tous dans le fort pour l'hiver. Ce qu'il lui avait fait comprendre en la fixant de son regard sombre et flamboyant : ce qui allait se passer dépendrait de la valeur de chacun.
Et l'hiver s'était écoulé. Et ils étaient tous là. Chacun des habitants de Wapassou avait prouvé sa valeur, même les enfants, même les femmes ! Ils avaient été fidèles à eux-mêmes et à celui qui leur avait posé la gageure de survivre. Et maintenant la victoire était là. Car, trente hommes, c'est la Puissance en ce Nouveau Monde, où la plupart des fortins ne peuvent s'honorer que de la présence de cinq ou six soldats. Quelle nation désormais pourrait prévaloir contre le fort du lac d'Argent ?... Demain les mercenaires se mettront à l'ouvrage, abattront des arbres et les remparts inexpugnables s'élèveront. Ils avaient gagné.
Cette Amérique où ils avaient débarqué, trompeuse car elle paraissait déserte, à tout prendre qu'avait-elle à leur opposer ? Six mille Canadiens au Nord, deux cent mille Anglais au Sud, s'échelonnant le long des rivages et de l'embouchure des grands fleuves, à l'ouest deux cent mille Iroquois pro-anglais, et à peu près autant d'Abénakis, Algonquins, Hurons, à l'est, pro-Français. Peu de chose en vérité car le pays était immense et tout ce monde blanc ou rouge divisé en querelles perpétuelles et débilitantes.
C'est pourquoi soixante personnes résolues étaient une force imbattable car l'esprit dominait tout. Les Canadiens de Nouvelle-France le prouvaient déjà, eux pourtant trente fois moins nombreux, qui réussissaient à terroriser toute l'Amérique septentrionale, jusqu'à New York, et peut-être bientôt jusqu'à la mer de Chine.
Aujourd'hui Joffrey de Peyrac avait gagné sa liberté et son indépendance. Et quand la Tune se leva on recommença à festoyer. Les Indiens avaient reçu leur part et se joignirent au tapage. Au cœur de la nuit, on ripaillait, on buvait encore, et l'on chantait, et l'on dansait au son de la guitare de Cantor et du violon endiablé d'un Irlandais nouveau venu. Et, s'élevant du campement des Indiens, les battements des tambours et des grelots de tortues scandaient les farandoles, les bourrées et les tarentelles que dansait Enrico Enzi en jonglant avec des poignards.
Les trois femmes de Wapassou ne pouvaient se plaindre de manquer de cavaliers. Angélique et Elvire essayèrent, en cette soirée, tous les pas des provinces de France, et Mme Jonas elle-même dut y aller de son rigodon. Les falaises renvoyaient des échos surprenants de rires et de refrains, de musique et d'applaudissements, et la lune voyageait doucement au-dessus des Trois Lacs. Un peu après minuit, Angélique rentra dans le poste. Son mari l'y faisait appeler. Elle le trouva dans leur chambre devant une sorte de sac de cuir ouvragé, apporté avec les bagages de la troupe, et qui, en s'ouvrant, révéla une très belle robe de satin bleu clair, à la collerette de filigrane d'argent. Il l'avait fait venir de Gouldsboro, ainsi que pour lui un costume de velours vert et toutes ses garnitures.
Angélique revêtit la toilette presque avec timidité.
Lorsqu'ils parurent tous deux au seuil du poste sur le promontoire, une immense acclamation s'éleva de la prairie où les hommes et les Indiens étaient rassemblés. Et dans ce cri vibraient la fierté, le contentement, l'exaltation de la réussite et aussi l'amour de bien des cœurs, pour ce couple qui se tenait là, tourné vers leurs compagnons avec un sourire qui les récompensait de tout...
Au clair de lune, la robe d'Angélique semblait d'argent et ses cheveux épandus d'or pâle.
– Mâtin, dit l'un des Français qui avait fait amitié avec Jacques Vignot, tu parles d'une princesse ! Si jamais je m'étais douté que vous aviez ça ici !...
– C'est pas une princesse, fit le charpentier en le regardant avec mépris, c'est une reine !...
Il tourna les yeux vers Angélique qui venait au-devant d'eux, la main posé sur le poing de Joffrey de Peyrac.
– Notre reine ! marmonna-t-il. La reine du lac d'Argent !