Chapitre 3

Le petit groupe de cavaliers comprenant une amazone n'attira guère l'attention en franchissant de bon matin les grilles du palais de Versailles. Il y avait déjà bien des allées et venues de chevaux, de carrioles apportant leur chargement de pichets de lait frais, de brouettes poussées par les ouvriers montant vers le chantier et même de carrosses amenant, pour le lever du roi, les grands seigneurs des châteaux environnants.

On trouva au pied de la colline maître Savary drapé dans sa houppelande noire et perché sur une maigre haridelle.

– J'admire votre cheval de luxe destiné à provoquer l'admiration de Son Excellence Orientale, lui dit Angélique.

Le vieil homme dédaigna l'ironie. Les yeux brillants derrière les verres de son gros lorgnon, il marmonnait « Parfait ! Parfait ! » en regardant le groupe. La veille, tandis qu'Angélique assistait au bal, assise, en raison de son deuil, un papier lui avait été glissé :

« N'omettez pas, pour votre sortie de demain, d'être accompagnée d'au moins quatre de vos domestiques. Ceci, non que vous courriez un danger, mais pour votre prestige. »

« Savary. »

*****

Avec Malbrant-coup-d'épée, sa moustache blanche au vent, ses deux laquais et son cocher qui étaient de beaux gaillards et Flipot qu'elle avait embauché pour faire bonne mesure, Angélique avait hâtivement composé la « suite » demandée. Les quatre domestiques portaient la livrée bleu et jonquille des Plessis-Bellière et leurs chevaux étaient d'un noir de jais. Elle-même montait la blonde Cérès, piaffante et lustrée à point.

– Parfait, répéta Savary. Au grand théâtre du Sultan de Bagdad on ne fait pas mieux.

On se mit en route au petit trot sur la route poudrée de gelée blanche. Chemin faisant Savary parla de Son Excellence Mohammed Bachtiari bey.

– C'est un des hommes les plus fins que je connaisse.

– Car vous le connaissez ?

– Jadis... j'ai eu l'occasion de le rencontrer.

– Où cela ?

– Peu importe...

L'apothicaire voulait détourner la conversation, mais devant la curiosité d'Angélique il céda :

– Au Caucase, au pied du Mont Arat.

– Que faisiez-vous par là ? Vous cherchiez déjà votre moumie ?

– Chut ! Madame. N'en parlez pas ouvertement. J'ai failli payer bien cher jadis mon indiscrétion. Bachtiari m'avait condamné à recevoir 25 coups de fouet et à être enterré vif dans une jarre de plâtre, la tête seule dépassant, où je devais attendre doucement la mort. J'ai été sauvé in extremis par un Père jésuite très influent à la Cour du Shah de Perse.

– Et vous ne semblez pas garder rancune à Son Excellence d'un pareil traitement ?

– Sa cruauté ne l'empêche pas d'être un lettré et un grand philosophe. Et d'avoir aussi le sens des affaires, ce qui est encore plus rare chez les Persans modernes, entraînés dans leur décadence et qui ont laissé peu à peu la commande à des marchands syriens ou arméniens. Il se pourrait bien que Bachtiari-bey finisse un jour sur le trône de Perse...

La voix du jeune Flipot intervint :

– Paraît qu'il apporte avec lui un collier de cent six perles pour la reine, et des lapis gros comme des œufs de pigeon...

Angélique lui jeta un regard soupçonneux.

– Prends garde à surveiller tes mains, et pour l'instant mêle-toi de te tenir convenablement en selle.

Le petit valet n'avait pas, en effet, l'habitude de monter à cheval ; il glissait sans cesse à droite et à gauche se rattrapant tant bien que mal sous les quolibets de ses camarades. Angélique prit les devants avec Savary, qui voulait lui donner une rapide leçon de persan.

– Si l'on vous dit : Salam o maleikum, répondez : Aleikum Salam. C'est une formule de salutation. Merci se dit : Barik Allah, ce qui signifie littéralement : Dieu est grand. Si vous entendez prononcer le nom de Mahomet ajoutez rapidement : Ali vali oullah, c'est-à-dire : Ali est son vizir. Cela leur fait plaisir car les Persans appartiennent au schisme schiite et non au schisme sunnite comme les Arabes ou les Turcs.

– Je crois que je retiendrai facilement le bonjour et le merci, mais je vous laisse les prophètes, dit Angélique. Tiens, que se passe-t-il là-bas ?

Ils avaient suivi la grand-route qui vers l'ouest contournait Paris. Ils arrivaient à un carrefour. De loin, on pouvait distinguer un attroupement autour d'une estrade qu'entouraient les piques de la maréchaussée.

– Je crois que c'est une exécution, dit Flipot, dont la vue était perçante. Un mec qu'on est en train de passer au moulin.

Angélique fit la grimace. Elle distinguait maintenant l'énorme roue dressée, la silhouette noire d'un aumônier et celles vêtues de rouge d'un bourreau et de ses valets se détachant sur un fond de ciel gris et d'arbres dépouillés. Fréquemment aux abords de Paris avaient lieu des exécutions, afin d'éviter de trop fréquents attroupements place de Grève. Ce qui n'empêchait pas banlieusards et villageois de converger comme par miracle en grand nombre vers le lieu du spectacle.

Le supplice de la roue avait été importé d'Allemagne au siècle précédent. On attachait tout d'abord le condamné les bras étendus et les jambes écartées, sur deux morceaux de bois disposés en croix de Saint-André, c'est-à-dire en forme d'X. Sur chaque traverse on avait pratiqué des entailles profondes, particulièrement à l'endroit où devaient se trouver les genoux et les coudes du patient. Le bourreau levait sa lourde barre de fer et frappait à coups redoublés.

– Nous n'arrivons pas trop tard, se réjouit Flipot. On vient seulement de lui casser les jambes...

Sa maîtresse le rappela sèchement. Elle avait décidé de passer à travers champs pour éviter de voir la scène atroce d'un être humain brisé en morceaux sous les yeux d'une foule attentive et fascinée.

Elle dirigea résolument sa monture hors la route, à travers une fondrière de neige, suivie de Savary et de ses domestiques. Mais un peu plus loin ils furent cernés par des cavaliers en livrée grise de la maréchaussée. Un jeune officier cria :

– Halte ! Personne ne doit circuler avant la dispersion.

Il s'approcha en saluant. Elle reconnut un jeune cornette de la police de Versailles, M. de Miremont.

– Soyez assez aimable pour me laisser passer, Monsieur, je dois rendre visite à Son Excellence l'ambassadeur du Shah de Perse.

– En ce cas laissez-moi vous conduire moi-même près de Son Excellence, dit en s'inclinant l'officier.

Et il se dirigea vers le lieu du supplice.

Force fut à Angélique de le suivre. L'officier la conduisit jusqu'aux premiers rangs, près de l'estrade d'où s'élevaient les cris rauques et spasmodiques du supplicié auquel le bourreau achevait de rompre à coups secs les bras et le bassin.

Angélique regardait à terre pour ne pas voir.

Le timbre déférent de Miremont s'éleva :

– Excellence, voici Mme du Plessis-Bellière, qui désire vous rencontrer. Levant les yeux, la jeune femme fut stupéfaite de se trouver en présence de l'ambassadeur persan, monté sur son cheval brun.

Mohammed Bachtiari bey avait d'immenses yeux noirs, aux cils et aux sourcils de velours, dans un visage d'une pâleur chaude qu'encadrait un collier de barbe en bouclettes serrées, noires et brillantes. Il était coiffé d'un turban de soie blanche retenu au milieu par une rose de diamant que surmontait une légère aigrette rouge. Son caftan de lamé argent doublé d'hermine s'entrouvrait pour laisser voir une sorte de corselet garni de pièces d'argent ciselé, et une longue robe de brocart rose pâle rebrodé de petites perles dessinant de grandes fleurs et des arabesques. À ses côtés, également à cheval, un petit page des Mille et Une Nuits vêtu de soies vives, avec un petit poignard d'or garni d'une émeraude à la ceinture, tenait une sorte de vase en métal précieux d'où s'échappait un long tuyau terminé par une pipe. Trois ou quatre Persans sur leurs montures immobiles formaient la garde de l'ambassadeur. Celui-ci à l'annonce de l'officier n'avait pas détourné la tête. Les yeux fixés sur l'estrade il suivait avec la plus grande application le déroulement du supplice, étendant la main de temps à autre pour prendre son narguilé et en tirer une bouffée. La fumée s'échappait de ses lèvres longues et sensuelles en nuages bleutés et odoriférants, qui se dissolvaient lentement dans l'air gelé.

M. de Miremont répéta sa phrase avec timidité, puis il eut un geste d'excuse vers Angélique pour signifier que Son Excellence ne comprenait pas le français. À ce moment un personnage que la jeune femme n'avait pas encore remarqué intervint. C'était un ecclésiastique portant la soutane noire, la large ceinture et sur la poitrine le crucifix des membres de la Compagnie de Jésus. Il poussa son cheval aux côtés de celui de Mohammed Bachtiari et lui dit quelques mots en persan.

Celui-ci tourna vers Angélique un regard vide, un peu exorbité, qui devint brillant, s'adoucit. Avec une souplesse de serpent le bey se laissa glisser à terre. Angélique hésitait sur l'opportunité de tendre sa main à baiser, lorsqu'elle réalisa que l'ambassadeur caressait déjà l'encolure de Cérès en lui murmurant de douces paroles. Puis il jeta deux mots d'un ton impératif.

Le jésuite traduisit :

– Madame, Son Excellence vous demande l'autorisation d'examiner la bouche de votre monture. Elle dit que c'est aux dents et au palais autant qu'aux chevilles qu'on reconnaît la qualité d'un cheval de race.

Un peu vexée, malgré elle, la jeune femme fit remarquer sèchement que la bête était susceptible, ombrageuse et supportait fort mal les familiarités des inconnus. Le religieux traduisit. Le Persan sourit. Il se plaça bien en face du cheval et prononça doucement quelques mots. Puis il appliqua aussitôt les deux mains sur les naseaux de la jument. Celle-ci frissonna mais se laissa ouvrir la bouche et inspecter sa denture sans manifester la moindre contrariété. Et elle donna un rapide coup de langue sur la main bistrée, étincelante de bagues, qui la flattait ensuite.

Angélique avait l'impression d'être trahie par une amie. Elle en oubliait la roue et le pauvre hère gémissant sur l'estrade.

En l'occurrence c'était elle qui se montrait fort susceptible ; elle eut honte de son attitude en voyant le Persan croiser les deux mains sur son poignard d'or et s'incliner à plusieurs reprises avec les marques d'un grand respect.

– Son Excellence le bey Bachtiari dit que voici le premier cheval digne de ce nom qu'il aperçoit depuis qu'il a débarqué à Marseille. Il demande si le roi de France en possède beaucoup comme celui-ci.

– Mais des écuries entières, affirma-t-elle sans vergogne.

Le bey fronça les sourcils et parla précipitamment avec colère.

– Son Excellence s'étonne, dans ce cas, qu'on n'ait pas jugé bon de lui en envoyer quelques-uns pour lui faire un présent digne de son rang. Le marquis de Torcy s'est présenté à lui comme un piètre cavalier et il est reparti avec les chevaux sous prétexte que Son Excellence l'ambassadeur du Shah de Perse ne voulait pas le suivre... aussitôt... à Paris... et il dit que...

Là volubilité du Persan montait crescendo avec sa fureur et son interprète avait peine à le suivre.

– ...Et il dit qu'il n'a encore vu aucune femme digne de son rang... Qu'on ne lui en a donné aucune en présent... Qu'on ne lui en a envoyé aucune depuis plus d'un mois qu'il séjourne en France... que celles qu'il s'est fait amener n'auraient pu convenir même à un « cunbal »1 et qu'elles étaient répugnantes de saleté... Il demande si votre venue est enfin un signe que Sa Majesté le Roi de France... se décide à le considérer avec les honneurs qui lui sont dus ?...

Angélique ouvrait la bouche d'ébahissement.

– Mon père, vous me posez de bien étranges questions !

Un léger sourire éclaira le visage impassible du religieux. Il était encore jeune malgré ses traits sévères, mais son teint fatigué témoignait d'un long séjour en Proche-Orient.

– Madame, je mesure combien de telles paroles peuvent vous paraître choquantes sur mes lèvres. Considérez, je vous prie, que je suis depuis quinze ans attaché comme interprète français à la Cour du Shah de Perse, et que je me dois de traduire le plus fidèlement possible ses discours.

Il ajouta, non sans humour :

– En quinze ans j'ai eu l'occasion d'en entendre... et d'en dire bien d'autres. Mais répondez, je vous prie, à Son Excellence.

– C'est que... je suis très embarrassée. Je ne viens pas en ambassadrice. Et même plutôt, en cachette du roi, qui ne semble pas se soucier particulièrement, je crois, de cette ambassade persane.

Le visage du Jésuite se figea et ses yeux jaunes eurent un éclat glacé.

– C'est une catastrophe ! murmura-t-il.

Il hésitait visiblement à traduire la réponse. Heureusement les clameurs de plus en plus déchirantes du supplicié détournèrent l'attention de Mohammed Bachtiari, dont le regard revint vers l'estrade. Pendant la conversation, le bourreau avait achevé son ouvrage. Après avoir rompu les membres et le bassin du condamné, il lui avait replié bras et jambes, le troussant comme un poulet afin de pouvoir l'attacher sur la roue de carrosse préparée à cet effet. Celle-ci ensuite, au bout d'un bâton, venait d'être dressée vers le ciel avec son pitoyable fardeau. Le malheureux allait agoniser là de longues heures dans la bise glaciale, parmi le vol sinistre des corbeaux qui déjà s'assemblaient sur les arbres voisins. Le Persan poussa une exclamation de dépit et se lança dans un nouveau discours furieux.

– Son Excellence se plaint de n'avoir pas assisté à la fin du supplice, dit le Jésuite en s'adressant à M. de Miremont.

– Je suis au regret, mais Son Excellence s'entretenait avec Madame.

– Il aurait été de bon ton d'attendre pour continuer qu'Elle fût de nouveau attentive à la cérémonie.

– Présentez-lui mes excuses, mon Père... Dites-lui que ce n'est pas l'usage en France.

– Piètre excuse ! soupira le religieux.

Il se mit en devoir cependant d'apaiser le courroux de son noble employeur qui se calma, puis dont le visage s'éclaira, en émettant une proposition qui lui paraissait devoir tout arranger.

Le prêtre demeura silencieux. Pressé de traduire il dit avec réticence :

– Son Excellence vous demande de bien vouloir recommencer.

– Quoi donc ?

– Le supplice.

– Mais c'est impossible, mon Père, dit l'officier de police. Il n'y a pas d'autre condamné.

Le religieux traduisit. Le bey montra les Persans rangés derrière lui.

– Il vous dit de prendre un homme de son escorte... Il insiste... Il dit que si vous vous montrez aussi désobligeant, il se plaindra de vous au roi votre maître, qui vous décapitera. M. de Miremont, malgré le froid, commençait à suer à grosses gouttes.

– Que faire, mon Père ? Je ne peux pourtant pas de mon propre chef condamner à mort n'importe qui ?

– Je peux lui répondre de votre part que les lois de votre pays s'opposent à ce qu'on touche un seul cheveu sur la tête d'un étranger quel qu'il soit quand il est notre hôte. Nous ne pouvons donc immoler un de ses esclaves persans, même avec son consentement.

– C'est cela. C'est cela. Dites-lui, je vous en supplie.

Bachtiari bey daigna sourire et parut apprécier le tact des lois françaises. Mais son idée lui tenait très à cœur et soudain il tendit un bras impitoyable vers Savary. L'apothicaire poussa un hurlement et sautant à bas de son cheval se prosterna le front dans la neige en criant :

– Amman ! Amman !

– Mais que se passe-t-il, mon Père ? demanda Angélique.

– L'ambassadeur a décidé que ce serait parmi les gens de votre escorte qu'on devait choisir un nouveau condamné, puisque c'était à cause de vous qu'il avait manqué la fin du spectacle. Il prétend d'ailleurs qu'un homme qui ose monter un pareil cheval ne mérite pas de vivre.

Le Jésuite acheva entre les dents :

– Un homme qui – de plus – comprend et parle le persan à merveille... Ainsi vous ne veniez pas en ambassadrice mais vous aviez quand même songé à vous munir d'un interprète !...

– Maître Savary est un marchand-droguiste qui a beaucoup voyagé et...

– Quel est le but exact de votre mission, Madame ?

– La curiosité.

Le R. P. Richard eut un petit sourire sarcastique. Angélique dit avec agacement :

– Je ne peux vous en présenter d'autre... Maître Savary, cessez vos prosternations et relevez-vous. Nous ne sommes pas à Ispahan.

– Il faudrait pourtant en finir, dit le religieux.

– Mon Père, vous ne prétendez pas, j'espère, que l'on torture et que l'on tue un homme innocent pour le seul bon plaisir d'un prince barbare ?

– Certes non. Mais je m'élève contre les maladresses, le mauvais vouloir, le manque de courtoisie dont Bachtiari bey est victime depuis son arrivée en France. Venu en ami, il risque fort de repartir furieux et en ennemi et de faire du Shah in Shah un ennemi irréductible de la France et, ce qui est plus grave, de l'Église. C'est en vain qu'alors, nous autres religieux qui possédons là-bas une vingtaine de couvents, nous essaierons d'imposer notre influence. Une série de gaffes stupides risquant de faire reculer pour des siècles l'établissement de la civilisation latine et chrétienne dans ces pays qui ne demandent qu'à s'y ouvrir, vous comprendrez que je m'en impatiente.

– Ces grands problèmes ont leur gravité, j'en conviens, mon Père, dit M. de Miremont très ennuyé. Mais aussi pourquoi tient-il tant à son histoire de roue ?

– L'ambassadeur ne connaissait pas ce genre de supplice. Parti ce matin pour une promenade il s'est trouvé par hasard sur les lieux de l'exécution et il a décidé aussitôt de ramener au Shah de Perse la description exacte de ce nouveau mode de torture. C'est pourquoi il est si peiné d'avoir manqué quelques détails.

– Je trouve Son Excellence bien imprudente, fit Angélique avec un petit sourire.

Le Persan, qui était remonté sur son propre cheval avec une mine terrible, lui jeta un regard surpris.

– Je dirai même que j'admire son courage, continuait la jeune femme.

Il y eut un silence.

– Son Excellence s'étonne, dit enfin le Jésuite, mais elle sait que les femmes ont parfois des subtilités qu'ignorent les cerveaux masculins et elle est passionnée de ce que vous allez lui apprendre. Parlez donc, Madame.

– Eh bien, Son Excellence n'a-t-elle pas songé que le Roi des Rois pourrait être tenté de faire un mauvais usage de cette nouvelle machine ?... Par exemple de décider qu'étant donné sa nouveauté, son originalité, elle ne servirait qu'aux supplices des grands seigneurs de son pays ?... Et qu'il serait très indiqué de l'expérimenter avec l'un des plus grands parmi les grands, son meilleur sujet, tel Son Excellence ici présente ? Surtout si sa mission se révèle un échec pour les espérances du Roi des Rois...

Au fur et à mesure que le Jésuite traduisait le visage du prince s'éclairait. Au grand soulagement de tous il se mit à rire.

– Fouzoul Khanoum !2 s'exclama-t-il.

Les mains croisées sur la poitrine il s'inclina plusieurs fois vers la jeune femme.

– Il dit que votre conseil est digne de la sagesse de Zoroastre lui-même... Qu'il renonce à son projet de rapporter le supplice de la roue dans son pays... qui en possède déjà une variété assez impressionnante... Et il vous demande de l'accompagner maintenant jusqu'à sa demeure... pour vous offrir une collation.

Mohammed Bachtiari bey prit la tête du cortège en entraînant tout son monde derrière lui. D'un coup il était devenu le charme et la prévenance mêmes. Le chemin s'effectua en échange de politesses exquises au cours desquelles Angélique s'entendit gratifier à travers les lèvres en lame de couteau du religieux qui les débitait d'une voix de chapelet, de « tendre gazelle de kashan », de « rose de Zendé Roud d'Ispahan » et pour finir de « Lys de Versailles ». Ils parvinrent rapidement à la demeure provisoire où l'ambassadeur avait élu domicile en attendant de faire son entrée solennelle dans Versailles et à Paris. C'était une maison de campagne assez modeste avec un jardin aux pelouses jaunies à peine garni de trois ou quatre statues verdâtres. Bachtiari bey s'excusa de l'indigence de sa résidence. Il s'y était installé parce que le propriétaire y avait fait construire des bains turcs et qu'il pouvait ainsi procéder à ses ablutions rituelles et se maintenir en état de propreté. La pensée que toutes les maisons parisiennes n'avaient pas leur établissement thermal le confondait. Au brouhaha de l'arrivée quelques autres domestiques persans accoururent, tous armés de sabres et de poignards. Derrière eux deux gentilshommes français surgirent à leur tour. L'un d'eux, dont l'énorme perruque essayait de compenser la petite taille, s'exclama d'un ton aigre :

– Encore une courtisane ! Père Richard vous ne comptez pas, j'espère, loger cette créature ici. M. Dionis s'oppose à ce qu'on profane plus longtemps sa demeure.

– Je n'ai pas dit cela, protesta l'autre. Je comprends que Son Excellence ait besoin de distraction...

– Ta ta ta, interrompit le petit homme hargneux, si le prince veut se distraire il n'a qu'à se rendre à Versailles présenter ses lettres de créance au lieu de se complaire à prolonger indéfiniment une situation éhontée.

Le Jésuite pouvant enfin placer un mot présenta Angélique. L'homme à la perruque passa par toutes les couleurs.

– Recevez toutes mes excuses, Madame. Je suis Saint-Amon, introducteur des ambassades, chargé par le roi d'accompagner Son Excellence jusqu'à la Cour. Excusez mon ignorance.

– Vous êtes tout excusé, Monsieur de Saint-Amon. Je comprends que mon arrivée prêtait à confusion.

– Ah ! Madame, plaignez-moi plutôt ! Je ne sais que devenir parmi ces individus barbares aux mœurs honteuses, et que je ne peux convaincre de la nécessité de se hâter. Et le Père Richard, pourtant Français lui aussi, et religieux par surcroît, ne m'aide en rien ! Voyez son sourire narquois...

– Hé ! m'aidez-vous également ? riposta le Jésuite. Votre métier est celui de diplomate. Montrez donc un peu de diplomatie. Moi, je ne suis qu'interprète, tout au plus conseiller, j'ai accompagné l'ambassadeur à titre privé, et vous pourriez vous estimer heureux de m'avoir comme traducteur à vos services.

– Vos services sont aussi les miens, mon Père, car tous deux nous sommes sujets du roi de France.

– Vous oubliez que je suis d'abord serviteur de Dieu !

– Vous voulez dire de Rome. Chacun sait que les États pontificaux ont plus de valeur aux yeux de votre Ordre que le royaume de France.

Le reste de la dispute fut perdu pour Angélique, car Bachtiari bey venait de la saisir par le poignet et l'entraînait à l'intérieur de la maison. Ils traversèrent une antichambre dallée de mosaïque, puis pénétrèrent dans une autre pièce, suivis de leurs deux pages respectifs, celui du prince portant l'éternel narguilé ou « kaliam » d'où s'échappait une fumée glougloutante, et Flipot qui entrait comme chez lui les yeux écarquillés d'admiration à la vue des tentures, des tapis, des coussins amoncelés dans un chatoiement de coloris ravissants. Des meubles de bois précieux, des vases et des coupes de faïence bleue complétaient l'ameublement. Le prince s'assit, croisant les jambes, et fit signe à Angélique de l'imiter.

– Est-ce la coutume des Français de se quereller devant les gens et à tout propos ? demanda-t-il dans un français un peu lent mais parfait.

– Je constate avec plaisir que Votre Excellence parle fort bien notre langue.

– Il y a deux mois que j'écoute les Français... Alors j'ai eu le temps d'apprendre. Je sais surtout très bien comment l'on dit des choses désagréables... et beaucoup de... d'injures... C'est cela. Et je regrette... Car j'ai autre chose à vous dire.

Angélique se mit à rire. Le bey la contempla.

– Votre rire est comme une source dans le désert.

Puis ils se turent, comme pris en faute, car déjà le religieux et Saint-Amon les rejoignaient, tous deux fort soupçonneux à des titres divers. Son Excellence ne marqua cependant aucune contrariété. Elle se remit à parler en persan et commanda aussitôt une légère collation. Des janissaires apparurent, portant des plateaux d'argent ouvragé et versèrent dans de minuscules tasses de cristal un breuvage fumant, très noir et à l'odeur étrange.

– Qu'est-ce donc ? demanda Angélique un peu inquiète, avant d'y porter les lèvres.

M. de Saint-Amon avala d'un seul coup le contenu de son gobelet et répondit avec une horrible grimace :

– Du café ! C'est le nom, paraît-il. Voici plus de dix jours que je m'impose d'avaler cette saleté dans l'espoir que ma courtoisie obtiendra récompense et que Bachtiari bey consentira à monter en carrosse pour se rendre à Versailles. Mais je risque bien de tomber malade avant de parvenir au but.

Sachant maintenant que le Persan comprenait le français, Angélique se sentit gênée, mais le bey demeura impassible. Il lui fit remarquer par gestes les coupes de cristal taillé et les curieuses cruches en porcelaine craquelée, d'une délicieuse couleur de lapis-lazuli.

– Ce sont des pièces datant du roi Darius, expliqua le Père Richard. Le secret de ces émaux est perdu, et tandis que la plupart des anciens bains d'Ispahan et de Meched sont couverts de carrelages précieux datant de plus de mille ans, les palais nouveaux d'aujourd'hui n'ont plus la même beauté. Comme pour les pièces d'orfèvrerie, pourtant réputées.

– Si Son Excellence s'intéresse aux objets précieux, que n'admirera-t-elle pas à Versailles ? dit Angélique. Notre roi a le goût du faste et s'entoure de vraies merveilles...

L'ambassadeur parut impressionné. Il posa vivement plusieurs questions et Angélique répondit de son mieux, décrivant l'immense palais étincelant de dorures et de glaces, les œuvres d'art que représentaient tous Tes meubles conçus par des artistes, fabriqués dans les matières les plus précieuses, la richesse de l'argenterie unique au monde. Son interlocuteur allait d'étonnement en étonnement. Par l'intermédiaire du Père Richard il fit reproche à M. de Saint-Amon de ne pas lui avoir raconté un seul mot de tout cela.

– Quel intérêt ? La grandeur du roi de France n'a pas à se mesurer à son luxe mais à son renom. Ce sont là pacotilles de bazar, qui ne peuvent flatter que des esprits puérils.

– Pour un diplomate vous oubliez un peu trop que vous avez affaire à des Orientaux, dit sèchement le Jésuite. En tout cas je constate que Madame, en quelques paroles, a fait plus pour avancer vos affaires françaises que vous seul en dix jours.

– Parfait ! Parfait ! Si vous, homme d'Église, êtes partisan de ces procédés de harem, je ne vois pas ce que la dignité d'un homme du haut rang peut y répondre. Je me retire.

Sur cette déclaration acide M. de Saint-Amon se leva et prit congé. Le religieux le suivit de près.

Mohammed Bachtiari se tourna vers Angélique avec un sourire qui mettait un éclair neigeux dans sa face brune.

– Le Père Richard a compris que je n'avais pas besoin d'interprète pour m'entretenir avec une dame.

Il porta sa pipe à ses lèvres et fuma à petits coups sans quitter sa visiteuse de son regard sombre et brûlant.

– Mon astrologue m'a dit... aujourd'hui mercredi était un jour « blanc », un jour heureux. Et vous êtes venue... À vous je le dis... Je suis inquiet dans ce pays. Ses coutumes sont étranges et difficiles.

D'un geste il fit signe à son page qui somnolait de présenter les coupes de sorbet aux fruits, de nougats et de pâtes transparentes. Angélique dit avec hésitation qu'elle ne comprenait pas l'inquiétude de Son Excellence. Qu'y avait-il de si étrange parmi les coutumes françaises ?

– Tout... Les fellahs... comment dit-on... gens de la terre...

– Paysans.

– C'est cela... Qui me regardent passer debout avec tant d'insolence. Pas un, au long du voyage, qui mît le front dans la poussière... Votre roi qui veut me conduire jusqu'à lui comme un prisonnier... dans un carrosse... avec des gardes aux portières. Et ce petit homme qui ose me crier : « Vite ! Vite ! À Versailles ! » comme si j'étais un sichak, je veux dire un âne de bât, alors que par déférence, honneur au grand souverain, je me dois de ralentir ma marche... Pourquoi riez-vous, ô belle Firouzé dont les yeux sont semblables à la plus précieuse des pierres précieuses ?

Elle essaya de lui expliquer qu'il y avait dans tout cela un malentendu. En France on ne se prosternait pas. Les femmes faisaient la révérence. À titre de démonstration elle se leva et fit plusieurs révérences, au grand plaisir de son hôte.

– Je comprends, dit-il... c'est une danse... lente et religieuse que font les femmes devant leur prince. Cela me plaît beaucoup. Je ferai apprendre à mes femmes... Le Roi me veut donc finalement du bien puisqu'il vous a envoyée. Vous êtes la première personne qui me semble distrayante... Les Français sont tellement ennuyeux !

– Ennuyeux ! protesta Angélique avec véhémence. Votre Excellence s'égare. Les Français ont la réputation d'être très gais, amusants.

– Ter-ri-ble-ment ennuyeux ! scanda le prince. Ceux que j'ai vus jusqu'alors distillaient l'ennui comme la roche du désert distille le précieux liquide de la Moumie...

La comparaison de l'ambassadeur rappela à Angélique maître Savary, par le fait duquel elle se trouvait là.

– La moumie... Est-ce possible, Votre Excellence ! Sa Majesté le Schah de Perse a daigné envoyer à notre souverain un peu de la si rare liqueur ?

Le visage de l'ambassadeur s'assombrit et il eut pour Angélique le regard cruel dont un sultan couve l'esclave soupçonnée de trahison.

– Comment savez-vous... que je la porte dans mes présents ?

– On en parle, Votre Excellence. La renommée de ce trésor n'a-t-elle pas franchi les mers ?

Malgré son impassibilité, Bachtiari bey ne put s'empêcher de laisser transparaître des sentiments perplexes.

– Je croyais... que le roi de France ne faisait vraiment aucun cas de la moumie... Peut-être m'aurait-il infligé l'affront d'en rire, dans l'ignorance de sa valeur...

– Sa Majesté mesure au contraire la grande intention du Schah de Perse par l'envoi d'un tel présent. Elle n'ignore pas que ce liquide est rarissime. Aucun autre pays au monde ne le possède que la Perse.

– Aucun autre, affirma le bey dont les prunelles s'illuminèrent d'un feu mystique. C'est le présent d'Allah à un peuple qui fut le plus grand parmi les plus grands... qui demeure grand par la richesse de son esprit. Allah l'a béni en lui dédiant l'élixir précieux et mystérieux. Les sources en sont devenues rares et c'est pourquoi la moumie est réservée aux seuls sophys, aux princes du sang... Les roches qui la distillent sont gardées militairement par les gardes du roi. Chaque source est fermée des cinq sceaux des principaux officiers de la province... Ils répondent de leur tête pour un vol d'une seule goutte.

– Quel peut-être l'aspect de cette liqueur ?

Le sourire était revenu sur les lèvres de Bachtiari bey.

– Vous êtes curieuse et impatiente comme une odalisque... à laquelle son seigneur a promis récompense... Mais... j'aime voir briller vos yeux.

Il frappa dans ses mains et donna des ordres au garde accouru. Quelques instants plus tard deux serviteurs entraient portant un lourd coffret de bois de rose aux incrustations d'or et de nacre. Quatre janissaires, lance au poing, les encadraient. Le coffre fut déposé sur un guéridon près du divan et Bachtiari bey l'ouvrit avec respect. Il contenait un vase d'épaisse porcelaine bleue, au col large et long. Le Persan retira le bouchon de jade qui fermait l'orifice et Angélique se pencha. Elle vit un liquide sombre et irisé

qui lui parut de consistance huileuse, et dont l'odeur pénétrante ne ressemblait à rien de connu. Était-ce désagréable ou agréable ? Elle n'aurait pu dire. Elle se redressa avec l'impression d'éprouver un étourdissement et une brusque douleur aux tempes. Marmonnant à mi-voix des prières sur un ton psalmodiant, le Persan inclinait le vase pour en verser quelques gouttes dans une custode d'argent ; il y trempa son doigt et le posa doucement sur le front d'Angélique, puis sur le sien.

– Est-ce une médecine ? demanda-t-elle faiblement.

– C'est le sang de la terre, murmura-t-il tandis que ses longues paupières voilaient son regard avec extase, c'est la promesse surgie des profondeurs... le message mystérieux des esprits qui commandent le monde... La illa ha illa la ! Mohhamedou rossoul u le3 !

– Ali vali oullah, répondirent les serviteurs en se prosternant.

Lorsqu'ils se furent retirés emportant la vénérable liqueur, Angélique s'apprêta à prendre congé. La déception de l'ambassadeur fut visible. Elle dut user de nombreuses périphrases et de multiples comparaisons poétiques pour lui faire comprendre qu'en France les femmes d'une certaine condition ne pouvaient être considérées comme de vulgaires courtisanes. On ne pouvait les conquérir que par une cour subtile et longuement platonique.

– Nos poètes persans ont su chanter leur bien-aimée, dit le prince. Aux siècles passés le grand Saadi n'a-t-il pas dit :

Celui que tu retiens connaît un bonheur toujours jeune :


Un paradis constant le garde de vieillir


Depuis que je te vois je sais ou tourner ma prière :


C'est vers ton Orient que monte ma ferveur...

« Est-ce ainsi qu'il faut parler... pour conquérir les difficiles femmes de France ?... Moi je vous nommerai Firouzé-Khanoum... Madame la Turquoise... C'est la première de toutes les pierres précieuses, l'emblème de la vieille Perse des Mèdes. Le bleu est dans notre pays la couleur la plus aimée...

Avant qu'elle ait pu ébaucher un geste de dénégation il avait retiré de son doigt une lourde bague et la lui glissait à l'annulaire.

– ...Madame la Turquoise... voici l'expression de ma joie quand vos yeux se lèvent sur moi. Cette pierre a le pouvoir de changer de couleur lorsque celui ou celle qui la porte a la conscience mauvaise et le cœur faux.

Il la fixait avec un sourire doux et légèrement moqueur qui la fascinait. Elle eût voulu refuser mais ne put que murmurer en baissant les yeux sur la pierre sertie d'or qui ornait sa main :

– Barik Allah !

Bachtiari bey se leva dans le bruissement de ses soieries. Il avait des mouvements souples et félins qui laissaient deviner une force peu commune, rompus par les exercices de cavalerie et les combats de « djerib »4.

– Vos progrès en persan... très rapides... Y a-t-il beaucoup de femmes, si belles, si charmantes à la Cour du roi de France ?

– Autant que de galets sur une grève de l'Océan, affirma Angélique.

Elle avait hâte maintenant de s'échapper.

– Je vous laisserai donc aller, dit le prince, puisque tel est le singulier usage en ce curieux pays où l'on envoie des présents pour les reprendre aussitôt... Pourquoi le roi de France me fait-il tant d'outrages ? Le Schah de Perse est puissant : il peut chasser de son pays les religieux français des vingt couvents qui se sont installés là-bas... Il peut refuser de vendre la soie. Votre roi croit-il qu'il pourra chez lui obtenir de la soie comme celle que nous possédons ? Sur les terres étrangères ne poussent que les mûriers à baies rouges. Tandis qu'en Perse les vers se nourrissent des mûriers à baies blanches et donnent la soie la plus fine... Le traité que nous voulions signer ne le sera-t-il pas ? Dites cela à votre roi. Et maintenant je voudrais consulter mon devin. Soyez présente.

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