Chapitre 8

Bachtiari bey sauta lestement en selle. Sous le harnachement exotique aux larges étriers, la jument Cérès paraissait très à son aise. Elle ne jeta pas un regard sur Angélique, qui venait d'arriver à Suresnes.

Des cavaliers persans, leurs poignards sur la poitrine, leurs sabres au côté, s'avançaient par l'allée aux arbres gris. Ils tenaient tous en main un très long bâton ou « djerid » peint de couleurs vives, et ils s'alignèrent en demi-cercle autour du prince. Celui-ci prit des mains de son page un autre « djerid ». Il se dressa sur ses larges étriers à franges d'or et poussant un cri aigu il entraîna toute la troupe derrière lui au trot. Les cavaliers disparurent derrière les frondaisons du petit parc.

Angélique éprouva l'humiliation d'être plantée là sur le perron de la maison, sans un mot, tandis qu'elle avait fait annoncer sa visite le matin même. Agobian, l'Arménien qui était resté près d'elle, dit :

– Ils vont revenir. Ils se partageront devant vous en deux colonnes parallèles et vous allez assister à notre « djerid boz ». C'est un combat auquel les guerriers de notre pays s'entraînent depuis les temps les plus lointains. Son Excellence a ordonné la cérémonie pour vous faire honneur.

En effet les cavaliers n'étaient pas allés loin. On entendit qu'ils stoppaient hors du village, puis un trot précipité qui se transforma en galop effréné. Ils apparurent sur deux files en hurlant et en brandissant en l'air avec des moulinets leurs lourds bâtons. Certains poussaient l'adresse jusqu'à passer en plein galop sous le ventre de leurs chevaux, et ils se retrouvaient en selle aussitôt sans avoir rien laissé tomber à terre.

– Cette voltige s'appelle chez nous « djiguite » et l'un de nos plus forts djiguites est naturellement Son Excellence. Mais il ne se laisse pas aller à toute sa fantaisie afin de ne pas affoler son nouveau cheval, car cela le rendrait « haram » ou vicié. Aussi il doit lui en coûter de ne pas montrer toute son adresse devant vous, Madame, expliqua l'Arménien.

Arrivés à hauteur du perron, les deux files de « djiguites » s'arrêtèrent net, ce qui fit déraper plusieurs chevaux sur la neige fondante. Les deux rangs s'écartèrent de l'allée et formèrent sur la pelouse deux rangées de combattants qui devaient s'affronter. Sur un signe de Bachtiari, les deux camps foncèrent l'un sur l'autre avec fougue, faisant à nouveau virevolter leur djerid. Enfin ce fut la mêlée. Les cavaliers tenant chacun son bâton sous le bras comme une pique cherchaient à désarçonner l'adversaire ou à lui faire lâcher son arme. Lorsqu'une prise échouait de part et d'autre les deux combattants se séparaient, s'éloignaient et refonçaient l'un sur l'autre pour un nouveau combat singulier. Les cavaliers désarçonnés ou ayant perdu leur djerid quittaient la lice. L'ambassadeur demeura parmi les derniers, malgré l'infériorité de son cheval. Ses adversaires n'y mettaient pas de courtisanerie. Bachtiari bey les dominait sans conteste par la souplesse, la vigueur et l'habileté.

La djerid boz s'acheva assez vite. Le seigneur persan revint vers sa visiteuse, un sourire éclatant sur son brun visage.

– Son Excellence vous fait remarquer que la djerid boz est l'exercice préféré de notre nation depuis les Mèdes. Au temps du roi Darius on se battait ainsi, et il est probable que cette coutume nous est venue de Samarcande, la capitale du Turkestan, où florissait alors une si brillante civilisation.

En public Bachtiari bey affectait toujours d'ignorer le français et passait par son interprète. Angélique ne voulut pas être en reste d'érudition.

– Les chevaliers du Moyen Age français s'affrontaient en tournois semblables.

– Ils en avaient rapporté le goût de leurs croisades en Orient.

« Bientôt ils vont me persuader que c'est à eux que nous devons d'être civilisés », pensa Angélique.

À la réflexion il lui apparut qu'il y avait, en effet, quand même un peu de cela. Elle était assez ignorante mais la fréquentation des Sermons lui avait enseigné pas mal de choses sur l'Antiquité et l'histoire des civilisations. Héritier de l'éblouissant passé assyrien, Bachtiari bey n'avait pas encore réalisé qu'il appartenait à un peuple décadent. Maintenant Angélique connaissait les sujets de conversation qu'exigeait la politesse. Il fallait parler « chevaux ». Son Excellence vanta une fois de plus le mérite de Cérès.

– Il dit qu'il n'a jamais vu un cheval de son pays à la fois aussi docile et aussi fougueux. Le roi de France l'a fort honoré par ce présent. Chez nous un tel cheval pourrait être échangé contre une princesse de sang royal.

Angélique dit que la jument venait d'Espagne.

– Voilà un pays où j'aimerais me rendre, constata l'ambassadeur. Mais il ne regrettait rien car sa mission l'amenait à connaître non seulement le plus puissant souverain de l'Occident, mais aussi les plus belles femmes qu'on réservait à la cour du grand monarque, ce qui n'était que justice.

Angélique profita de ces bonnes dispositions pour lui demander quand le moment serait venu pour lui de se présenter devant ce grand monarque.

Bachtiari bey retomba songeur. Avec un soupir il exposa que cela dépendait d'une part de son astrologue, mais d'autre part du degré de « techrifat », de dignité qu'on voulait bien reconnaître à son ambassade.

Pendant la conversation ils étaient rentrés dans la maison et avaient pénétré dans le salon, transformé à l'orientale. Dès la portière retombée il se remit à parler français.

– Je ne puis me présenter devant un roi qu'avec un cérémonial digne de ce roi et digne du souverain d'Orient qui m envoie.

– N'est-ce pas ce que notre... grand vizir, le marquis de Torcy, vous a proposé ?

– Pas du tout ! explosa le Persan. Il voulait me conduire en carrosse entre des gardes infidèles, comme un prisonnier et puis il prétendait, ce fieffé menteur de laquais de vizir, que je devais me présenter tête nue devant le roi... C'est à la fois insolence et indignité, car on doit se déchausser et rester couvert comme à la mosquée, devant Dieu.

– Nos usages sont inverses. L'on doit se découvrir devant Dieu dans nos églises. Je suppose que si un Français arrive devant votre roi avec des chaussures vous le faites déchausser ?

– C'est vrai. Mais s'il a une escorte d'honneur insuffisante on lui en fournit une... pour faire honneur au visiteur... et pour la dignité du Schah. Votre roi est le souverain le plus grand... Il doit m'honorer en m'accordant une entrée triomphale, digne de son règne à lui, faute de quoi je serais dans la nécessité de m'en retourner sans m'acquitter de ma mission.

Le ton était ferme et chagrin. Angélique osa demander :

– Ne risquez-vous pas la disgrâce pour n'avoir pas accompli votre mission ?

– Je risque ma tête... mais je préfère cela au déshonneur public chez vous.

Elle comprit que la situation était plus grave qu'on ne le pensait.

– Les choses s'arrangeront, dit-elle.

– Je ne sais pas.

– Il faut qu'elles s'arrangent. Ou alors je vous aurais porté la mauvaise chance... le « nehhoucet »...

– Bravo ! applaudit le Persan, égayé.

– Et je commettrais le crime d'avoir fait mentir un saint homme de chez vous, qui assurait que ma rencontre ne vous serait pas nuisible, alors que si l'on vous coupait la tête, preuve serait faite de son manque d'intuition. Ce serait une grande humiliation pour lui. Mon raisonnement est-il faux, Excellence ? Je ne suis qu'une femme et je suis étrangère.

– Vous ne vous trompez pas, je crois, dit sombrement Bachtiari bey, et votre cerveau est même au-dessus de votre beauté. Si ma mission réussit, je sais le présent que je demanderai à votre roi...

Un remue-ménage mêlé au son aigu des fifres se faisait entendre derrière la tenture.

– Voici mes serviteurs qui viennent pour le bain. Après le violent exercice du djerid boz il est bon de procéder à des ablutions.

Deux esclaves noirs portant une grande bassine de cuivre remplie d'eau bouillante entrèrent suivis d'autres domestiques qui portaient des serviettes, des flacons d'eau de senteur et des pâtes odoriférantes.

Bachtiari bey les suivit dans la pièce attenante, qui devait être celle des fameux bains turcs que le sieur Dionis avait fait construire. Angélique y aurait volontiers jeté un coup d'œil mais sa curiosité lui paraissait scabreuse. À certains moments les regards de Bachtiari bey ne la mettaient pas à l'aise, et plus elle pénétrait dans sa mentalité orientale plus son rôle d'ambassadrice lui paraissait risqué et comportant des servitudes, pour ne pas dire des obligations, auxquelles elle n'était pas du tout décidée à consentir. Elle songea vaguement à se retirer. Elle ferait expliquer que l'usage français ne lui permettait pas de demeurer plus de deux heures en tête à tête avec un homme. À moins que le Persan n'entrât en fureur, considérant son départ comme un nouvel affront ce qui, évidemment, envenimerait encore les affaires qu'elle devait rétablir. Au mouvement qu'elle avait ébauché pour se lever, le petit page s'empressa. Il devait être chargé de la distraire. Il approcha le lourd plateau de friandises, courut chercher d'autres coussins pour placer dans son dos et sous ses bras. Il prit une petite cassolette remplie de charbons ardents, y jeta une pincée de poudre et, agenouillé, tendit l'encensoir vers elle pour lui faire respirer la fumée bleue et odorante.

Décidément il fallait partir. Cette chambre où stagnaient de lourds parfums inusités, ce prince qui allait revenir avec ses prunelles sombres, sa grâce voilée d'humeur, sa dignité qui cachait d'imprévisibles colères avaient beaucoup trop de séduction. Le petit page s'agita. Il ouvrit les couvercles des coupes en vermeil, déboucha les flacons de porcelaine bleue, et dans un gazouillis d'oiseau encouragea la visiteuse à se servir. En désespoir de cause il lui porta aux lèvres une petite tasse d'argent contenant une liqueur verte et dorée. Elle but et trouva que cela ressemblait à l'angélique poitevine. La diversité des confitures l'amusait. Il y en avait de toutes les couleurs, alternant avec des pyramides de pâtes transparentes vertes et rosés, et de nougats à la pistache. Angélique goûta à tout du bout des dents, rejetant ce qui lui paraissait trop écœurant, réclamant les sorbets aux fruits qu'une sorte de glacière conservait au frais. Elle voulut fumer avec le narguilé, mais lorsque le petit page comprit son désir il s'y opposa en roulant des yeux pleins d'effroi. Puis il éclata d'un rire aigu, plié en deux. Angélique l'imita, trouvant délicieux de n'avoir rien d'autre à faire que de se prélasser ainsi en jouant, parmi tant d'opulences. Elle en était encore à rire aux larmes tout en se pourléchant le bout des doigts poissés par de la confiture de rosés, lorsque Bachtiari bey reparut sur le seuil. Il parut enchanté.

– Vous êtes ravissante... Vous me rappelez une de mes favorites. Elle était gourmande comme une chatte.

Il prit dans une coupe un fruit et le jeta au petit page en criant un ordre. L'enfant, toujours riant, attrapa la récompense au vol et en deux bonds s'élança hors de la pièce.

« Ce petit roi mage m'a fait boire quelque chose de diablement fort », se dit Angélique. La sensation qu'elle éprouvait ne ressemblait pas à l'ivresse, mais à une vague chaleureuse comme le bonheur, et qui mettait la sensibilité à fleur de peau.

Le nouvel aspect de Bachtiari ne lui échappait pas. Il n'était vêtu que de braies de satin blanc serrées aux mollets et gonflant vers le haut, retenues par une ceinture piquetée de pierreries.

Son buste nu et lisse, oint de pâtes parfumées, révélait une anatomie parfaite, vigoureuse comme celle d'un félin. Il n'avait plus de turban. Ses cheveux noirs, brillants d'huile, étaient rejetés en arrière et retombaient jusqu'à la naissance des épaules. D'un geste vif il se débarrassa de ses sandales brodées, et s'étendit sur les coussins. Tout en portant d'une main nonchalante sa pipe à ses lèvres il fixait Angélique du regard.

Celle-ci aurait eu mauvaise grâce à ne pas comprendre que les discussions de protocole n'étaient plus de mise. De quoi parler alors ?

Elle mourait d'envie de s'étendre aussi sur les coussins. La raideur de son corset l'en empêcha et l'armature barbare qui lui comprimait la taille et l'obligeait à se tenir droite lui apparut à cet instant comme le symbole d'une éducation prudente et qui accordait aux pécheresses le bénéfice de la réflexion. D'un autre côté, il lui semblait impossible de se lever et de s'en aller sans explication. Elle n'en avait aucune envie. Aucune envie, vraiment ! Mais elle resterait assise. Grâce à son corset. Le corset était une belle invention ! Il avait dû être inventé par la Compagnie du Saint-Sacrement. À cette idée, Angélique se remit à rire aux éclats, se balançant d'avant en arrière tant elle trouvait cela drôle. Le Persan était visiblement ravi de sa gaieté.

– Je pensais à vos favorites, dit Angélique. Décrivez-moi leur costume ; portent-elles des robes comme en Occident ?

– Chez elles ou avec leur maître et seigneur elles s'habillent d'un léger « sarouah » bouffant et d'une courte tunique sans manches. Pour sortir elles mettent de plus un « tchardé » noir et opaque avec juste une grille de gaze pour voir.

« Mais tout à fait dans l'intimité elles ne portent qu'un châle léger comme une toile d'araignée et fait de poil fin de chèvres du Béloutchistan. Angélique avait recommencé à tremper son doigt dans la confiture de rosés.

– Quelle vie étrange ! Que peuvent-elles penser, toutes ces femmes enfermées ? Et la favorite... celle qui était gourmande comme une chatte, qu'a-t-elle dit de votre départ ?

– Nos femmes n'ont rien à dire... rien... pour ces choses. Mais la favorite ne pouvait rien dire pour une autre raison. Elle est morte...

– Oh ! quel dommage ! fit Angélique, qui se mit à chantonner tout en grignotant un morceau de loukoum.

– Elle est morte sous le fouet, dit lentement Bachtiari bey. Elle avait un amant parmi les gardes du palais.

– Oh ! fit-elle encore.

Elle reposa délicatement la friandise et regarda le prince avec des yeux arrondis d'effroi.

– C'est ainsi que cela se passe ? Racontez-moi. Quels autres châtiments infligez-vous à vos femmes infidèles ?

– On les attache dos à dos avec leur amant et on les expose ainsi liés au sommet de la plus haute tour de guet du palais. Les « lachehors » ou vautours commencent à leur manger les yeux et ça dure longtemps. Il m'est arrivé d'être plus clément : j'en ai tué deux de ma main, en leur transperçant la gorge avec mon poignard. Celles-ci n'avaient pas été infidèles mais elles se refusaient à moi par caprice.

– Bienheureuses sont-elles, fit sentencieusement Angélique. Vous les avez débarrassées de votre présence et leur avez donné le paradis.

Bachtiari bey tressaillit et se mit à rire.

– Petite Firouzé... Petite turquoise... Tout ce qui franchit vos lèvres est surprenant et vif comme la fleur du perce-neige du désert au pied du Caucase. Ne m'apprendrez-vous pas la difficile leçon... pour aimer les femmes d'Occident... L'homme doit parler beaucoup avez-vous dit... Parler et chanter sa bien-aimée... Mais ensuite ? Quand vient l'heure du silence ? Quand vient l'heure des soupirs ?...

– Quand il plaît à la femme !

Le Persan bondit, le visage crispé de colère.

– C'est faux ! dit-il durement. Une pareille humiliation ne peut être infligée à un homme... Les Français sont de vaillants guerriers...

– Au combat de l'amour ils doivent s'incliner.

– C'est faux, répéta-t-il. Quand une femme reçoit son maître elle doit aussitôt se dévêtir, se parfumer et s'offrir à lui.

D'un élan souple il fut près d'elle et elle se retrouva étendue dans les coussins moelleux qui épousaient la forme de son corps et l'environnaient de leurs senteurs pénétrantes. Le sourire cruel de Bachtiari bey se penchait vers elle, tandis qu'il la maintenait. Angélique posa les deux mains sur ses épaules pour le repousser. Le contact de cette chair dorée la fit trembler.

– L'heure n'est pas venue, dit-elle.

– Prenez garde. Pour une bien moindre insolence une femme mérite la mort.

– Vous n'avez pas le droit de me tuer. J'appartiens au roi de France.

– Le Roi vous a envoyée pour mon contentement.

– Non ! Pour vous honorer et pour vous mieux connaître, car il fait confiance à mon jugement. Mais si vous me tuez il vous chassera ignominieusement de son royaume.

– Je me plaindrai que vous vous êtes conduite en courtisane indocile.

– Le roi n'acceptera pas l'excuse.

– Il vous a envoyée pour moi.

– Non, vous dis-je. Ce domaine ne dépend pas de lui.

– De qui donc alors ?

Elle lui planta dans les yeux son regard d'émeraude.

– De moi seule !

Le prince relâcha légèrement son étreinte et la considéra d'un air perplexe. Angélique était incapable de se redresser. Ses coussins étaient trop mous. Elle se mit à rire. Elle ne voyait pas trouble, mais au contraire tout lui semblait lumineux et buriné comme si la pièce avait été envahie de soleil.

– Il y a un monde, murmura-t-elle, entre ce qui se passe quand une femme dit oui et quand une femme dit non... Quand elle dit oui c'est une grande victoire et les hommes de ma race aiment combattre pour la gagner.

– Je comprends, dit le prince après un moment de méditation.

– Alors, aidez-moi à me relever, fit-elle en lui tendant nonchalamment la main.

Il obéit. Elle pensa qu'il ressemblait à un grand fauve dompté. Son regard brillant ne la quittait pas. Sa force demeurait aux aguets, prête à bondir au moindre signe de faiblesse.

– Quelles qualités doit présenter un homme pour qu'une femme dise oui ?

« Qu'il soit sauvage et beau comme vous », faillit-elle répondre, hantée par sa présence. Combien de temps réussirait-elle à jouer ce jeu dangereux ? Son corps était agité de frissons réguliers qui lui hérissaient la chair comme une fièvre, mais ce n'était pas un malaise, plutôt une sorte d'exaspération amoureuse que seule une folle étreinte, à la fois raffinée et sauvage, pourrait apaiser. Elle avait conscience de ce qu'avaient de désirable son sourire, ses lèvres mouillées et ses yeux un peu vagues et elle jouissait d'être ainsi réclamée, tout en se demandant combien de temps elle allait se maintenir sur la corde raide et de quel côté elle allait tomber : celui du oui, ou celui du non ?

Bachtiari bey remplit lui-même une petite tasse d'argent et la lui tendit. Angélique posa la fraîcheur du métal sur ses lèvres. Elle reconnaissait la liqueur verte.

– C'est le secret de chaque femme, dit-elle, que de savoir pourquoi un homme lui plaît. L'un c'est parce qu'il est brun, l'autre parce qu'il est blond.

Elle tendit le bras, désinvolte, et laissa couler la liqueur en un mince filet vert sur le magnifique tapis persan.

– Chaitoum7, murmura le prince entre ses dents.

– ...L'un c'est parce qu'il est doux et l'autre parce qu'il peut tuer avec son poignard dans un geste de colère...

Elle avait enfin réussi à se lever. Elle assura Son Excellence qu'elle était débordante de joie de sa visite et qu'elle tâcherait de faire entendre au roi l'essentiel de ses doléances, qui lui semblaient raisonnables et justifiées. Bachtiari bey dit, avec un éclair de menace au fond des yeux, qu'il était d'usage dans son pays de sceller l'amitié en demeurant son invitée « d'autant plus longtemps que l'amitié était plus profonde ».

Angélique secoua la tête. Une boucle de ses cheveux blonds lui balayait le front et ses yeux pétillaient comme du Champagne. Son Excellence avait raison, mais elle devait se conformer à ce même précepte, à savoir qu'ayant beaucoup d'obligation et d'amitié pour son propre roi elle devait se rendre auprès de lui pour y rester le plus longtemps possible.

– « Schac »8 ! jeta-t-il d'un air maussade.

Une voix psalmodiante s'éleva au-dehors, perçant la défense des épaisses tentures.

– N'est-il pas l'heure de votre prière du soir ? s'exclama Angélique. Pour rien au monde je ne voudrais qu'une femme étrangère vous fasse manquer à vos devoirs. Que dirait le mellah !

– Chaitoum ! répéta l'ambassadeur.

Angélique tapotait ses jupes, corrigeait sa coiffure, reprenait son éventail.

– Je vais défendre à Versailles votre point de vue et essayer d'aplanir les difficultés de protocole. Mais puis-je emporter votre promesse, Excellence, que vous protégerez les vingt couvents catholiques installés en Perse ?

– C'était déjà mon intention pour le traité futur... Votre religion et vos prêtres ne se sentiront-ils pas abaissés de devoir leur... salut à l'intervention d'une femme ?

– Votre Excellence, dans son orgueil, est-elle venue au monde sans passer par le sein d'une femme ?

Le Persan demeura sans paroles et prit le parti de sourire, sans dissimuler son admiration.

– Vous seriez digne d'être sultane-bachi.

– Qu'est-ce donc ?

– C'est le titre qu'on donne à celle qui est née pour dominer les rois. Il n'y en a qu'une par sérail. On ne l'a point choisie. Elle s'est imposée parce qu'elle avait les qualités qui enchaînent l'âme et le corps du prince. Il ne fait rien sans la consulter. Elle gouverne les autres femmes et seul son fils sera l'héritier.

Il l'accompagna jusqu'à la portière de soie.

– La première qualité de la sultane-bachi est qu'elle ne connaisse pas la peur. La seconde, qu'elle sache la valeur de ce qu'elle donne.

D'un geste prompt il fit glisser toutes ses bagues et en combla ses deux mains.

– Voici pour toi... Tu es la plus précieuse... Tu mérites d'être parée comme une idole.

Angélique eut un éblouissement devant les rubis, les émeraudes et les diamants sertis d'or fin. D'un mouvement aussi prompt elle les rendit à leur propriétaire.

– Impossible !

– Tu ajoutes un affront de plus à tous ceux que tu m'as infligés ?

– Dans mon pays quand une femme dit non, elle dit non aussi aux présents.

Bachtiari bey poussa un long soupir, mais ne chercha pas à la dissuader. Sous le sourire d'Angélique il remit une à une ses bagues à ses doigts.

– Voyez, dit-elle en étendant la main, je garde celle-ci car vous me l'avez donnée en signe d'alliance. Sa couleur n'a point changé.

– Madame la Turquoise, quand vous reverrai-je ?

– À Versailles, Excellence, répondit-elle gaiement.

Au-dehors, tout lui parut horrible et morne. La route fangeuse, le ciel bas sur l'horizon neigeux. Il faisait froid. Elle avait oublié l'hiver et qu'elle se trouvait en France. Et qu'il lui fallait retourner à Versailles pour rendre compte de sa mission, parader, écouter les ragots sans fin, avoir faim, avoir froid, avoir mal aux pieds, aux jambes, et perdre son argent au jeu. Elle mordit violemment son mouchoir, et fut sur le point de fondre en larmes.

– J'étais bien, tout à l'heure, dans les coussins. Oui. J'aurais voulu... cela. Oublier, me livrer à l'amour sans contrainte et sans pensée. Oh ! Pourquoi ai-je une tête ? Pourquoi ne pas être comme un animal qui ne se pose aucune question...

Elle en voulait violemment au roi. Tout au long de sa visite elle n'avait pu se défendre du sentiment que le roi se servait d'elle comme d'une aventurière dont le corps avait un rôle à jouer dans ses tractations diplomatiques. Richelieu, au siècle dernier, avait excellé à se servir de ces conspiratrices intelligentes, fougueuses et belles, possédées du démon de l'intrigue et qui adoraient s'agiter, se compromettre et... se prostituer pour de grands desseins dont le but leur échappait quelquefois. Mme de Chevreuse, l'ancienne amie d'Anne d'Autriche, qu'Angélique avait rencontrée à la Cour, en était le type survivant. À l'affût d'un rôle à jouer, ses beaux yeux guettant sous ses paupières maintenant fripées l'amorce d'un complot, affectant des airs mystérieux à la moindre nouvelle, elle inspirait à la jeune Cour insolente une pitié mêlée d'amusement. Angélique se vit dans un jour prochain en frondeuse sur le retour que personne n'écoute plus, coiffée d'un de ces grands feutres militaires garnis de plumes d'autruche et qui étaient si démodés.

Elle faillit pleurer de pitié sur elle-même. Voilà ce que le roi voulait faire d'elle !

Maintenant qu'il avait « sa » Montespan, peu lui importait qu'Angélique portât n'importe où et à n'importe qui ses faveurs. Il fallait qu'elle « serve » la cause royale ! Un point c'est tout. Les nerfs tendus à craquer, Angélique se fit conduire chez Savary afin de lui demander un médicament qui lui permettrait de dormir la nuit sans sombrer dans les rêves voluptueux de Schéhérazade.

L'apothicaire, armé d'un petit pinceau, écrivait des noms latins sur ses grands bocaux de bois, dans lesquels il rangeait ses herbes et ses poudres. Il les avait tous repeints de couleurs vives pour tromper son impatience. Il ne pensait qu'à la « moumie ». Il s'élança dans le fol espoir qu'Angélique lui apportait le précieux flacon.

– Attendez au moins que l'ambassadeur en ait fait présent à Sa Majesté ! Et je ne peux vous garantir qu'ensuite je pourrai y avoir accès...

– Vous pourrez. Vous pouvez tout ! N'oubliez pas, pour la réception, du faste ! Du faste ! Et beaucoup de fleurs.

– Nous sommes en hiver.

– Qu'importe ! Il faut des fleurs. En particulier des géraniums et des pétunias. Ce sont les fleurs préférées des Persans.

Dans son carrosse elle se rappela qu'elle avait oublié de lui demander un médicament pour ses nerfs.

Elle avait oublié aussi de parler du traité de la soie à Bachtiari bey. Décidément, elle ne ferait jamais une bonne ambassadrice.

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