Chapitre 1

Le cavalier remontait l'allée des grands chênes. Il contourna l'étang doré par le reflet de l'automne, et reparut devant le pont-levis en miniature dont il fit sonner la cloche. Angélique, aux aguets derrière les petits carreaux de sa chambre, vit l'homme mettre pied à terre. Elle reconnut la livrée des domestiques de Mme de Sévigné, et comprit que c'était un courrier, un galopeur envoyé par la marquise. Jetant une cape de velours sur ses épaules elle s'empressa de dégringoler l'escalier, sans attendre qu'une servante bien stylée lui apportât la missive sur un plateau d'argent. Quelques instants plus tard, ayant recommandé à l'homme de se rendre aux cuisines pour s'y réchauffer et se restaurer, elle remontait, se rasseyait au coin du feu, tournant et retournant la missive avec ravissement. Ce n'était que la lettre d'une amie, mais Angélique l'accueillait comme une distraction de choix. L'automne s'achevait. L'hiver allait venir et Dieu sait que l'hiver au Plessis était morne. Le joli château Renaissance, créé pour servir de cadre à des fêtes champêtres, prenait un aspect transi sur les ramures dépouillées de la forêt de Nieul. Le soir venu les hurlements des loups parvenaient parfois jusqu'aux abords du parc. Angélique appréhendait le retour de ces soirées lugubres qui, à la saison passée, alors qu'elle ressassait sa peine, l'avaient rendue à moitié folle.

Le printemps l'avait apaisée. Elle avait parcouru les champs à cheval. Mais peu à peu l'ambiance pénible du pays l'avait de nouveau assombrie. La guerre pesait lourd aux manants. Les Poitevins, hargneux, parlaient à nouveau de noyer les collecteurs d'impôts et lorsque ce n'était pas la misère qui éveillait leur violence, c'était l'amertume des villages protestants qui prenait le dessus et causait avec les catholiques de sanglants désaccords. Situation dangereuse dont on ne voyait pas l'issue. Angélique, lassée, renonçait à prêter l'oreille aux doléances. Elle s'isolait de plus en plus.

Le plus proche voisin était l'intendant Molines. Plus loin il y avait Monteloup, où son père achevait de vieillir entre la nourrice et la tante Marthe. Et comme visites elle ne pouvait guère en espérer d'autres que celle de M. du Croissec, un hobereau lourd et grommelant comme un sanglier, qui lui faisait une cour empruntée et dont elle ne savait comment se débarrasser.

Avec impatience la jeune femme rompit les cachets et se mit à lire.

« Ma très chère, écrivait l'agréable marquise, je viens à vous avec tout un lot de reproches et de choses affectueuses que vous démêlerez à votre entendement pour n'y voir après cela que la force de l'intérêt que je vous porte. Vous m'avez beaucoup négligée depuis plusieurs mois. Puis vous vous êtes enfermée, ne laissant pas à vos amies la consolation de vous réconforter dans l'épreuve qui vous frappait. De cette fuite Ninon s'est attristée comme moi. Moi qui, ayant renoncé à l'amour, ai rempli mon cœur d'amitié et qui voyant mon amitié inutile, repoussée, vacante, me trouve dépouillée de mon seul bien.

« Voici pour les reproches. Je ne continuerai pas sur ce ton. Je vous aime trop. Je suis imitée en cela par bien des gens, et qui ne sont pas tous du sexe masculin. Car votre charme, votre simplicité, vous font trouver grâce devant celles mêmes qui pourraient vous considérer en rivale. On vous regrette. On ne sait parfois comment accrocher un ruban, une rosette sans avoir votre avis. La mode hésite et craint de se tromper pour n'avoir pas reçu l'assentiment de votre bon goût. Alors on se tourne vers Mme de Montespan, qui a aussi bon goût que vous et qui, elle, ne vous regrette pas. Elle règne enfin. Elle est tonnante et triomphante. D'autant plus que son mari a reçu la récompense de ses incartades. Le Roi lui a fait tenir 5 000 livres et l'ordre de s'en aller en Roussillon et de n'en plus bouger. On ne sait s'il obéira pour ce dernier point, mais pour l'instant il y est.

« Et puisque je vous parlais de mode et vous disais que Mme de Montespan présidait à ses changements je ne vous étonnerai pas en vous racontant qu'elle l'a rendue fort accommodante pour elle. Elle a lancé une forme de jupe soutenue sur de légers arceaux par

devant et non plus seulement par-derrière, qui permet à la silhouette de s'épanouir en certaines circonstances, dans la plus grande discrétion. Gageons que l'augmentation de la population se trouvera très bien de cette mode. Mme de Montespan en profite la première. Elle est sans honte, plus belle que jamais, et le Roi n'a d'œil que pour elle. La pauvre La Vallière n'est plus qu'un fantôme. Un fantôme condamné à errer parmi les vivants. Le Roi en avait assez du roman bleu, des larmes douces. Il réclamait une maîtresse qui lui fît honneur, plus exigeante, plus dure au mal. Dure elle le sera. Tout le monde s'y brisera. Je ne vois pas à la Cour de femmes qui puissent l'égaler et lui résister. Je dis : présentement, car vous n'êtes pas là. Elle le sait aussi. Elle parle de vous en disant « ce haillon »... (Angélique s'interrompit, suffoquée, puis reprit sa lecture, n'ayant personne avec qui partager son indignation. )

« Sous son impulsion Versailles devient un enchantement. J'y tus ce lundi et m'emplis les yeux de merveilles. À trois heures, le Roi, la Reine, Monsieur, Madame, Mademoiselle, tout ce qu'il y a de princes et de princesses, Mme de Montespan, toute sa suite, tous les courtisans, toutes les dames, enfin ce qui s'appelle la Cour de France se trouvait dans ce bel appartement du Roi. Tout est meublé divinement, tout est magnifique. Mme de Montespan est une triomphante beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs. Oui, sa beauté est extrême, et sa parure comme sa beauté et sa gaieté comme sa parure. Elle a de l'esprit, une fine politesse, des expressions singulières, une éloquence marquée de justesse naturelle et qui lui forme comme un langage particulier mais délicieux. Toutes les personnes qui servent autour d'elle prennent ce genre. On les reconnaît à cela.

« Elle ne veut sortir qu'escortée par les gardes du corps. Quand j'y fus, la maréchale de Noailles portait sa traîne. Celle de la Reine n'était portée que par un simple page. Elle a un appartement de vingt pièces au premier. La reine n'a que onze pièces au second étage... »

Angélique releva la tête. En lui décrivant le faste et la gloire de Mme de Montespan, la marquise de Sévigné n'avait-elle pas d'intention secrète ? Cette charmante femme, pétrie d'indulgence, s'était toujours montrée fort sévère vis-à-vis de la belle Athénaïs. Elle l'admirait mais n'avait aucune sympathie pour elle.

– Méfiez-vous, avait-elle souvent répété à Angélique. Athénaïs est une Mortemart. Belle comme la mer, sauvage comme elle. Elle vous engloutira au passage si vous l'embarrassez !

Il y avait beaucoup de vrai dans son jugement. Angélique l'avait appris à ses dépens. Pourquoi Mme de Sévigné tenait-elle tant, alors, à la convaincre de la victoire de la belle Poitevine ? Espérait-elle qu'Angélique allait se piquer au vif et retourner à Versailles pour disputer une place à laquelle elle ne tenait pas ? Mme de Montespan était favorite. Le Roi n'avait d'œil que pour elle. Eh bien, tout allait pour le mieux... Un coup léger fut frappé à la porte et Barbe se présenta tenant par la main le petit Charles-Henri.

– Notre chérubin serait content de saluer sa maman.

– Oui, oui, fit distraitement Angélique.

Elle se leva et alla regarder à la fenêtre. Rien ne bougeait dans cette nature grise, blanche et noire.

– Peut-il rester à jouer un peu ici ? poursuivait Barbe. Ça lui fait tellement de plaisir ! Mais, par exemple, il ne fait pas chaud dans la chambre. Madame a laissé tomber le feu.

– Remettez une bûche.

Le bébé demeurait près de la porte, tenant dans son poing serré un bâton que surmontaient les quatre ailes d'un petit moulin à vent. Il était vêtu d'une longue robe de velours du même bleu que ses grands yeux. Un chapeau de velours bleu garni de plumes blanches coiffait ses boucles brillantes et dorées, qui retombaient sur son col. Angélique lui sourit machinalement. Elle prenait plaisir à le parer des plus riches atours, car il était vraiment ravissant. Mais pourquoi faire tant de frais ici où personne ne pouvait l'admirer ? C 'était dommage !

– Je laisse le petit alors, Madame ? insistait Barbe.

– Mais non. Je n'ai pas le temps. Il faut que j'écrive à Mme de Sévigné, dont le courrier repart demain.

Barbe vit, à l'air de sa maîtresse, que celle-ci était préoccupée. Elle soupira et reprit la menotte de son pupille, qui se laissa entraîner docilement. Restée seule, Angélique tailla une plume, mais ne s'empressa pas d'écrire. Elle voulait surtout réfléchir. Une voix dont elle se défendait mal lui répétait tout bas : Versailles vous attendra. Était-ce vrai ? Versailles peut-être l'oubliait et c'était mieux ainsi. Elle l'avait voulu. Et maintenant elle se sentait chagrine. Elle était venue s'abattre au château du Plessis dans un grand désir d'échapper à un danger qu'elle ne voulait pas préciser, et aussi par un besoin d'expiation envers Philippe ; elle ne s'était guère arrêtée à Paris. L'hôtel du cours Saint-Antoine lui semblait sinistre avec ses sombres couloirs où elle évoquait Philippe et sa triste enfance de petit seigneur trop beau, trop riche, et délaissé.

Au Plessis elle avait joui de l'automne somptueux et grisé sa solitude de longues chevauchées à travers la campagne. Mais le froid venu, son existence ralentie lui pesait. Un valet vint demander si Madame prendrait son souper chez elle ou dans la salle à manger. Dans sa chambre évidemment ! On gelait en bas et elle n'avait plus le courage d'y présider seule, elle, deux fois veuve, la longue table des banquets chargée d'argenterie. Lorsqu'elle se vit installée au coin du feu, avec un guéridon chargé de petites marmites de vermeil qui laissaient échapper de délicats fumets et dont elle soulevait l'un après l'autre les couvercles afin d'en découvrir les surprises, elle se dit soudain, avec amertume, qu'elle avait tout d'une vieille douairière sur son déclin.

Aucun homme n'était près d'elle pour rire avec indulgence de sa charmante gourmandise... Pour admirer ses mains, qu'elle avait ce tantôt ointes et blanchies pendant plus de deux heures avec de l'eau et de la pâte. Pour lui faire compliment de sa coiffure. Angélique courut à son miroir, s'étudia longuement et se trouva parfaitement belle. Elle soupira à plusieurs reprises.

Le lendemain un équipage se présenta. M. et Mme de Roquelaure, se rendant en Armagnac dans leurs terres, faisaient un crochet pour rendre visite à la charmante marquise du Plessis et lui remettre un message de la part de M. Colbert. La duchesse de Roquelaure se mouchait beaucoup. Elle avait pris un rhume en chemin, disait-elle. Cela lui était prétexte à cacher des larmes amères qu'elle ne pouvait retenir. Elle profita d'un moment où elle se trouvait seule avec Angélique pour lui confier que son mari avait pris ombrage de sa légèreté et avait décidé de la soustraire aux tentations de la Cour, en l'enfermant dans leur lointain château.

– Il est bien temps pour lui de faire le jaloux, gémit-elle, alors que ma liaison avec Lauzun est désormais de l'histoire ancienne. Voici plusieurs mois qu'il me délaisse. J'ai beaucoup souffert. Que peut-il trouver d'intéressant à Mlle de Montpensier ?

– Elle est petite-fille d'Henri IV ! fit remarquer Angélique. C'est tout de même quelque chose. Mais je ne peux croire que Lauzun se laisse entraîner à jouer imprudemment avec le cœur d'une princesse de sang royal. Ce n'est pas sérieux. Mme de Roquelaure affirma que c'était au contraire de plus en plus sérieux. La Grande Mademoiselle avait demandé au Roi l'autorisation d'épouser le duc de Lauzun, dont elle était violemment éprise.

– Et qu'a répondu Sa Majesté ?

– Sa formule habituelle. Nous verrons !... On a l'impression que le roi va se laisser fléchir par la passion de Mademoiselle et l'affection qu'il porte depuis si longtemps à Lauzun. Mais la reine, Monsieur, Madame, sont outrés à l'idée de cette étrange alliance. Et jusqu'à Madame de Montespan, qui pousse de grands cris indignés.

– De quoi se mêle-t-elle ? Elle n'est pas de sang royal.

– C'est une Mortemart. Elle a le sens de ce qu'on doit à un rang élevé. Lauzun n'est qu'un obscur gentilhomme gascon.

– Pauvre Péguilin ! Vous en faites bien fi, à présent.

– Hélas ! soupira Mme de Roquelaure, qui se remit à pleurer.

La lettre de M. Colbert était d'un autre ton. Délaissant le badinage et les ragots de Cour dont il n'avait que faire il priait Mme du Plessis de revenir au plus tôt à Paris afin de s'occuper d'une affaire de soieries dont elle seule pouvait venir à bout. Angélique tergiversa deux jours avant de lui répondre, ce qui lui donna le temps de recevoir une autre missive envoyée par le coche public.

Elle était de maître Savary, le vieil apothicaire.

« Soliman Bachtiari bey, envoyé du Schah in Schah de Perse, est aux portes de Paris, écrivait-il. Et vous n'êtes pas là ! Et la moumie minérale si précieuse va être offerte, méprisée et peut-être égarée sans que vous puissiez m'en sauver une seule goutte. Vous m'aviez pourtant promis votre alliance, ô traîtresse ! l'unique occasion de ma vie est perdue. La science bafouée, l'avenir compromis... »

Deux longs feuillets couverts d'une petite écriture minutieuse continuaient ainsi, entremêlant supplications et imprécations.

Après avoir lu, Angélique décida qu'elle ne pouvait faire autrement que de regagner Paris.

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