Chapitre 13

Les gueux attendaient dans l'arrière-salle de la cuisine. En nouant un tablier blanc devant elle, Angélique se dit qu'elle avait par trop négligé son devoir de noble dame, qui doit chaque semaine faire l'aumône de ses mains. Avec ses folles chevauchées entre la Cour et Paris et les fêtes perpétuelles, ses haltes à l'Hôtel du Beautreillis étaient devenues rares. Il lui fallait pourtant trouver le moyen de vérifier ses comptes. La maison marchait bien entre les mains de l'intendant Roger. Barbe était là pour veiller sur le petit Charles-Henri. L'abbé de Lesdiguières et Toison d'Or, pour Florimond, qu'ils suivaient à la Cour. Par contre, ses affaires personnelles de commerce et celles de la famille du Plessis-Bellière disparaissaient dans un brouillard inquiétant.

Elle était ensuite allée visiter le sieur David Chaillou qui avait la haute main sur les chocolateries de la ville, et qui les menait fort heureusement. Elle avait vu également les responsables de ses entrepôts de produits des îles.

Au retour elle trouva les servantes et les demoiselles de Gilandon qui préparaient les dons pour les pauvres, car c'était le jour de l'aumône à l'hôtel du Beautreillis. Il en viendrait jusqu'au soir.

Angélique prit les corbeilles remplies de pains ronds. Anne-Marie de Gilandon la suivit avec un panier où il y avait de la charpie et des médicaments. Deux chambrillons apportèrent des bassines d'eau chaude.

Le jour d'hiver laissait tomber la même clarté sur les visages des pauvres, les uns assis sur des bancs ou sur des escabeaux, les autres debout le long du mur. Elle leur distribua d'abord les pains. Aux mères de famille qu'elle reconnaissait elle faisait apporter un petit jambon ou un saucisson qu'elles pourraient emporter pour durer quelques jours. Ils avaient déjà tous bu un grand bol de soupe. Il y avait des visages nouveaux. Peut-être certains « anciens » s'étaient-ils lassés de venir, ne la voyant jamais. Les gueux peuvent avoir de ces sentimentalités.

Elle s'agenouilla pour laver les pieds d'une femme qui avait un ulcère à la jambe. Elle tenait un enfant chétif sur les genoux. Le regard de la femme était dur et fermé, et elle serrait les lèvres d'une façon qu'Angélique savait reconnaître.

– Tu veux me demander quelque chose ?

La femme hésita. La timidité des chiens battus prend souvent l'expression de la colère. Elle tendit son enfant d'un geste raide. Angélique l'examina. Il avait des abcès froids à la base du cou, dont deux étaient ouverts.

– Il faut le soigner.

La femme secoua la tête farouchement. Le vieux béquillard Pain-Sec vint à son aide.

– Elle veut le faire toucher par le roi. Toi qui connais le roi, explique à la fille comment qu'elle doit faire pour être sur son passage.

Du bout du doigt Angélique caressa rêveusement le front et les tempes de l'enfant. Il avait un petit museau de misère avec des yeux d'écureuil effarouché. Le faire toucher par le roi ? Pourquoi pas ? Depuis Clovis, le premier roi chrétien de France, ce beau privilège de guérir les écrouelles n'était-il pas transmis à ses successeurs ? Dieu leur avait dévolu ce pouvoir avec l'onction du saint chrême apporté par la colombe miraculeuse dans une ampoule de verre, le jour du premier sacre. Ensuite on racontait qu'un écuyer de Clovis, Léonicet, étant atteint de tumeurs scrofuleuses, le monarque avait vu en songe un ange qui l'avertit de toucher le cou de son serviteur. L'ayant fait, il eut la joie de guérir son fidèle Léonicet. Depuis ces temps lointains les rois de France, héritiers d'un don si particulier, voyaient se précipiter sur leur passage les miséreux couverts de plaies. Aucun souverain ne s'était jamais dérobé à ce devoir, Louis XIV moins que quiconque. Presque chaque dimanche, à Versailles, à Saint-Germain, ou chaque fois qu'il se rendait à Paris, il accueillait les malades. Il en avait touché plus de 1 500 pour la seule année en cours et l'on parlait de nombreuses guérisons.

Angélique dit qu'elle croyait qu'il fallait parler de cela au médecin du roi. C'était lui et ses assistants qui examinaient les malades à présenter au roi. Une charrette les conduisait ensuite à Versailles, où cette cérémonie avait lieu le plus souvent. Elle conseilla à la femme de revenir la voir la semaine suivante. D'ici là elle aurait parlé à M. Vallet le médecin du roi qui, chaque jour, assistait en robe de satin au souper de Sa Majesté. Des gueux qui avaient suivi la conversation implorèrent à leur tour :

– Dame, nous aussi nous voulons être touchés par le roi... Dame, intercédez pour nous !

Elle leur promit qu'elle ferait de son mieux. En attendant elle pansa l'enfant avec des compresses d'eau verte que lui avait recommandée maître Savary. Le vieux Pain-Sec était un « ancien ». Depuis des années il venait régulièrement à l'hôtel du Beautreillis. Angélique pansait ses ulcères et lui lavait les pieds. Il n'en voyait pas l'utilité, mais il la laissait faire puisqu'elle y tenait tant. Grommelant dans sa barbe grise embroussaillée il faisait la chronique de ses « pèlerinages ». Car il ne fallait pas le prendre pour un vulgaire mendiant ! C'était un pèlerin des saintes reliques, comme l'attestaient les coquilles garnissant son chapeau, ses nombreux chapelets et son bourdon au bout d'un bâton. À vrai dire ses voyages ne le menaient pas beaucoup plus loin que l'Ile-de-France, mais par contre il en connaissait les moindres châteaux, dont, en béquillard avisé, il entreprenait la fructueuse tournée. Depuis que le roi ne voulait plus habiter Paris, les grands seigneurs construisaient partout. Chacun voulait, à l'imitation du maître, bâtir sa résidence, trouver un parc, ouvrir des allées dans la forêt, meubler une orangerie, et lancer vers le ciel mille jets d'eau. Bonne affaire pour Pain-Sec ! Boitillant, geignant, mendiant, pareil à saint Roch avec son chien jaune et famélique qui le suivait partout, il s'en allait au long des routes et profitait du trafic incessant des carrioles et des convois de constructions pour se faire véhiculer. Il n'était pas allé jusqu'à Fontainebleau, mais c'était un habitué de Versailles et de Saint-Germain. Il appréciait Saint-Cloud, la résidence de Monsieur, parce qu'il y avait beaucoup de gaspillage : on y jetait des poulets rôtis à peine entamés. De même à Chantilly, chez monsieur le Prince. Il passait aussi par Rueil, par Berny, chez M. de Lionne, un épicurien où l'on faisait très bonne chère, et Choisy, où la Grande Mademoiselle allait goûter les plaisirs de la nature. Elle savait faire ses comptes, celle-là, mais elle était généreuse pour les pauvres. Par contre Pain-Sec ne retournerait plus à Saint-Ouen, où M. de Boisfranc avait sa résidence. Pas plus avare sous le ciel que ce scélérat, grand écuyer de Monsieur, et qui était au surplus grand voleur, grand blasphémateur et grand libertin. Pain-Sec jugeait les grands du seuil de leur cuisine. C'était un point de vue qui en valait bien d'autres, et Angélique aimait entendre sa chronique.

– Qu'as-tu à me raconter, Pain-Sec ?

– Ce matin, dit Pain-Sec, j'm'en revenais de Versailles. À pied. Un peu de marche, ça fait du bien. V'là mon clébard qui aboie, et un bandit qui sort de la forêt. Rien qu'à le voir je me suis dit : ça, c'est un bandit. Mais moi je crains rien, s'pas ? Y peut rien m'prendre. Y s'approche et y me dit :

« Tu manges du pain, donne-m'en un morceau, je te donnerai de l'or.

« – Fais voir d'abord. Il me montre deux pièces d'or. Moi je lui donne le morceau entier pour ce prix. Après il me demande le chemin de Paris.

« – Comme ça tombe, j'y vais aussi.

« Et comme un marchand de vins passait avec des fûts vides dans sa charrette, il a bien voulu nous prendre tous les deux. En chemin on bavarde, et je raconte que moi à Paris je connais tout le monde. Surtout les gens bien, enfin toutes les grandes maisons.

« – Je voudrais aller chez Mme du Plessis-Bellière, qu'il me dit.

« – Comme ça tombe ! J'y vais aussi.

« – C'est ma seule amie, qu'il me dit.

Angélique interrompit le pansement qu'elle était en train d'achever.

– Tu exagères, Pain-Sec, je n'ai pas d'amis parmi les bandits de la forêt.

– Moi, je ne sais pas. Je te répète ce qu'il m'a dit. Et si tu veux pas me croire t'as qu'à lui parler. Il est ici.

– Où cela ?

– Dans ce coin-là. L'est plutôt un timide que j'crois. Il a pas l'air d'avoir envie qu'on le regarde trop sous le nez, le frangin !

L'individu qu'il désignait se dissimulait en effet, plus qu'il ne s'appuyait, contre une des colonnes qui soutenaient les voûtes de l'office. Angélique ne l'avait pas aperçu pendant la distribution des pains. Sa silhouette efflanquée s'enveloppait d'un grand manteau haillonneux dont il rabattait un pan sur le bas de son visage. Son allure n'inspirait pas confiance à la maîtresse des lieux. Elle se releva et alla droit vers lui. Mais elle le reconnut soudain, dans un élan de peur et de joie : Rakoczi.

– Vous ! souffla-t-elle.

Elle le saisissait machinalement aux épaules et sentait l'étoffe du manteau flotter autour de son corps amaigri.

– D'où sortez-vous ? chuchota-t-elle.

– Ce brave homme vous l'a dit : des bois !

Ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites brillaient toujours d'un feu vif, mais elle lui voyait des lèvres pâles dans sa barbe touffue.

Elle calcula rapidement. Plus d'un mois s'était écoulé depuis l'ambassade moscovite. Mon Dieu ! ce n'était pas possible ! En plein hiver !...

– Ne bougez pas, dit-elle. Je vais m'occuper de vous.

La visite des pauvres terminée, elle fit conduire le prince hongrois jusqu'à la chambre confortable, à laquelle étaient joints des bains florentins. Rakoczi affectait de plaisanter ; il se redressait, magnifique dans ses loques qu'il drapait avec beaucoup de morgue, et s'informait de la santé de son hôtesse et de ses succès comme s'il se fût trouvé dans l'antichambre du roi. Mais lorsqu'il se fut lavé et rasé il s'effondra d'une masse sur son lit et sombra dans un sommeil profond.

Angélique convoqua son maître d'hôtel.

– Roger, dit-elle, cet homme que je viens d'accueillir est notre hôte. Je ne peux vous dire son nom, mais sachez que nous lui devons un asile sûr.

– Madame la marquise peut compter sur ma discrétion.

– La vôtre, oui, mais la maisonnée est nombreuse. Roger, il faut que vous fassiez comprendre à tous mes gens, depuis le petit valet d'écurie Jeannot jusqu'à votre clerc qui s'occupe des chiffres, qu'ils ne doivent pas faire plus de cas de cet homme que s'il était invisible. Ils ne l'ont pas vu. Il n'existe pas.

– J'ai compris, Madame la marquise.

– Vous leur direz aussi que s'il sort d'ici sain et sauf je leur baillerai à tous une récompense. Mais si jamais il lui arrivait malheur sous mon toit...

Angélique serra ses deux poings et ses yeux étincelèrent.

– ...Je fais serment que je vous renverrai tous... Tous, du premier jusqu'au dernier, vous y compris ! Est-ce net ?

Maître Roger s'inclina. Son service auprès de Mme du Plessis lui avait appris qu'elle parlait rarement à la légère. Pour sa part, il estimait qu'un bon serviteur qui tient à sa place doit être aveugle, sourd et autant que possible muet, et il s'efforçait d'inculquer ces qualités aux gens de livrée dont il avait la responsabilité. Il dit qu'il se portait garant de leur silence et qu'aucun d'eux ne mettrait en balance l'avantage de servir Mme la marquise avec les ennuis qu'apporterait un futile bavardage.

Elle se sentit rassurée sur ce point.

Mais abriter Rakoczi était une chose. L'aider à s'évader et à gagner sans encombre la frontière en était une autre. Elle ignorait les ordres que Louis XIV avait pu donner contre le révolutionnaire. Elle échafauda plusieurs projets, fit le compte de l'argent et des amis dont elle disposait pour mener à bien la difficile entreprise. Elle était encore plongée dans ses projets lorsque la petite pendule de sa chambre égrena les onze coups de la nuit. Comme elle se levait pour gagner son lit elle retint un léger cri. Rakoczi se tenait sur le seuil de sa chambre. Angélique se ressaisit.

– Comment vous portez-vous, Monsieur ?

– À merveille.

Le Hongrois s'avança en étirant de bien-être son long corps amaigri qui emplissait difficilement les vêtements d'emprunt prêtés par maître Roger, pourtant lui-même peu en chair.

– Je me sens mieux depuis que je me suis débarrassé de ma barbe. J'avais l'impression d'entrer peu à peu dans la peau d'un Moscovite.

– Chut ! fit-elle en riant. On ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu.

Et soudain elle frissonna. Car elle se rappelait comment elle avait essayé de sauver jadis le Poète Crotté. Elle n'y était pas parvenue. La police du roi avait été la plus forte. Le Poète Crotté avait été pendu en place de Grève. Mais cette fois elle possédait d'autres moyens. Elle était riche, influente. Elle réussirait.

– Avez-vous encore faim ?

– Toujours, soupira-t-il en caressant le creux de son estomac, il me semble que j'aurai faim jusqu'à mon dernier soupir.

Elle le conduisit dans le salon voisin, où elle avait fait dresser une table à son intention. Les bougeoirs d'or aux deux extrémités éclairaient, dressée sur un plat d'or, une monstrueuse dinde rôtie farcie de marrons et accompagnée de rissoles aux pommes. Alentour des marmites contenaient des légumes chauds et froids, une matelote d'anguilles, des salades et dans un bassin d'or une profusion de fruits. Pour faire honneur au pauvre homme des bois, Angélique avait sorti les quelques pièces de sa vaisselle plate, dont elle était très fière. Outre le plat, les flambeaux et le bassin aux fruits, elle avait encore deux hanaps ciselés et deux aiguières d'un travail ancien et sans prix.

Rakoczi poussa un cri sauvage d'admiration qui s'adressait beaucoup plus à l'or croustillant de la dinde qu'à celui des hanaps et des plats. Il bondit, s'attabla et se mit à manger comme un loup.

Ce ne fut qu'après avoir dévoré les deux ailes et un pilon qu'il désigna à Angélique, d'un os péremptoire, la place en face de lui.

– Mangez, vous aussi, fit-il la bouche pleine.

Elle rit en le regardant avec sympathie. Elle lui versait à boire un vin de Bourgogne dans le hanap d'or. Elle s'en versa également et s'assit comme il le lui demandait. Il n'était pas question de distraire la moindre parcelle de la dinde. De toute évidence Rakoczi la mangerait tout entière.

Ses dents pointues et blanches s'enfonçaient avec volupté dans la chair tendre. Les os du volatile craquaient allègrement. Rakoczi s'essuyait les mains, buvait, soulevait des couvercles, emplissait son assiette, raflait d'un seul coup les tartelettes aux pommes, buvait encore, attaquait à deux mains et à pleine bouche la carcasse du volatile. Ses yeux noirs et toujours pétillants d'un feu passionné se relevaient vivement vers Angélique qu'il apercevait par-dessus les plats, dans le rayonnement des chandelles.

– Vous êtes belle ! dit-il entre deux bouchées. Je vous voyais devant moi tandis que j'errais dans la forêt. Une vision de lumière et de réconfort... La plus belle des femmes... la plus tendre.

– Vous étiez réfugié dans la forêt ?... Tout ce temps-là ?

Le prince commençait à être rassasié. Il se lécha les doigts et lissa longuement ses belles moustaches, qu'il fit retomber avec soin des deux côtés de sa bouche. Était-ce dû aux privations ou à la lumière émanée des flambeaux ? Son teint paraissait avoir jauni, accentuant le caractère asiatique de ses yeux bridés. Mais leur expression pétillante, un peu sarcastique, n'avait pas de mystère. Il rejeta en arrière ses longs cheveux noirs luisants, bouclés en anneaux comme ceux des Tziganes.

– Oui. Où pouvais-je aller ?... La forêt ? Elle s'est ouverte devant moi comme le seul refuge autour de Versailles. J'ai eu la chance de m'embourber dans un marécage qui m'a conduit à un étang où j'ai pataugé fort longtemps, et ceci a fait que les chiens qu'on avait lancés à ma poursuite ont perdu ma trace... Je les entendais aboyer et les cris des valets qui les excitaient... Être gibier est un rôle bien désagréable. Mais j'avais Hospadar, mon petit poney. Il n'a pas voulu sortir de l'eau, malgré les glaçons qui se formaient autour de ses poils. Il savait que ce serait notre perte. Vers le soir nous avons compris que nos poursuivants avaient renoncé.

Angélique lui versa encore à boire.

– Mais comment avez-vous pu subsister ? Où vous abritiez-vous ?

– J'ai eu la chance de rencontrer des huttes de bûcherons abandonnées. J'ai allumé du feu. Après y avoir vécu deux jours j'ai continué ma route. Alors que nous étions sur le point de succomber, j'ai aperçu un petit hameau à la lisière des arbres. La nuit je m'y suis glissé et j'ai enlevé un agneau. J'ai vécu ainsi assez longtemps. Hospadar se nourrissait de mousse, de baies. C'est un cheval des toundras. La nuit j'allais voler de la nourriture dans le hameau et le jour je me terrais sous une hutte que je m'étais construite grâce au coutelas bien aiguisé que je porte toujours sur moi, entre laine et peau. Les gens du hameau ne s'inquiétaient pas de la fumée qu'ils apercevaient parfois. Pour les bêtes volées, ils accusaient les loups... Les loups ? Il y en avait qui venaient parfois rôder autour de notre abri. Je les écartais avec des brandons enflammés. Un jour j'ai décidé de partir plus loin. Je voulais descendre vers le Sud et sortir de la forêt, dans une région où personne n'aurait entendu parler de nous... Mais... comment vous expliquer cela... La forêt, c'est une dure réalité pour un homme des steppes. Aucun vent, aucune odeur pour me guider. Le brouillard d'hiver, la neige qui voilait les crépuscules et les aurores. La forêt ? C'est un monde clos comme des songes... Un jour je suis parvenu sur une hauteur. J'ai vu la forêt autour de moi comme la mer. Rien que des arbres, ou les grands espaces nus des marécages. Le désert... Et au centre, là-bas, une île. Une île blanche et rose, terrifiante dans son éclat. Une île dressée par la main des hommes... J'ai compris que j'étais revenu à mon point de départ. C'était Versailles !

Il s'interrompit, la tête penchée, et pour la première fois elle le vit courbé sous le poids de la défaite.

– Nous sommes restés longtemps à regarder cela, dans le vent. Je comprenais que je ne pourrais échapper à la volonté d'un homme qui avait réussi cela : Versailles ! Au pied du palais il y avait comme un tapis multicolore. Aux franges des bois d'hiver je voyais du rouge, du mauve, du bleu, du jaune.

– C'étaient des fleurs, murmura Angélique, c'était la réception de l'ambassade persane.

– J'ai cru être la proie d'un mirage causé par la faim... J'étais accablé et je me suis senti pris de découragement. Car je voyais là ce que je pensais déjà : votre roi est le plus grand roi du monde.

– Vous avez pourtant osé le défier d'une façon cinglante. Quelle folie ce geste ! Quelle insulte ! Votre poignard aux pieds du roi, devant toute la Cour de Versailles !...

Rakoczi se tendit par-dessus la table avec un sourire.

– L'insulte répondit à l'insulte. Est-ce que mon geste ne vous a pas fait un tout petit peu plaisir ?

– Peut-être... Mais voyez où cela vous mène. Votre cause elle-même en souffrira.

– C'est vrai... Hélas ! nos ancêtres orientaux nous ont légué leur passion et non leur sagesse. Quand on trouve plus facile de mourir que de subir, on est prêt pour les gestes insensés et pour les grands exploits. Mais je n'ai pas fini de me mesurer dans l'arène avec la tyrannie des rois. Alors j'ai soudain pensé à vous.

Il branla la tête doucement.

– Il n'y a qu'en une femme qu'un proscrit peut avoir confiance. Des hommes ont parfois livré ceux qui leur demandaient asile. Des femmes jamais. J'ai conçu le projet de vous joindre et j'y suis parvenu. Maintenant il faudrait m'aider à fuir. Je voudrais me réfugier en Hollande. C'est aussi une république qui a su payer cher pour sa liberté. Elle offre bon accueil aux persécutés.

– Qu'avez-vous fait de Hospadar ?

– Je ne pouvais pas sortir des bois avec lui... C'était me dénoncer. Chacun se montrerait du doigt le petit cheval des Huns. Je ne pouvais pas non plus l'abandonner à la forêt et aux loups... Je lui ai tranché la carotide avec mon couteau.

– Non ! cria Angélique, et ses yeux se remplirent de larmes.

Rakoczi vida brusquement le hanap d'or posé devant lui. Il se déplaça et vint près d'elle d'un pas lent. À demi assis contre la table il se pencha et l'examina avec une attention extrême.

– Dans mon pays, fit-il d'un ton lourd, j'ai vu des enfants que des soudards jetaient aux flammes sous les yeux de leurs mères. J'en ai vu que l'on pendait aux branches par les pieds et leurs mères devaient rester là, assister à leur lente agonie, s'emplir les oreilles pour la vie des cris et des plaintes des petits innocents martyrs...

« C'était la répression menée par le roi de Hongrie, qu'aidait l'empereur d'Allemagne. C'est pour cela que j'ai pris la torche à mon tour et que j'ai allumé d'autres incendies. Qu'est-ce que la mort d'un petit cheval fidèle en face de cela ? N'ayons pas de faiblesses inutiles. Voyez, je vous avais dit que je ne possédais plus que mon cheval et mon poignard. Mais c'était trop encore. Maintenant il ne me reste vraiment rien !

Angélique secoua la tête, incapable de parler. Elle se leva et alla jusqu'à son secrétaire. Elle prit dans le coffret le poignard aux turquoises et le lui tendit. Le visage du Hongrois s'illumina.

– C'est entre vos mains qu'il est tombé ! Ah ! Dieu m'a guidé en faisant de vous ma seule étoile en ce pays... J'y vois un gage de ma victoire. Pourquoi pleurez-vous ainsi, mon bel ange ?

– Je ne sais pas. Tout cela me semble à la fois si cruel et inéluctable.

Le visage de l'étranger lui apparaissait derrière le voile de ses larmes comme celui d'un sacrifié. Mais elle vit sa main fine qui se crispait autour du poignard. Rakoczi retrouvait une arme dont il avait appris à se bien servir, et qui lui servirait encore. Il le glissa à sa ceinture.

– Rien n'est inéluctable en ce monde, affirma-t-il, si ce n'est le combat de l'homme pour vivre en accord avec son esprit.

Il s'étira brusquement, les jambes écartées, les bras tendus, avec une satisfaction intense.

Après avoir subi une épreuve physique incroyable, il lui avait fallu à peine quelques heures pour récupérer sa force et sa souplesse.

Elle pensa qu'il lui rappelait quelqu'un. Moins par son visage étranger que par cette longue silhouette maigre que semblaient mouvoir des ressorts d'acier.

– Mais pour l'instant l'esprit est en déroute, dit Rakoczi, les lèvres retroussées sur son sourire de loup, je ne sens que mon corps avide.

– Avez-vous encore faim ?

– Oui... de vous.

Il la considérait, tendu devant elle, plongeant ses yeux brillants et pénétrants dans les siens.

– Femme... belle femme de France, prenez au sérieux mon amour. Je ne suis pas un plaisantin.

– Certes, vous l'avez prouvé, fit-elle, émue, en souriant.

– Mes paroles sont aussi graves que mes actes. L'amour que j'ai pour vous est en moi avec toutes ses racines, dans mes bras, dans mes jambes, dans mon corps entier. Si je pouvais vous étreindre, je vous réchaufferais.

– Mais je n'ai pas froid !

– Si, très froid. Je sens votre cœur perdu et glacé et j'entends ses sanglots lointains... Venez contre moi.

Il l'enlaça sans violence mais avec une force qui la laissa défaillante. Les lèvres de Rakoczi, sur sa nuque, cherchaient la place tendre, vulnérable, derrière l'oreille. Elle était incapable de le repousser.

Leurs cheveux se mêlaient. Elle sentit l'effleurement de sa moustache soyeuse sur ses seins qu'il baisait, penché, comme s'il eût bu à une source de délices. Une houle profonde, presque douloureuse à force de douceur, se leva en elle et lui fit la gorge sèche, les mains tremblantes. Chaque seconde qui passait la soudait plus étroitement à cette dure charpente invincible. Lorsqu'il la lâcha elle tituba, égarée et privée d'appui. Les yeux de Rakoczi contenaient une prière exigeante.

Angélique s'écarta et revint vers sa chambre. Soudain elle se mit à se dévêtir, pénétrée d'impatience. Elle arracha avec fébrilité son raide corsage de satin, laissa tomber ses lourdes jupes. Elle sentit son corps jaillir, tiède et léger de la chemise de dentelles. Agenouillée sur son lit elle défit ses cheveux. Elle était envahie d'une passion claire, primitive et sans ombre. Il avait tout perdu. Elle ne lui marchanderait rien. Avec volupté elle laissa couler ses cheveux sur son dos nu. Elle y passait les doigts, les épandait, les dispersait, renversant la tête en arrière, les yeux clos.

Du seuil de la pièce Rakoczi la contemplait.

La lueur ambrée d'une veilleuse à huile, posée au chevet de l'alcôve, soulignait la courbe d'un flanc doucement bombé dont il percevait le frémissement, et avivait l'éclat merveilleux de la chevelure d'or bruni qui tombait comme une cape fluide sur des épaules rondes, sur des seins offerts.

Au cou elle avait conservé son collier de perles rosés.

Elle le regarda s'avancer, entre ses cils. Avec un choc elle sut tout à coup à qui il ressemblait. Par sa silhouette longue et maigre il lui rappelait son premier époux, le comte de Peyrac, que l'on avait brûlé en place de Grève. Il était seulement un peu moins grand et ne boitait pas.

Elle tendit les bras vers lui, l'appelant d'un gémissement sourd. Il bondit et l'enlaça de nouveau. Elle défaillit et se laissa ployer, s'abandonnant totalement à la douce contrainte des caresses. Un plaisir aigu et lucide l'envahissait.

« Comme c'est bon, un homme ! » songea-t-elle.

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