Chapitre 19

Le dimanche suivant, après la messe, le roi s'en fut toucher les écrouelles. Le cortège étant sorti de la chapelle traversa le Salon de Diane, la grande galerie, le Salon de la Paix et gagna les jardins.

Les malades attendaient au pied de l'escalier de l'Orangerie, assistés des médecins en longue robe et de quelques aumôniers.

Angélique suivait avec les dames. Par bonheur Mme de Montespan était absente. La reine aussi. Mlle de La Vallière vint se placer près d'elle et lui dit son plaisir de la revoir. La pauvre fille redonnait sa confiance à l'heure où tout annonçait qu'elle n'était plus méritée. Nul n'avait pu se tromper sur le sourire et le regard que le roi avait dédiés à Mme du Plessis-Bellière. La Cour entière avait compris que la disgrâce d'hier s'effaçait devant le triomphe d'aujourd'hui...

Le bleu de la robe d'Angélique était semblable à celui du ciel, un peu verdelet comme on le voit au printemps, en Ile-de-France. Ses joues avaient l'éclat doré du renouveau. Femme touchée par l'amour du Soleil, choisie, distinguée par un dieu, femme environnée de haine, d'envie et de jalousie, elle avait paru à tous étrangement belle et presque intimidante. On hésitait à l'aborder.

Le roi descendit lentement l'escalier de marbre, précédant la foule des seigneurs et des dames.

Le château derrière eux dressait sa façade étincelante. À droite, en contrebas, sur le terre-plein de l'Orangerie on voyait frissonner des palmiers, dont les gerbes vertes exotiques alternaient avec les caissons d'argent des orangers, tous ces beaux arbustes disposés au soleil, près de bassins transparents, dans un enchantement d'oasis. Les pauvres scrofuleux étaient sur la gauche, près des grilles d'or. Le soleil ne pouvait pas réchauffer leur peau grise et sèche, et ne rendait que plus hideuses leurs plaies offertes et leurs casaques ternes. Quand le roi fut tout proche ils tombèrent à genoux, les yeux pleins de joie. Le roi ôta le gant de sa main droite et le tendit à son grand chambellan. Il s'approcha du premier malade, un jeune homme appuyé sur deux béquilles dont le médecin maintenait la tête. Il décrivit une croix sur le visage, allant du front au menton et d'une oreille à l'autre, et dit : – Le roi te touche, Dieu te guérit.

Il y avait un grand nombre de malades ce jour-là. Les courtisans tirèrent leur mouchoir de dentelles pour s'éventer et dissiper les miasmes et l'odeur putride. Ils prisaient fort peu cette cérémonie. Le roi, par contre, s'y adonnait avec soin et bienveillance. À ses côtés, son médecin, verbeux, l'entretenait des symptômes et des causes de la maladie, due, pensait-il, à l'air empuanti, aux aliments malsains et aussi à la pleine lune, les blessures qu'on se fait pendant cette période prenant un cours malin.

Le roi ne dédaignait pas de poser des questions, de s'informer des conditions de vie du patient et de son nom. À ceux qui venaient de loin il faisait remettre une petite somme par l'aumônier.

Angélique reconnut sa pauvresse tenant son enfant. Elle vit aussi Pain-Sec et quelques autres habitués de l'hôtel du Beautreillis. Elle leur sourit. Le prêtre qui les accompagnait ayant dit que c'étaient là des pauvres recommandés par Mme du Plessis-Bellière, le roi prescrivit aussitôt qu'on leur donnât le double de la somme habituelle et qu'on leur fît cadeau de vêtements neufs. Les protégés d'Angélique entonnèrent un concert de remerciements. La mère voulut baiser le bas de sa robe bleue.

– Voyez, notre dame, mon petit a déjà plus belle mine. Je suis sûre qu'il va guérir. Le roi l'a touché, mon petit. Le roi l'a touché...

Le vieux Pain-Sec, de ses yeux chassieux de coquillard qui avaient vu, au coin des églises et sur le bord des chemins, se nouer et se dénouer bien des destins, regardait la noble dame dans ses atours fabuleux, et du fond de son cerveau embrumé y superposait une autre image, un nom : « Marquise des Anges. »

C'était loin, ce temps où on l'appelait ainsi. Il confondait un peu, il ne se rappelait plus très bien. C'était une autre femme, sans doute. Elle avait les pieds nus et un couteau à sa ceinture. À sa ceinture maintenant elle portait des bijoux, une petite montre en or et des clefs de vermeil. Ainsi va la vie, où l'on marchera toujours béquillant et cherchant sa pitance, jusqu'au jour où le paradis s'ouvrira avec une clé de vermeil et où Dieu vous posera sur la tête une couronne de prince.

Au bout de plusieurs heures deux pages présentèrent une aiguière d'or ; le roi s'arrêta pour se laver les mains. La cérémonie était terminée. Elle avait duré tout le matin. Les pauvres s'en allèrent en clopinant qui vers son taudis des faubourgs, qui vers sa masure des champs, devisant des merveilles entrevues et ayant fait provision d'espoir. Le roi décida d'aller visiter ses jardins fruitiers. L'idée parut excellente. Les senteurs délicates des espaliers fleuris dissiperaient les pénibles relents de la triste humanité. Le roi discuta minutieusement de chaque bourgeon avec les maîtres jardiniers. M. Le Nôtre prenait part à la promenade. Angélique aimait ce grand artiste des jardins qui, comme ceux qui se courbent vers le sol, demeurait indifférent aux vanités. Elle entendit le roi, qui voulait l'anoblir, lui demander ce qu'il désirait comme armoiries et Le Nôtre répondre en riant :

– Il me suffira, Sire, de trois limaçons sommés d'un trognon de chou.

Mais, des hommes des champs, il avait aussi l'obstination enveloppante. Le potager et le verger ne dépendaient qu'indirectement de sa juridiction. Son domaine, c'était le parc. Il insista pour que le roi vînt donner son avis sur une allée où l'on avait planté quatre rangs de tilleuls et où il fallait disposer des thermes de marbre blanc. Ensuite toute la compagnie se retrouva sur les bords du Grand Canal. Le roi donna toute son attention à la ravissante flottille de plaisance où il voulait retrouver en miniature les plus curieux bateaux alors en usage. Des modèles provençaux et flamands voisinaient avec des chaloupes biscayennes. Un village pour les matelots et les charpentiers chargés de les remonter et de les conduire s'édifiait non loin de là.

Enfin le bruit circula que des rafraîchissements et une collation attendaient la Cour dans le bosquet du Marais. Chacun obliqua vers l'allée Royale. Angélique vit venir Mme de Montespan, sous un parasol de taffetas rose et bleu garni de dentelle d'or et d'argent, et que soutenait derrière elle son négrillon. Elle était fort souriante. Avec entrain elle convia tout le monde à la suivre. Le Bosquet du Marais était son préféré. C'était elle qui en avait inventé les détails et guidé l'architecte. Tous les petits chiens de la reine déboulaient l'escalier de Latone avec des jappements aigus. Derrière venaient les nains, tristes et laids. Puis la reine, triste et laide aussi. Elle était furieuse de n'avoir pas un parasol comme celui de Mme de Montespan, par ce soleil brûlant. Le bosquet du Marais, au creux des arbres printaniers, offrait une pénombre reposante. Au centre se dressait un arbre de bronze dont les feuilles de métal laissaient retomber une ample courbe de jets d'eau. Tout autour l'eau s'élançait de bouquets de roseaux d'argent, au milieu desquels reposaient quatre cygnes d'or.

Dans l'épaisseur des charmilles étaient disposées deux grandes tables rondes de marbre blanc, portant chacune en son centre une corbeille de bronze doré remplie de tulipes, d'œillets et de jasmin. Des buffets aux gradins de marbre rouge et blanc complétaient l'ensemble, garnis en ce moment de coupes, de verres et de hanaps contenant des sorbets, des fruits, des vins et des boissons glacées. On prit place autour des tables, et ceux qui souhaitaient plus de calme gagnèrent les banquettes de gazon dissimulées dans les frondaisons. Angélique s'y trouva assise avec Mlle de Brienne, qui l'assommait de son bavardage. De la place où elle se trouvait elle voyait, comme au spectacle, la Cour réunie dans le cirque de verdure. Ces bosquets, destinés aux plaisirs d'une société qui ne cessait de se donner en représentation à elle-même, savaient s'ordonner pour la mise en scène d'un ballet fabuleux et bien réglé. Des violons et des hautbois s'accordèrent dans les frondaisons et la musique doucement accompagna les libations et les rires. Le soleil filtrant à travers les branches posait des taches de lumière sur les toilettes luxueuses.

Elle chercha des yeux le roi. IL causait avec le marquis de La Vallière. C'était un de ses talents de savoir sourire, quand les circonstances l'imposaient, à ceux qu'il détestait le plus. Mlle de La Vallière n'était pas encore répudiée. Il ménageait le petit marquis, dont les voleries aux armées venaient de faire scandale.

– Où est Lauzun ? s'étonna Angélique. Je ne l'ai pas encore aperçu.

– Comment, vous ne savez pas ? Mais il est en prison. Il a dépassé les bornes avec le roi et Mme de Montespan. Je ne sais plus à quel propos de charge qu'on lui refusait et pour laquelle elle avait promis d'intercéder, il lui a dit de grosses injures, il lui a marché sur le pied, il est allé trouver le roi et il a brisé son épée en disant qu'il ne voulait plus le servir.

– Moralité : un nouveau séjour à la Bastille.

– Cette fois c'est plus grave. On murmure qu'il va être envoyé dans une forteresse du Piémont, à Pignerol. Il y sera en bonne compagnie. Avec ce fameux intendant, vous savez... comment s'appelait-il donc ?

– Fouquet, dit M. de Louvois qui mangeait une tartelette accoudé près d'elles. Oui... c'est bien vieux tout cela. On commence à l'oublier et cependant l'écureuil est toujours vivant dans sa cage.

Angélique éprouvait un malaise chaque fois que ce nom de Fouquet revenait à ses oreilles. Elle n'avait jamais vu cet homme, et pourtant il régnait comme un mauvais génie sur la catastrophe de sa vie. C'était loin, mais c'était ineffaçable. La vision grise du vieux Pain-Sec marmottant dans sa barbe en broussaille la hantait.

– Marquise des Anges.

Ainsi l'appelait-on à la tour de Nesle.

– Marquise des Anges ! ricanait Barcarole, le nain de la reine, en agitant ses grelots.

Il avait sauté sur une des tables de marbre et s'était mis à danser parmi les plats. Cela faisait rire la reine et ses dames.

Mlle de Brienne s'écarta discrètement. M. de Louvois, en bon courtisan, fit de même. Ils avaient vu le roi se diriger vers la place où se tenait Angélique. Louis XIV s'assit à ses côtés, mais elle ne s'en aperçut pas. La tête renversée en arrière, elle avait clos les paupières. Elle revoyait les pauvres scrofuleux agenouillés dans la lumière du matin, leur peau couleur de mastic à jamais frileuse, leurs vêtements couleur de misère. Elle aussi avait été une femme serrant, dans l'indifférence générale, un enfant à demi mort contre son sein. Des pleurs mouillèrent ses cils. Le roi tressaillit.

– Belle, pourquoi ces larmes ?

Elle secoua la tête doucement, reprit conscience du lieu où elle se trouvait. Observés par tous, bien qu'à l'écart, ils ne pouvaient se permettre d'autres gestes que ceux de la conversation mondaine. Du coin de son petit mouchoir de dentelle elle toucha ses yeux.

– Je songeais aux pauvres, Sire. Quelle est leur place dans le Royaume ?

– Étrange question ! Que voulez-vous dire ?

– Votre Majesté un jour ne m'a-t-elle pas exposé que chacun autour d'elle contribuait au soutien de la monarchie ?

– Certes. Et la chose se présente bien ainsi. Le laboureur fournit par son travail la nourriture à ce grand corps. L'artisan donne les objets qui servent à la commodité du public, tandis que les marchands assemblent les produits différents pour les fournir à chaque particulier au moment qu'il en a besoin. Les financiers recueillent les deniers publics qui servent à la subsistance de l'État. Les juges, en faisant l'application des lois, entretiennent la sûreté parmi les hommes. Les ecclésiastiques, en instruisant les peuples de la religion, attirent la bénédiction du ciel.

– Et les pauvres, Sire ? Les pauvres si nombreux... si nombreux...

La vision la reprenait, éteignait les lumières du décor enchanteur, effaçait l'écho de la pastorale dans les halliers. Elle pensait.

« ...Moi, j'ai été drainée dans le flot purulent. J'ai traversé le fleuve d'Enfer et, par je ne sais quel miracle, ayant abordé au rivage des splendeurs terrestres, je me souviens.

« Les pauvres qui ne savent où aller ni que faire, les pauvres que créent les guerres, et que les exactions et les injustices multiplient, c'est là mon secret, c'est là le sceau mystérieux que je porte au front, sous mes bijoux.

« Pourrai-je jamais oublier le rire énorme des gueux dans les profondeurs de Paris, ce rire plus redoutable que des sanglots ou des plaintes, et qui attirera le feu du Ciel... Elle rouvrit les yeux et vit le regard du roi fixé sur elle intensément.

– Votre visage ! murmura-t-il. Il n'y a pas un visage de femme comme le vôtre.

Il ne bougeait pas, attentif à ne pas se trahir aux yeux incisifs de la Cour. Sa voix mesurée n'en était que plus émouvante.

– D'où venez-vous ?... Vers quel but marchez-vous, Madame ? Que de choses inscrites sur votre visage ! Toute la beauté... toute la douleur du monde !

Les nains de la reine menaient grand tapage. Barcarole les avait entraînés dans une sarabande grotesque, parmi les courtisans, plus ou moins ravis de cette mascarade. Leurs cris discordants et leurs ricanements couvraient le chant des violons. Le roi regardait Angélique, comme fasciné.

– Vous contempler est parfois un bonheur, parfois une souffrance. Je vois votre cou blanc comme la neige, où bat une veine délicate. Je voudrais y poser mes lèvres, y poser mon front. Tout en moi réclame la chaleur de votre présence. Votre absence m'enveloppe de solitude comme d'un manteau glacé. J'ai besoin de votre silence, de votre voix, de votre force. Et pourtant je voudrais vous voir faiblir. Je voudrais vous voir endormie contre moi avec des larmes au bord de vos cils, brisée par une tendre lutte. Et vous voir vous éveiller dans le renouveau d'une ardeur qui semble jaillir de vous comme d'une source secrète et qui teinte votre visage sous le doigt de l'aurore. Vous rougissez facilement et l'on vous croit vulnérable. Mais vous êtes plus dure que le diamant. Longtemps j'ai aimé votre violence cachée. Maintenant je tremble que ce ne soit elle qui un jour ne vous arrache à moi... Ô mon cœur ! Ô mon âme !

Un sourire errait sur les lèvres d'Angélique. Le roi dit encore.

– Pourquoi souriez-vous ?

– Je pensais à ce jeune poète que Votre Majesté affectionne, Jean Racine. Il a coutume de dire qu'il doit au roi le meilleur de son inspiration et, en vous écoutant, je comprenais sa pensée...

Elle s'interrompit car M. Duchesne s'inclinait devant eux accompagné de trois officiers de la Bouche. Ils tendirent au roi et à Angélique d'évanescentes merveilles rosés, vertes et jaunes piquées de cerises et couronnées de pastèques, dans de fragiles coupes de porcelaine. Puis ils s'éloignèrent avec quatre révérences.

– Vous parliez de Racine, reprit le roi, et vous me faisiez un fin compliment. Mais je crois qu'il est juste, en ceci que les poètes ne le sont que parce qu'ils savent exprimer les hommes de leur temps et de tous les temps. Tout homme porte en lui ce cénacle fermé de l'amour. Mais lorsqu'on se sent environné de créatures indignes il vaut mieux le tenir clos tout au long de sa vie et refuser soi-même d'y pénétrer. Cependant, pour vous, Angélique, peut-être un jour oserai-je l'entrouvrir...

Un choc violent l'interrompit. La coupe qu'Angélique portait à ses lèvres bascula. Le sorbet Fut renversé à terre, la porcelaine se brisa en miettes, la robe bleue fut inondée de longues coulées de crème multicolores.

Un saut mal calculé du sieur Barcarole venait de le projeter, tel un boulet, sur la jeune femme.

– La peste soit de ces nabots ! s'écria le roi, furieux.

Il saisit sa canne et assena une volée de coups sur le dos du maladroit. Celui-ci s'enfuit en poussant des cris d'orfraie.

La reine, voulant prendre la défense de son protégé, fut vertement remise en place. L'un des petits chiens se précipita pour laper les restes du sorbet. Cependant il y avait eu plutôt vingt dames qu'une pour se précipiter vers Angélique, une serviette et une aiguière en main, afin d'effacer de sa robe les malencontreuses taches. Sa faveur aujourd'hui avait été trop éclatante. On convint que le soleil aurait vite raison du dégât, et d'un commun accord toute la compagnie quitta les ombrages afin de se rendre sur les terrasses et de profiter des derniers rayons du jour.

Le petit chien agonisa longtemps dans l'herbe. Barcarole, revenu sur les lieux déserts, y avait entraîné Angélique et se penchait sur la bestiole, agitée de soubresauts terribles.

– Tu vois ? Maintenant j'espère que t'as compris, marquise des Anges, j'espère que t'as pigé ?... Il va clamser d'avoir mangé la crème qui t'était destinée. Oh ! bien sûr ça n'aurait pas fait sur toi un effet aussi foudroyant. À l'heure qu'il est tu commencerais tout juste à ressentir des malaises. Mais la nuit aurait été atroce et à l'aube tu serais morte.

– Barcarole, tu dis des choses inimaginables. Les coups de canne du roi t'ont tourné la tête.

– Tu ne me crois pas ? interrogea le nain, dont le visage se plissa d'une expression féroce. Imbécile ! Tu n'as donc pas remarqué ce chien qui léchait le sorbet à terre ?

– J'avoue que non. J'étais préoccupée de ma robe. Et quand cela serait, ce chien pourrait être mort de tout autre chose.

– Tu ne me crois pas, répéta Barcarole avec agitation, parce que tu ne veux pas me croire.

– Mais enfin, qui pourrait en vouloir à ma vie !

– Cette question ! Et l'autre, celle dont tu prends la place près du roi, tu crois qu'elle te porte dans son cœur ?

– Mme de Montespan ? Non, Barcarole, c'est impossible. Elle est dure, méchante, elle manie la calomnie, mais elle n'oserait pas aller jusque-là !

– Pourquoi pas ? Ce qu'elle tient dans ses griffes elle le tient bien.

Il prit le caniche, qui venait de rendre le dernier soupir, et le rejeta plus loin dans les fourrés.

– C'est Duchesne qui a fait le coup. Et c'est Naaman, le négrillon de la Montespan qui m'a prévenu. Elle ne se méfie pas de lui. Parce qu'il a un drôle d'accent quand il parle, elle s'imagine qu'il ne comprend pas le français. Il dort dans un coin sur un coussin, alors elle n'en fait pas plus de cas que d'un chien. Hier, il était dans le boudoir quand elle a reçu Duchesne : c'est son âme damnée. C'est elle qui l'a placé comme maître d'hôtel près du roi. Naaman les a entendus prononcer ton nom. Il a écouté parce qu'il te connaît. C'est toi qui l'as acheté en premier et il aimait Florimond qui jouait avec lui ici à Versailles et qui lui donnait des pralines. Elle a dit à Duchesne : « Il faut que ce soit terminé demain. Vous trouverez bien l'occasion, au cours de la fête, de lui porter vous-même une boisson dans laquelle vous aurez versé ceci ». Et elle lui a donné une petite fiole. Duchesne a demandé : « Est-ce La Voisin qui l'a préparé ? » La Montespan a répondu : « Oui. Et ce qu'elle fabrique est assez efficace ». Naaman ne savait pas qui était La Voisin, mais moi je sais. Elle a été ma patronne, La Voisin. Oh ! Oh ! elle en sait des secrets pour envoyer les gens dans l'autre monde.

Dans la tête d'Angélique les pensées tourbillonnaient, rassemblant les morceaux épars d'un puzzle effrayant.

– Si tu dis vrai, c'est alors que Florimond n'a pas menti. Elle chercherait aussi à empoisonner le roi ?... Dans quel but ?

Le nain eut une moue dubitative.

– L'empoisonner ? J'pense pas. Mais elle lui fait glisser dans sa nourriture des poudres magiques que La Voisin lui prépare pour l'envoûter. Ça a l'air de lui faire ni chaud ni froid, au roi. Il ira bien toujours chercher fortune où il voudra. Maintenant, caltons d'ici. Des fois que le Duchesne se ramènerait avec ses larbins.

Hors du bosquet, l'allée envahie de nuit s'ouvrait au loin sur un ciel de cuivre. Des vasques de bronze soutenues par des satyres aux pieds fourchus, et disposées de loin en loin, l'eau ruisselait avec un frais murmure.

Barcarole se mit à trottiner, ombre difforme, aux côtés d'Angélique.

– Et qu'est-ce que tu vas faire maintenant, marquise ?

– Je ne sais pas.

– J'espère que tu vas employer les grands moyens ?

– Qu'appelles-tu les grands moyens ?

– Se défendre de la même façon. œil pour œil, dent pour dent, comme on dit. Pour la Montespan, tu lui flanques un coup de pistolet dans un bouillon, puisque c'est sa méthode. Pour le Duchesne, quelques rapières bien rouillées des frangins en auront raison un soir du côté du Pont-Neuf. T'as qu'à commander.

Angélique garda le silence. Le brouillard du crépuscule tombait sur ses épaules nues et la faisait frissonner. Elle voulait douter encore.

– Y a rien d'autre à faire, marquise, chuchota Barcarole. Sinon tu es fichue. Car elle veut garder le roi, et, foi de Mortemart comme elle dit, le diable lui-même l'y aidera.

*****

Quelques jours plus tard une fête réunit la famille royale dans le parc de Versailles ; la Maison de Monsieur et celle de Madame étaient présentes ajoutant aux fastes de la domesticité. Florimond, accompagné de son précepteur, vint saluer sa mère alors qu'elle s entretenait avec le roi, devant le bassin de Latone. Le petit garçon était parfaitement à l'aise pour saluer les grands. Il savait que son agréable frimousse encadrée de boucles brunes, et son sourire clair, trouvaient toujours grâce. Bien découplé dans un habit de velours cramoisi, la jambe cambrée sous un bas noir à baguette d'or il fit sa révérence au roi et baisa la main de sa mère.

– Voici le transfuge, dit le roi avec bienveillance. Êtes-vous satisfait de votre nouvel emploi, mon enfant ?

– Sire, la Maison de Monsieur est agréable mais je préférais Versailles.

– Votre franchise me touche. Peut-on savoir ce que vous regrettez le plus de Versailles ?

– La présence de Votre Majesté...

Et puis les fontaines, les jets d'eau. Le choix était heureux. Rien ne tenait plus au cœur de Louis XIV que ses fontaines et l'admiration qu'elles suscitaient. Bien que venue d'un petit page de onze ans la flatterie lui fut agréable.

– Vous les reverrez un jour nos fontaines, je m'y engage, quand vous aurez appris à ne plus mentir.

– À me taire, peut-être, dit Florimond avec audace, mais mentir non, car je n'ai jamais menti.

Angélique et l'abbé de Lesdiguières, qui se tenaient modestement à quelques pas, ébauchèrent le même mouvement d'inquiétude. Le roi, les sourcils froncés, observait le petit visage levé fièrement vers lui.

– Cet enfant qui vous ressemble si peu est bien votre fils par sa manière de tenir tête quand bon lui semble. On douterait de sa filiation, que son menton dressé le dénoncerait pour vôtre. Il n'y a que vous et lui pour regarder le roi de cette façon dans toute la Cour.

– J'en demande pardon à Votre Majesté.

– C'est inutile. Vous n'êtes nullement contrite, ni pour lui ni pour vous. Mais alors, que diable ! poursuivit-il soucieux, je ne sais plus que penser de cette affaire. On dit communément que la vérité sort de la bouche des enfants. Pourquoi douterais-je de celui-ci ? Il me faudra interroger Duchesne... et faire enquêter sur lui. Il m'a été recommandé par Mme de Montespan, mais c'est trop peu connaître d'un homme.

*****

À l'instant où le roi prononçait ces mots, un valet à genoux lui tendait un corbeille de fruits. Non pour qu'il s'en servît car le roi ne mangeait qu'entouré de ses officiers, mais pour qu'il les admirât. Le roi loua la beauté des pommes énormes à la pelure rugueuse verte et brune, des poires couleur de miel, des pêches touchées d'aurore. Ces merveilles allaient prendre place sur de longues tables dressées avec leurs nappes éblouissantes comme neige dans le parterre du Nord. Angélique ne se souvint que plus tard de ce valet aux fruits. La journée déroula ses fastes par un soleil agréable. Le soir était encore fort doux et la foule nombreuse sur les parterres et les terrasses dominant le château, lorsqu'une petite main s'agrippa à celle d'Angélique, qui regardait le paysage et la grande croix d'or que traçait là-bas, parmi les prairies mauves du crépuscule, le Grand Canal achevé.

– Médême ! Médême Plessis !

Elle abaissa les yeux et reconnut le négrillon Naaman, en habit bleu-paon, turban et culotte potiron. De son visage, dans la pénombre envahissante, on ne voyait que les yeux blancs roulant comme des billes d'agate.

– Médême ! Ton fils va mou'ir ! Ton fils va mou'ir !

À cause de son accent feutré elle ne saisissait pas bien ses paroles.

– Messir Florimond ! Touès mauvais pou lui. Touès mauvais. Mou'ir.

Au nom de Florimond elle avait compris. Elle se mit à secouer le négrillon par l'épaule.

– Qu'y a-t-il ? Qu'y a-t-il ? Florimond ! Mais parle !

– Zé né sais pas, Médême ! Zé né sais pas. Touès peur pour lui.

Angélique se mit à courir dans la direction du parterre du Nord, où elle avait aperçu un instant plus tôt l'abbé de Lesdiguières.

Il était encore là, au pied d'un des grands vases de marbre garnis de géraniums qui bordaient la terrasse et subissant avec héroïsme les taquineries de Mmes de Gramont et de Montbazon.

– L'abbé, lui cria-t-elle haletante, où est Florimond ?

– Il vient de passer, Madame. Il m'a prévenu qu'on l'avait chargé d'une course aux cuisines et qu'il serait bientôt de retour. Vous savez qu'il adore courir et se rendre utile.

– Voui ! Voui ! fit Naaman en opinant longuement de son turban à aigrettes. « Il » a dit : Z'ai envoyé le jeune Florimond pas le semin que tu sais. On peut êtt'tanquilles maintenant. Le petit bâva ne pari'a plus.

– Vous entendez : le petit bavard ne parlera plus, répéta Angélique en secouant à son tour l'abbé de Lesdiguières. Oh ! pour l'amour du Ciel, dites-moi, par où est-il passé ?

– Je... il m'a dit, bégaya-t-il, les cuisines... Qu'il passerait par l'escalier de Diane pour aller plus vite...

Naaman poussa un cri de singe pris au piège, qui montra sa langue rose jusqu'au fond du palais. Il leva ses deux mains aux doigts écartés en un geste tragique.

– L'escalier de Diane ? Oh touès mauvais ! touès mauvais !

Il s'élança, courant à toutes jambes vers le château, suivi de l'abbé de Lesdiguières et d'Angélique. L'angoisse maternelle donnait des ailes à la jeune femme car, malgré sa lourde robe, ses petits souliers à talons pointus et son page qui trébuchait dans son manteau, elle soutint leur allure et les rejoignit alors qu'ils parlementaient avec un garde en faction, dans le vestibule qui précédait les appartements de l'aile du Midi.

– Un petit page vêtu de rouge ? disait le garde. Oui, je l'ai vu passer il y a un moment, même que cela m'a étonné car on n'en voit plus guère passer depuis qu'on a démoli l'escalier du Midi pour entreprendre les travaux de prolongement.

– Mais mais... bredouilla l'abbé de Lesdiguières, autrefois... quand nous étions ici, on passait souvent par cet escalier de Diane. On montait, il y avait une galerie, puis l'escalier du Midi redescendait juste sur les cuisines.

– Plus maintenant, je vous dis. On a abattu tout un pan de muraille pour le prolongement de l'aile. L'escalier de Diane est désaffecté. Il n'y a plus que des échafaudages par là.

– Florimond ne savait pas, Florimond ne savait pas, répétait l'abbé comme une mécanique.

– Vous ne voulez pas dire que le gamin est monté par là ? s'exclama le garde avec un juron. Je lui ai bien crié de s'arrêter mais il courait si vite !

Déjà Naaman, l'abbé de Lesdiguières et Angélique s'élançaient de nouveau. L'escalier de Diane leur apparut élevant ses degrés de marbre vers une ombre si profonde qu'on ne pouvait y deviner les échafaudages qui le terminaient. Les ouvriers, à cette heure, avaient quitté le chantier. C'était vers cet inconnu ténébreux et creusé de chausse-trappes que Florimond s'était élancé de son pas bondissant. Angélique monta. Ses jambes se dérobaient sous elle.

– Attendez, cria le garde, attendez que je vous apporte ma tige d'amadou. Vous risquez de tomber dans le vide. Il y a une passerelle, mais il faut savoir.

Angélique avançait, tâtonnant dans l'enchevêtrement des poutrelles et des gravats. Le garde la rejoignit.

– Halte ! cria-t-il. Regardez !

La flamme de son briquet éclairait à deux pas un gouffre béant, ouvert sur une hauteur de deux étages.

– La passerelle ! dit le garde. On a retiré la passerelle.

Les genoux d'Angélique fléchirent. Elle s'écroula, penchée vers cette obscurité qui avait englouti son fils.

– Florimond !

Elle appelait d'une voix perdue et qui ne semblait pas sortir d'elle-même. Le vide soufflait vers elle une haleine de caverne et de pierre mouillée. L'écho du grand palais en construction seul répondait.

– Florimond !

Le garde, de la maigre flamme, essayait de sonder les ténèbres.

– On ne voit rien. S'il est tombé il est là en dessous. Faudrait aller chercher des échelles et des cordes, de la lumière. L'abbé, retenez-la, sinon elle va tomber elle aussi. Venez, Madame. Ne restez pas là. On va vous soutenir.

Dévorée d'une douleur hagarde, elle redescendit en titubant l'escalier maudit.

« On m'a tué mon fils... Mon fils, ma fierté... Le petit bavard ne parlera plus... Florimond ne savait pas... »

Le garde et l'abbé de Lesdiguières l'aidèrent à s'asseoir sur une banquette, dans le vestibule envahi de nuit. Les deux négrillons hululaient comme des oiseaux annonçant le malheur.

Une servante portant un chandelier à six branches et qui venait d'un couloir perpendiculaire donnant sur la Cour de marbre s'approcha.

– Vous trouvez-vous mal, Madame ? J'ai un flacon de sels dans mes poches.

– Son fils a fait une chute dans les échafaudages, expliqua le garde. Restez là avec vos chandelles, ma fille. Je vais chercher du secours.

Mais Angélique s'était redressée subitement.

– Écoutez, dit-elle.

Son expression était telle que les deux négrillons eux-mêmes se turent. Alors dans le lointain on perçut un galop rapide, le galop de petits talons rouges qui s avançaient à toute allure. Par le couloir d'où venait de sortir la servante, Florimond surgit, lancé comme un boulet. Il serait passé sans les voir si le garde n'avait eu le sang-froid de croiser sa hallebarde.

– Laissez-moi ! Laissez-moi, s'écria Florimond en se débattant. Je suis en retard pour le service dont m'avait chargé M. de Carapert pour les cuisines.

– Arrêtez, Florimond ! s'écria l'abbé de Lesdiguières en essayant de la retenir d'une main tremblante, cet escalier est dangereux. Vous seriez mort si...

Il pâlit et s'effondra près d'Angélique sur la banquette. Il y eut un moment de confusion où l'on put craindre de voir Florimond, dans son zèle, se précipiter à la mort sous leurs yeux. Le garde le retint de nouveau au collet d'une poigne solide.

– Du calme, marmouset ! Puisqu'on te dit que c'est dangereux.

– Mais je suis en retard.

– On n'est jamais en retard quand on risque de rencontrer la camarde12. Tiens-toi tranquille vermisseau et remercie madame la Vierge et ton bon ange.

Florimond, encore essoufflé, expliqua ce qui s'était passé. Il arrivait ici même lorsqu'il y avait rencontré... Monseigneur le duc d'Anjou, le troisième enfant du roi, âgé de dix-huit mois, coiffé de son béguin de perles et d'or, en col de dentelles, le grand cordon de Saint-Louis barrant sa robe de velours noir. Ayant échappé à ses nourrices il errait, une pomme à la main, petit dieu égaré dans les dédales de son grand palais.

Florimond, qui était l'obligeance même, enleva dans ses bras la grosse poupée royale et entreprit de la ramener au bercail. L'appartement du dauphin et de ses frères et sœur était lointain. À l'heure où Angélique se penchait défaillante sur le gouffre sinistre, Florimond recevait les remerciements émus des gouvernantes, nourrices et berceuses de Monseigneur. Puis les laissant se congratuler il était reparti dare-dare pour accomplir sa mission. Angélique l'attira sur ses genoux et le serra contre elle. Des pensées incohérentes la traversaient :

« S'il m'avait quittée, lui aussi, après Cantor, je n'aurais pu vivre... Tout ce qui me rattache a toi, mon amour, aurait disparu. Oh ! quand reviendras-tu pour me sauver ?... »

Elle ne savait même plus à qui elle s'adressait dans le secret de son cœur bouleversé. Jamais elle n'oublierait ce crépuscule de Versailles à la douceur trompeuse, où les petites mains noires d'un esclave s'étaient agrippées à sa robe : Médême, ton fils va mou'ir... Des yeux elle chercha Naaman. Il s'était éloigné. Maintenant que messire Florimond était sain et sauf il lui fallait rejoindre sa maîtresse, l'autre. Sans doute paierait-il de quelques gifles d'une main baguée son absence.

La servante était allée chercher du vin et des verres. Angélique se força à boire, bien que sa gorge fût étreinte de sanglots nerveux.

– Buvez aussi, vous autres, dit-elle. Buvez, brave militaire. Sans vous et votre briquet nous serions peut-être tous dégringolés à notre tour.

Le garde avala d'un seul coup de verre qu'elle lui tendait.

– C'est pas de refus car j'en suis encore à l'envers. Ce que je ne comprends pas c'est que la passerelle ait été enlevée. Il faudra que je signale la chose à mon capitaine pour qu'il en fasse remarque au chef de chantier.

Angélique lui glissa trois pièces d'or ainsi qu'à la servante. Suivie de l'abbé et de son page et tenant fermement Florimond par la main elle regagna son appartement, où elle s'effondra à nouveau.

« On a voulu tuer mon fils ! »

Cette phrase s'imposait à elle.

– Florimond, qui t'a envoyé porter un ordre aux cuisines ?

– M. de Carapert, un officier de la Bouche du Roi. Je le connais bien.

La jeune femme passa la main sur son front moite.

« Saurai-je jamais la vérité ? »

Dans le salon voisin elle entendait René de Lesdiguières conter l'incident, d'une voix basse et effarée, à Malbrant-Coup-d'épée, qui s'était présenté.

– Ce M. de Carapert ne t'a pas signalé que l'escalier de Diane était dangereux, et qu'on n'y passait plus depuis longtemps ?

– Non.

– Il a dû te prévenir mais tu n'as pas écouté ?

– Non, ce n'est pas vrai, protesta Florimond outré, il m'a même dit : « Passe par l'escalier de Diane. Tu connais le chemin ; c'est plus court pour parvenir aux cusines. »

« Savoir s'il ment pour s'excuser » ? se demanda-t-elle.

Mais l'obsession demeurait : « On a voulu tuer mon fils. La passerelle a été retirée... »

Que faire ? Que penser ?

En cette heure de doute et de danger elle n'avait pour la guider et la protéger que ses serviteurs à l'imagination simpliste, des négrillons, un nain. Le petit monde de Versailles grouillant dans l'ombre des grands semblait se dresser pour lui murmurer : Prends garde ! et elle était tentée de faire confiance à cette intuition animale.

– Que faut-il faire ? demanda-t-elle en levant les yeux vers l'écuyer Malbrant.

C'était quand même un homme d'âge et d'expérience. Ses cheveux blancs lui donnaient un air de sagesse qu'il avait dû être assez long à acquérir. Ses sourcils touffus étaient froncés depuis qu'il avait entendu le rapport de Lesdiguières.

– Nous devons retourner à Saint-Cloud, Madame. Dans la maison de Monsieur, le petit est à l'abri.

Angélique ricana avec un geste las.

– Qui aurait cru, un jour... Enfin, c'est ainsi. Je crois que vous avez raison.

– Ce qu'il faut c'est qu'il ne retombe jamais dans les pattes de ce Duchesne.

– Vous croyez que le coup vient de là ?

– J'en mettrais ma main au feu. Mais il ne perd rien pour attendre. Un jour je le tiendrai et je le mettrai en chair à pâté !

Florimond commençait à comprendre qu'il avait échappé à un attentat et il en était extrêmement fier.

– C'est parce que j'ai dit au roi que je n'avais pas menti pour M. Duchesne. Picard, le valet qui lui présentait du fruit, a dû m'entendre. Il est allé le répéter à Duchesne.

– Mais c'est M. de Carapert qui t'a envoyé aux cuisines.

– M. de Carapert obéit à Duchesne. Ah ! il commence à avoir peur de moi, ce sévère M. Duchesne !

– Quand donc comprendras-tu que tu ne dois pas parler à tort et à travers ? demanda Angélique, qui, après l'avoir couvert de baisers, se retenait de le gifler. Réalises-tu qu'à l'heure présente tu pourrais te trouver tous les membres brisés sous un échafaudage...

– Je serais mort, dit Florimond, philosophe. Bast ! cela arrive à tout le monde. Je serais allé rejoindre Cantor.

Il se reprit après un instant de réflexion.

– Non, car Cantor n'est pas mort.

Deux servantes, Thérèse et Javotte, entrèrent apportant la toilette de Madame pour le bal.

– Emmenez-le, dit Angélique au précepteur. J'ai les nerfs malades. Je ne sais plus où j'en suis. Veillez sur lui, ne le quittez pas.

À peine l'enfant était-il sorti, encadré de son abbé et de son écuyer, qu'elle voulut les rattraper.

« Je deviens folle. Si au moins j'avais une certitude... »

Elle demanda à Thérèse de lui verser un verre d'eau-de-vie. Elle hésita à boire. Si le liquide était empoisonné ? Après avoir bu cependant il lui parut que la situation semblait plus nette. « Si j'avais une certitude, je ferais face. »

Les suggestions de Barcarole lui revenaient à l'esprit. Supprimer Duchesne serait facile. Malbrant-coup-d'épée à l'occasion s'en chargerait ou, à défaut, des bandits bien payés. Et si elle arrivait à gagner l'une des suivantes de Mme de Montespan, elle serait au moins au courant des dangers qui la menaçaient. Elle songeait à cette Désœillet en qui Athénaïs avait grande confiance, fille qu'on disait vénale et qu'elle avait surprise à tricher au jeu.

*****

Grâce à un second verre d'eau-de-vie elle put danser et faire bonne figure, mais lorsque tardivement, après le petit souper de la reine, elle eut regagné son appartement son sentiment de peur s'accentua jusqu'à devenir intolérable. Il lui semblait qu'elle n'était plus seule dans sa chambre. Elle tourna la tête et faillit hurler de terreur. Deux yeux très noirs la fixaient dans l'ombre d'une encoignure. Une forme courtaude s'y tenait tapie comme celle d'un chat guettant.

– Barcarole !

Le nain la regardait avec une expression intense et presque cruelle.

– Le magicien est à Versailles avec sa commère, souffla-t-il de sa voix rauque. Viens, frangine. Il y a des choses que tu dois savoir encore si tu tiens à ta peau.

Elle le suivit par la porte dérobée que naguère lui avait révélée Bontemps. Barcarole n'avait pas de chandelle. Il voyait dans la nuit, comme les bêtes. Angélique trébuchait et se heurtait aux murs étroits du couloir clandestin. Elle marchait à demi courbée, tâtonnant des mains, avec une impression d'étouffement, d'emmurée vive.

– C'est là, dit Barcarole.

Elle entendit le grattement de ses doigts, cherchant quelque chose sur la boiserie.

– Frangine, parce que tu es des nôtres, je te montrerai cela. Mais prends garde. Quoi qu'il arrive, quoi que tu entendes ou que tu voies, tu ne dois pas pousser un cri.

– Compte sur moi.

– Même si tu es témoin d'un crime ?... Du crime le plus horrible qu'on puisse imaginer ?...

– Je ne flancherai pas.

– Si tu flanches, c'est ta mort et la mienne.

Il y eut un déclic imperceptible et le trait lumineux d'une porte se traça dans les ténèbres. Angélique colla son œil à cet huis à peine entrouvert. Elle ne distingua d'abord rien. Puis peu à peu, émergeant de vapeurs étranges à l'odeur pénétrante, elle distingua le mobilier d'une chambre où brûlaient trois gros cierges. Puis elle entendit des chants qui ressemblaient à des chants d'Église. On voyait se mouvoir des ombres. Un homme, assis sur ses talons, psalmodiait à quelques pas d'eux, un gros missel entre les mains, en se balançant d'avant en arrière. Il avait une voix de sacristain aviné. Perçant le nuage des fumigations dont les cassolettes posées sur des réchauds faisaient entendre de légers bouillottements, un homme de haute stature s avança. Angélique sentit une sueur glacée coller sa chemise. Jamais de sa vie, pensa-t-elle, elle n'avait vu un être humain aussi effrayant. C'était un prêtre, car il portait une sorte de chasuble blanche brodée de pommes de pin noires. Très âgé, malgré une allure élancée, la vieillesse se trahissait chez lui par une sorte de pourriture intérieure qui effleurait jusqu'à son visage bouffi, couleur lie-de-vin, aux veines violettes s entrecroisant sur les joues, à fleur de peau. Il donnait l'impression d'un corps en décomposition relevé de sa tombe et qui oserait se mêler encore au monde des vivants. Sa voix aux sonorités caverneuses et humides se cassait sur un chevrotement sénile qui ne lui ôtait pourtant pas une curieuse autorité. Il louchait complètement d'un œil, la prunelle dansante, follement aux aguets, semblait tout voir, percer tous les secrets. En reconnaissant dans l'une des femmes agenouillées devant lui la devineresse Catherine Mauvoisin, Angélique comprit le sens de la scène qu'elle avait devant elle. Elle se recula défaillante, et dut s'appuyer au mur.

Barcarole lui saisit la main et la serra fortement. Il chuchota :

– Va donc, ne crains rien. Ils ne peuvent savoir que tu es là.

– Le démon le saura, lui : c'est un esprit... balbutia Angélique, qui claquait des dents.

– Le démon est parti. Vois, la cérémonie est presque terminée.

Une autre femme s'avançait et s'agenouillait. Elle souleva son voile et Angélique reconnut Mme de Montespan. La stupeur lui fit un instant oublier son effroi. Comment Athénaïs, si intelligente, si orgueilleuse, osait-elle fourvoyer son corps de déesse dans cette sinistre parodie !

Le prêtre lui tendit un livre sur lequel la marquise posa ses deux mains blanches, aux bagues chatoyantes. D'une voix d'écolière qui tremblait, elle récita une prière.

– Au nom d'Astorah, Asmodée, princes de l'Amitié : Je demande l'amitié du roi et de Monseigneur le Dauphin, qu'elle me soit continue, que la reine soit stérile, que le roi quitte son lit et sa table pour moi, que mes rivales périssent...

Angélique la reconnaissait à peine. C'était une femme égarée, entraînée par sa passion dans les méandres d'une aventure horrible, dont elle ne voyait même plus le vrai sens. Les vapeurs bleuâtres s'épaissirent, mêlées à l'acre parfum de l'encens, puis se

dissipèrent en nuages légers qui s'effilochaient, ouatant les visages et leur donnant, avec leur expression floue, l'inconsistance des mauvais rêves.

Le chantre s'était tu. Il avait fermé son livre et s'était relevé. Il attendait le départ de l'assemblée en se grattant les côtes.

La voix de Mme de Montespan questionna :

– Avez-vous la chemise ?

– C'est vrai, la chemise ! fit la Voisin qui se relevait. Pour sûr on n'a eu garde de l'oublier, Madame, au prix où vous nous l'avez payée. Mais c'est du beau travail, vous m'en direz des nouvelles. Je l'ai confiée à ma fille, dans le panier. Margot, apporte le panier.

Une fillette d'une douzaine d'années surgit du brouillard, posa un panier sur le tapis et en sortit avec mille précautions une chemise de nuit de voile rose aux broderies d'argent arachnéennes.

– Prends garde de ne pas trop y mettre les doigts, dit la mère. Sers-toi des feuilles de platane que j'ai préparées...

Angélique dans sa cachette se mordit le poing jusqu'au sang. Elle venait de reconnaître entre les mains de cette gamine dangereuse l'une de ses chemises préférées.

– Thérèse ! fit une voix.

La servante d'Angélique se présenta avec, sur son visage de brune arrogante, l'expression pénétrée des imbéciles qui jouent un grand rôle.

– Prenez ça, ma fille, dit la Voisin. Allez-y avec précaution. Tenez, je vous donne aussi des feuilles de platane pour la tenir, ça vous protégera... Ne referme pas le panier, Margot, on va y mettre... ce que tu sais.

Elle s'en alla vers le fond de la pièce et revint, tenant un petit paquet de linges blancs sur lequel s'épanouissaient des étoiles de sang.

Angélique crispa ses paupières, les deux mains serrées sur sa poitrine pour contenir les cris d'horreur qui lui montaient aux lèvres : « Assassins ! Misérables ! Monstrueux assassins ! » Les confidences de Marie-Agnès s'inscrivaient en lettres de feu devant ses yeux... « Ils lui ont percé le cœur avec une longue aiguille... »

Elle n'avait plus la force de regarder. Elle entendit qu'on rangeait dans un remue-ménage de sacristie, de cierges soufflés et de vases d'argent entrechoqués. Le timbre sépulcral et fêlé du prêtre dit :

– Veillez à ce que les sentinelles ne regardent pas au panier.

Le ricanement de la Voisin lui répondit :

– Pas de danger. Avec toutes les protections que j'ai ici, ils me font plutôt des courbettes, les gardes, quand ils me voient passer.

Le silence régna subitement. Angélique rouvrit les yeux sur l'obscurité. Barcarole avait refermé la porte.

– On en sait assez comme ça. Et toi tu n'es guère capable d'en supporter plus. Caltons. Des fois qu'on se ferait coincer par ce rat de Bontemps qui furète partout la nuit. Revenu dans l'appartement d'Angélique, il se hissa sur la pointe des pieds pour atteindre le flacon d'eau-de-vie de prune et en verser deux verres.

– Bois ça. Tu es couleur de lune. Tu n'as pas l'habitude, comme moi. Dame, j'ai servi deux ans de portier chez la Voisin. Je la connais bien. Je les connais tous. Oh ! elle, c'est pas une mauvaise femme. Elle a beaucoup de science, surtout en chiromancie et en physionomie ; elle les a étudiées depuis l'âge de neuf ans. Elle m'a dit que ceux qui viennent se faire regarder dans la main, la plupart finissent toujours par lui confier qu'ils veulent être débarrassés de quelqu'un. Au début elle avait coutume de répondre que les gens dont ils voulaient être défaits mourraient quand il plairait à Dieu. Alors on lui disait qu'elle n'était pas bien savante. Maintenant elle a changé de manières. Alors elle est riche ! Ha ! Ha !

Barcarole claqua sa langue après avoir bu et se servit de nouveau.

– Ce qui me tracasse, c'est cette histoire de chemise. Elle est à toi, hein ?

– Oui.

– Je m'en suis douté. La vue de la Thérèse, ta servante, dans ce sabbat m'a mis la puce à l'oreille. Sûr et certain que la Montespan continue à vouloir t'envoyer ailleurs, dans un pays dont on ne revient pas. Elle a de nouveau payé la Voisin pour te fabriquer un petit médicament de sa façon. Je sais qu'il n'y a pas si longtemps la devineresse est allée en Auvergne et en Normandie pour demander des secrets afin d'empoisonner sans qu'il y parût.

– Maintenant que je suis prévenue j'éviterai le piège. D'ailleurs, je sais à qui demander conseil.

Elle but avec application un second verre.

– L'autre, le prêtre, qui était-ce ?

– L'abbé Guibourg. Il est sur la paroisse de Saint-Marcel, à Saint-Denis. Il en a fait des choses pour le démon. C'est lui qui immole les enfants pour leur boire le sang.

Angélique rassembla ses forces afin de dire tout bas :

– Tais-toi !

– Il y a chez la Voisin un four où elle a brûlé pas moins de deux mille enfants nés avant terme ou immolés.

– Tais-toi !

– Du beau monde, pas vrai, Marquise ? Et qui a de belles relations ! Tu as vu celui qui braillait des psaumes, près de nous. C'était Lesage, le « grand auteur » de la sorcière. Il paraît que Mme de La Roche-Guyon est la marraine de sa fille. Hou ! Hou ! Hou !

– Tais-toi ! cria Angélique, hors d'elle.

Elle saisit une statuette sur la console et la lança dans sa direction. La statuette se brisa au mur. Barcarole fit une cabriole et, toujours ricanant, s'en fut vers la porte. Elle entendit le hululement de son rire décroître dans le couloir.

*****

Quand le lendemain soir, Thérèse entra dans la chambre portant la chemise de voile rose, Angélique était à sa coiffeuse, en peignoir. Elle surveilla dans le miroir la servante, qui déposait la lingerie sur le lit avec précaution puis préparait l'oreiller et le revers du drap pour la nuit.

– Thérèse !

– Madame la marquise ?

– Thérèse, sais-tu que je suis très contente de tes services...

La fille tressaillit et se dandina avec un sourire faux.

– Madame la marquise me fait bien du plaisir.

– Je voudrais aussi te faire un petit présent, tu le mérites. Comme tu es coquette, je vais te donner cette chemise que tu viens d'apporter. Prends-la.

Il y eut un silence. Angélique se retourna. Le visage devenu cendreux de la fille était un aveu terrible.

Un sursaut de colère et d'indignation mit Angélique debout.

– Prends-la, répéta-t-elle d'une voix sourde, les dents serrées. Prends-la.

Elle s'approcha d'elle et ses yeux verts fulguraient comme des émeraudes.

– Tu ne veux pas la prendre ? Tu ne veux pas la prendre ? Je sais pourquoi ! Ouvre tes mains, maudite !

Thérèse, hagarde, laissa tomber les feuilles de platane, qu'elle dissimulait, froissées entre ses doigts.

– Les feuilles de platane ! Les feuilles de platane,... hurla Angélique en les écrasant du talon.

Elle gifla la fille à tour de bras, deux fois, trois fois, à lui retourner la tête.

– Va-t'en ! Va-t'en ! Je te chasse. Va-t'en rejoindre le diable, ton maître !

Avec un gémissement affolé, Thérèse, les bras sur le visage, s'élança au-dehors. Angélique resta là, tremblant de tous ses membres.

Javotte, qui se présenta quelques instants plus tard portant sur un plateau la collation de la nuit, la trouva, toujours debout au milieu de la pièce, les yeux perdus dans le vague. En silence la jeune fille disposa sur la table de chevet le confiturier, les petits pains de Gonesse et le flacon de sirop rafraîchissant.

– Javotte, dit soudain Angélique, est-ce que tu aimes toujours David Chaillou ?

La petite rougit et ses yeux gris et doux s'agrandirent.

– Ça fait longtemps qu'on ne s'est point vus, Madame la marquise.

– Mais tu l'aimes toujours, n'est-ce pas ?

Javotte baissa la tête avec un soupir.

– Oui. Mais c'est tout juste s'il me regarde, Madame la marquise. Il est devenu un grand monsieur avec son restaurant et la chocolaterie. On dit qu'il va épouser la fille d'un notaire.

– La fille d'un notaire ! Qu'a-t-il besoin de cela, l'imbécile ? C'est une femme comme toi qu'il lui faut. Tu l'épouseras.

– Je ne suis pas assez riche pour lui, Madame.

– Tu le seras, Javotte. Je te doterai. Je te donnerai 400 livres de rente. Et tout un trousseau. Tu auras 26 draps, des chemises en batiste de Cambrai, des nappes damassées... Tu deviendras un si beau parti que ce jeune commerçant va reconsidérer le charme de tes joues rosés et de ton joli nez. Je sais qu'il n'y est pas insensible.

La petite servante leva vers elle un regard ébloui.

– Vous feriez cela pour moi, Madame ?

– Que ne ferais-je pour toi, Javotte ! Tu as donné à manger à mes petits enfants quand la nourrice de Neuilly les laissait mourir de faim.

Elle entoura de ses bras les épaules rondes sous le fichu de mousseline et elle puisa un réconfort à serrer contre elle ce corps d'adolescente.

– Es-tu restée sage, Javotte ?

– J'ai fait de mon mieux, Madame. J'ai prié la Vierge Marie. Mais vous savez ce que c'est... Ici, avec tous ces laquais insolents ou ces beaux messieurs qui vous font les yeux doux, il y a des fois où c'est difficile... Je me suis laissé embrasser, pour sûr... Mais j'ai jamais commis le péché.

Angélique la serra plus fort, avec un sentiment d'admiration pour le courage de cette orpheline perdue dans l'immense corruption de Versailles.

– Te souviens-tu, Javotte, murmura-t-elle, de ce soir où nous avons emménagé dans la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois ? Oh ! comme nous étions heureuses ! J'avais donné à Florimond un cheval de bois et à mon petit Cantor... une toupie, je crois.

– Non : un œuf de bois peint avec d'autres dedans.

– C'est cela. Nous avons fait sauter les crêpes. Et quand le crieur des morts est passé je lui ai lancé un pot d'eau sur la tête afin qu'il ne trouble pas notre fête avec ses lamentations.

Elle eut un petit rire, mais ses yeux étaient pleins de larmes.

– Heureusement que cela n'a pas été de toi, Javotte. Heureusement que cela n'a pas été de toi ! Je n'aurais pu le supporter. Maintenant va, ma petite. Demain je me rendrai à Paris visiter le sieur David Chaillou et bientôt tu te marieras.

– Est-ce que je dois aider Madame à se déshabiller ? demanda Javotte avec un mouvement vers la chemise rose.

– Non, laisse cela. Va, va, je veux être seule.

Javotte s'en alla docilement, non sans jeter au passage un regard discret à la bouteille d'eau-de-vie pour vérifier si le contenu n'en avait pas trop brusquement baissé. Cela arrivait souvent à Madame la marquise, depuis quelque temps.

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