Chapitre 5

Angélique, fourbue, dormait encore à dix heures le lendemain, lorsqu'on gratta à sa porte.

– Madame, on vous demande.

– Laissez-moi ! cria-t-elle.

Elle se rendormit, plongea voluptueusement dans un sommeil ballotté, aussi remuant que le trot du cheval de maître Savary. Elle finit par ouvrir les yeux. Javotte la secouait avec une mine décomposée.

– Madame, ces deux officiers insistent. Ils demandent à être reçus « toutes affaires cessantes » qu'ils disent.

– Ils attendront... que j'aie cessé de dormir.

– Madame, dit Javotte dont la voix fléchit, j'ai peur. Ces gars-là m'ont tout l'air d'être venus pour vous arrêter.

– M'arrêter, moi ?

– Ils ont fait poster des gardes aux issues de l'hôtel et ils ont commandé qu'on prépare votre propre carrosse pour vous emmener !

Angélique se leva en faisant effort pour rassembler ses esprits. Que lui voulait-on ? Le temps n'était plus où Philippe pouvait lui jouer un mauvais tour. Le roi, l'avant-veille encore, lui avait donné un « tabouret »... Il n'y avait donc pas lieu de s'affoler... Habillée en hâte, elle reçut les deux officiers en dissimulant un bâillement. Javotte ne s'était pas trompée en reconnaissant des officiers de la police du roi. Ils lui tendirent une lettre dont elle cassa les cachets d'une main malgré tout fébrile. La formule requérait le destinataire de cette lettre de bien vouloir suivre la personne qui la lui avait remise. Le cachet du roi était apposé au bas de la feuille qui tenait lieu, en fait, de mandat d'arrêt sous bénéfice du doute. La jeune femme tombait des nues. L'idée lui vint aussitôt qu'elle était victime d'une machination qui usait du nom du roi pour mieux lui nuire. Elle demanda avec soupçon :

– Qui vous a remis cette lettre et donné des ordres ?

– Nos supérieurs, Madame.

– Et que dois-je faire ?

– Nous suivre, Madame.

Angélique se tourna vers ses gens qui, assemblés autour d'elle, murmuraient avec anxiété. Elle donna l'ordre à Malbrant-coup-d'épée, au maître d'hôtel Roger et à trois autres domestiques de faire seller leurs chevaux pour l'accompagner. Ainsi, au cas où l'on essayerait de l'attirer dans un guet-apens elle aurait une escorte pour la défendre. L'officier de police le plus âgé s'interposa :

– Désolé, Madame, mais je dois vous emmener seule. Ordre du roi.

Le cœur d'Angélique commença à battre la chamade.

– Je suis arrêtée ?

– Je l'ignore, Madame. Tout ce que je puis vous dire c est que je dois vous conduire à Saint-Mandé.

La jeune femme monta dans son carrosse en se creusant la tête. Saint-Mandé ?... Qu'y avait-il donc à Saint-Mandé ? Un couvent peut-être où on allait la cloîtrer sans recours ! Et pour quel motif ? Elle l'ignorerait toujours ! Qu'allait devenir Florimond ? Saint-Mandé ?... N'était-ce pas là que l'ancien surintendant des Finances, le fameux Fouquet, avait fait bâtir une de ses maisons de plaisance ?... Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres. Il lui revenait tout à coup qu'après l'arrestation et l'emprisonnement de Fouquet, le roi avait fait don de tous ses biens à son successeur Colbert. C'était certainement Colbert qui se trouvait derrière cette histoire. Bizarre façon d'inviter une jeune femme dans sa maison de campagne. Elle lui dirait son fait, tout ministre qu'il était.

Puis l'inquiétude la reprit. Elle avait vu autour d'elle tant d'arrestations subites et inexplicables. Les gens parfois reparaissaient un peu plus tard le sourire aux lèvres. Tout s'était arrangé. Mais en attendant on avait mis l'embargo sur leurs biens et fouillé dans leurs papiers. Angélique n'avait pas pris la moindre disposition pour la sécurité de son argent.

« C'est une leçon pour moi », se dit-elle. « Si je m'en tire je serai plus prudente et plus secrète dans mes affaires à l'avenir. »

Le carrosse, étant sorti des rues fangeuses de Paris, roulait plus vite sur la route gelée. Les chênes dépouillés de leurs feuilles et couverts de glaçons indiquaient l'approche du bois de Vincennes.

Enfin sur la droite apparut la façade de l'ex-résidence de Fouquet, moins somptuaire que celle de Vaux, mais dont le luxe « indécent » avait été un des chefs d'accusation du fameux financier qui pourrissait désormais au fin fond d'une forteresse du Piémont. Malgré l'hiver et les frimas la cour du château était un véritable chantier. Tout paraissait creusé de sapes et bouleversé. Des poutres et des plaques de plâtre jonchaient le pied des murs dont certains portaient des ouvertures béantes par lesquelles jaillissaient des tronçons de tuyaux de plomb. Angélique dut relever ses jupes pour franchir un fagot de ces tuyaux qui barrait l'entrée. Un contremaître lui tendit la main pour l'aider.

– Pourquoi diable M. Colbert fait-il démolir sa maison ? lui demanda-t-elle.

– M. Colbert compte retirer plusieurs milliers de livres de ces canalisations de plomb, répondit-il.

L'officier s'interposa :

– Madame est au secret.

– Il n'y a pas de secret à parler plomberie, protesta Angélique, qui refusait de prendre l'aventure au sérieux.

Maintenant qu'elle allait pouvoir s'expliquer avec Colbert elle était rassurée.

À l'intérieur le même travail de démolition se poursuivait. Des ouvriers arrachaient du plafond des motifs de stuc et d'albâtre qu'y avait exécutés l'équipe du grand artiste Le Brun. Ce vandalisme écœura Angélique, mais elle se garda d'émettre son opinion. Elle avait d'autres chats à fouetter. Elle devait surtout prendre soin de garder son sang-froid. Très calme et en pleine possession de ses moyens, elle finit par pénétrer dans l'aile du château où le surintendant actuel avait abrité ses services et qui était déjà passée au racloir.

« Le luxe inouï » tant reproché à Fouquet ne s'était borné, semblait-il, qu'à ces revêtements de plâtre doré car, eux partis, il ne restait plus que des murs de briques mal cuites sans aucun rapport avec les constructions de marbre dont on avait tant accusé l'ancien surintendant emprisonné à vie.

Au bout d'un long couloir, Angélique, dans un décor de centre d'accueil pour miséreux, trouva la fleur des grands noms de France qui se pressait sur des banquettes rudimentaires. Saint-Mandé n'en demeurait pas moins l'antichambre du ministre tout-puissant, et tous ceux qui avaient une requête à lui adresser ne craignaient pas d'attendre stoïquement dans les courants d'air.

Angélique aperçut Mme de Choisy, Mme de Gamaches, la belle Écossaise, suivante de la duchesse Henriette, la baronne de Gordon-Huntley, et le jeune La Vallière, qui fit mine de ne pas la voir. Le prince de Condé était assis à côté de M. de Solignac. En reconnaissant Angélique il voulut venir à sa rencontre. M. de Solignac le retint en lui chuchotant quelque chose à l'oreille. M. le Prince discuta. Après un assez long conciliabule il finit par secouer sa manche que retenait Solignac et s'avança courtoisement bien que boitillant, car l'atmosphère n'était pas propice à ses douleurs.

Mais les geôliers d'Angélique s'interposèrent à nouveau.

– Madame est au secret, que Votre Altesse nous excuse.

Et, pour éviter de s'opposer au grand Condé, ils introduisirent la jeune femme dans une plus petite antichambre, malgré les murmures des courtisans qui voyaient qu'on prenait leur tour. Dans l'autre pièce il n'y avait qu'un solliciteur qu'elle n'avait pas vu auparavant à la Cour. C'était un étranger. Elle le regarda à deux fois, se demandant s'il n'était pas persan car il avait le teint fort basané et des yeux noirs étirés vers les tempes qui lui donnaient un cachet asiatique. Mais il était vêtu à l'européenne, autant que le large manteau usé dont il s enveloppait pouvait le laisser deviner. Cependant ses bottes de cuir rouge aux revers garnis d'un gland d'or et l'espèce de toque de feutre ourlé de fourrure d'agneau blanc qui lui servait de couvre-chef trahissaient son origine exotique. Elle vit qu'il portait l'épée. Il se leva et salua très bas la nouvelle venue sans se préoccuper de la voir escortée de deux argousins. Dans un français correct mais qui roulait abondamment les « r » il lui proposa de passer avant lui. Pour rien au monde il n'aurait voulu qu'une aussi « charmante » dame attendît plus de quelques minutes en un aussi triste lieu. Il montrait en parlant une rangée de dents éblouissantes sous une moustache fine, très noire et dont les pointes retombaient légèrement aux commissures des lèvres. Il y avait longtemps qu'en France on ne portait plus d'aussi grandes moustaches que celles-ci, hormis les hommes âgés de la génération du baron de Sancé. En tout cas, Angélique n'en avait jamais vu d'aussi inquiétantes que celles de l'inconnu. Quand il se taisait cela lui donnait un air farouche et barbare. Elle était fascinée par cette moustache. Chaque fois qu'elle le regardait, l'étranger lui dédiait un sourire éclatant et insistait pour qu'elle passât avant lui.

L'officier de police le plus âgé finit par lui dire :

– Madame vous est certainement très obligée, Monseigneur, mais n'oubliez pas que le roi vous attend à Versailles. À votre place je demanderais plutôt à Madame de bien vouloir patienter quelques instants de plus...

L'autre ne parut pas avoir entendu et continua à sourire hardiment en fixant Angélique, qui commençait à en être gênée.

Elle s'étonnait moins du manque d'éducation de l'officier de police que de la déférence qu'il semblait témoigner au solliciteur étranger. Quel qu'il fût, c'était un homme très courtois. Elle essayait d'aiguiser son oreille pour reconnaître si l'interlocuteur actuel du ministre en avait encore pour longtemps.

L'huis du cabinet de travail fermait assez mal, suite aux démolitions et réfections récentes ordonnées par le maître de maison. Le ton des voix se rapprochait et annonçait une proche fin de la visite.

– N'oubliez pas non plus, M. de Gourville, que vous serez le représentant secret du roi de France en Portugal et que noblesse oblige, concluait M. Colbert.

« Gourville », pensa Angélique, « n'était-ce pas l'un des complices du surintendant condamné ? Je le croyais en fuite et même condamné à mort par contumace... »

Un gentilhomme dont le haut du visage était dissimulé par un masque noir apparut sur le seuil, reconduit cordialement par le ministre. Il passa avec un signe de tête. M. Colbert fronça les sourcils. Il hésita un instant entre le Hongrois et la jeune femme, mais comme le premier s'effaçait, le rictus du ministre devint encore plus morose. Il fit signe à Angélique d'entrer et repoussa la porte un peu brusquement au nez des deux convoyeurs. Il s'assit, fit signe à sa visiteuse de prendre un fauteuil et laissa planer un assez lourd silence. En le regardant avec ses sourcils bourrus et son expression glacée, Angélique se souvint que Mme de Sévigné l'appelait « Le Nord ». Elle sourit. M. Colbert sursauta, comme si l'inconscience d'Angélique le dépassait.

– Madame, pouvez-vous me dire pour quelle raison vous avez rendu visite hier à l'ambassadeur de Perse, Son Excellence Bachtiari bey ?

– Qui vous en a informé ?

– Le roi.

Il cueillit sur son bureau un pli qu'il retourna deux ou trois fois entre ses doigts avec ennui.

– J'ai reçu, ce matin, cette demande du roi me priant de vous convoquer au plus tôt pour vous demander des explications.

– Les espions de Sa Majesté vont vite en besogne.

– Ils sont payés pour cela, maugréa Colbert. Eh bien, qu'avez-vous à répondre ? Qui vous a poussée à rendre visite au représentant du Schah de Perse ?

– La curiosité.

Colbert eut un nouveau hoquet.

– Entendons-nous bien, Madame. L'affaire est grave ! Les relations entre ce difficile personnage et la France sont devenues telles que ceux ou celles qui lui rendent visite peuvent être considérés comme faisant le jeu d'un ennemi.

– Ridicule ! Bachtiari bey m'a paru très désireux de saluer le plus grand monarque de l'univers et d'admirer les beautés de Versailles.

– Je croyais qu'il était sur le point de repartir sans même avoir présenté ses lettres de créance...

– Il en serait le premier marri. Il suffirait d'un peu de tact de la part de tous ces paltoquets qu'on a mis à ses chausses, Torcy, Saint-Amon et compagnie...

– Vous parlez bien légèrement, Madame, de diplomates chevronnés. Prétendriez-vous qu'ils ne connaissent pas leur métier ?

– Ils ne connaissent pas les Persans, c'est au moins certain. Bachtiari bey m'a donné l'impression d'un homme... de bonne volonté, sur le plan politique s'entend.

– Alors pourquoi refuse-t-il de se présenter ?

– Parce qu'il estime qu'on le reçoit mal, que se présenter en carrosse avec des gardes aux portières est injurieux pour lui.

– Mais c'est là le cérémonial de réception ordinaire prévu pour tous les ambassadeurs en ce royaume.

– Il n'en veut pas.

– Que veut-il au juste ?

– Traverser Paris à cheval sur une nuée de pétales de roses, devant tous les Parisiens prosternés.

Et comme le ministre demeurait coi :

– En somme, monsieur Colbert, cela dépend de vous.

– De moi ? s'effara-t-il, mais je n'entends rien aux questions d'étiquette.

– Ni moi non plus. Mais j'en sais assez pour me dire qu'il n'est pas d'étiquette qui ne puisse s'assouplir plutôt que de laisser gâcher une alliance favorable au royaume.

– Racontez-moi tout en détail, fit Colbert en s'essuyant le col d'un geste nerveux.

Angélique lui fit un récit rapide de son expédition burlesque, en omettant cependant de parler de la moumie. Colbert écoutait d'un air sombre et sans sourire même au passage du supplice de la roue réclamé par Son Excellence à titre de démonstration.

– Vous a-t-il parlé des clauses secrètes du traité ?

– Nullement. Il a seulement fait allusion à ce que toutes vos manufactures n'obtiendront jamais une soie égale à celle de Perse... et aussi, il a parlé des couvents catholiques.

– Il n'a pas parlé de contrepartie militaire du côté arabe ou moscovite ?

Angélique secoua la tête. Le ministre se plongea dans des réflexions profondes. Après avoir respecté sa méditation un long moment Angélique reprit la parole.

– En somme, conclut-elle gaiement, je vous ai rendu service à vous et au roi.

– Ne parlez pas trop vite. Vous vous êtes montrée follement imprudente et maladroite.

– En quoi donc ? Je n'ai pas signé un engagement à l'armée que je ne puisse rendre visite à qui me plaît sans prendre conseil de mes supérieurs.

– C'est ce qui vous trompe, Madame. Permettez-moi de vous le dire sans ambages. Vous croyez pouvoir avancer librement, alors que plus votre situation est élevée plus vous devez agir avec une prudence minutieuse. Le monde des grands est plein d'embûches. Ainsi il s'en est fallu de peu que vous ne soyez arrêtée...

– Je ne le suis donc plus ?

– Non. Je prends sur moi de ne pas vous retenir jusqu'à ce que j'aie réglé cette affaire avec Sa Majesté. Veuillez cependant vous trouver demain à Versailles, car je crois que le roi voudra vous entendre, après quelques vérifications qui s'imposent. Je m'y rendrai aussi et parlerai à Sa Majesté du projet qui me vient à l'esprit et où vous pourriez nous être utile près de Bachtiari bey.

Il la reconduisit jusqu'à la porte et dit aux policiers interrogatifs :

– Vous pouvez disposer. Mission terminée.

*****

Angélique fut tellement secouée par le contrecoup de cette fin heureuse à sa visite forcée qu'elle s'assit dans l'antichambre, après le départ des officiers de police, indifférente à l'entrée du nouveau solliciteur qui remplaçait l'étranger introduit. Finalement ce fut ce dernier qui, en sortant de son entrevue et la voyant toujours effondrée sur la banquette, lui. proposa avec son fort accent roulant d'aller lui chercher un fiacre de louage. Lui-même n'avait pas d'autre moyen de locomotion pour regagner Paris. Angélique le suivit machinalement, la tête vide. Ce n'est qu'en se revoyant devant son propre carrosse dont le postillon s'avançait qu'elle retrouva ses esprits.

– Excusez-moi, Monsieur. C'est moi au contraire qui veux vous demander de monter dans mon carrosse et me faire le plaisir de revenir avec moi sur Paris. L'étranger jaugea d'un coup d'œil les houssines de drap gris argent soutaché d'argent et la livrée des domestiques. Il eut un sourire apitoyé.

– Pauvre petite, fit-il. Savez-vous que je suis bien plus riche que vous ? Je ne possède rien, mais je suis libre.

« C'est un original », pensa-t-elle, tandis que la voiture s'ébranlait. Elle refaisait avec un soulagement inexprimable le chemin effectué ce matin dans l'incertitude. Maintenant elle voulait bien se l'avouer, elle avait eu très peur. Elle savait que bien des malentendus ne se résolvent pas si facilement. Remise de sa dépression passagère elle fit effort pour soutenir la conversation d'un homme qui avait de l'éducation et s'était montré affable pour elle alors que déjà on la considérait comme une pestiférée.

– Puis-je vous demander votre nom, Monsieur ? Je ne crois pas vous avoir aperçu à la Cour...

– Moi si, l'autre jour quand Sa Majesté vous a fait asseoir et que vous vous êtes avancée si belle, si grave dans votre robe noire, comme un reproche vivant parmi ces beaux oiseaux.

– Un reproche ?

– Je m'exprime mal peut-être. Vous été sortie de la foule tellement différente, tellement autre que j'ai eu envie de hurler : « Pas elle ! Pas elle ! Otez-la de ces lieux ».

– Dieu merci, vous avez retenu vos cris !

– Il le faut bien, soupira l'étranger. Je tâche de me rappeler sans cesse que je suis en France. Les Français n'ont pas les mêmes mouvements spontanés que les autres peuples. Ils raisonnent avec leur tête et non pas avec leur cœur.

– D'où venez-vous ?

– Je suis le prince Rakoczi et mon pays se nomme la Hongrie.

Angélique hocha la tête poliment. Elle se dit qu'à l'occasion elle demanderait à maître Savary, qui avait tant voyagé, où se trouvait la Hongrie. Il lui devait bien ça après tous les ennuis dans lesquels il l'avait entraînée avec sa sacrée « moumie ». Le prince racontait que, de naissance élevée, il avait pourtant abandonné tous ses biens pour se consacrer à son peuple, dont la condition misérable l'avait ému. Il avait fomenté une révolte pour renverser le roi de Hongrie, qui s'était réfugié chez l'empereur d'Allemagne.

« Ce pays se trouve donc en Europe », pensa-t-elle.

– Alors ce fut pendant quelque temps la République en Hongrie. Et puis ce fut la répression. Horrible ! Je fus dénoncé par mes partisans pour une bouchée de pain. Mais je pus fuir et me cacher dans un couvent. Ensuite je passai les frontières, traqué partout, et je suis venu en France, où j'ai trouvé bon accueil.

– Je m'en réjouis pour vous. Où demeurez-vous en France ?

– Nulle part, Madame. Je ne suis qu'un errant comme mes aïeux. J'attends de retourner en Hongrie.

– Mais vous y risquez la mort !

– J'y retournerai quand même lorsque j'aurai obtenu les secours de votre roi pour fomenter une nouvelle révolte des partisans. Je suis un révolutionnaire dans l'âme.

Angélique le regarda avec des yeux ronds. C'était le premier révolutionnaire qu'elle voyait en chair et en os. Plutôt en os. La passion de l'anarchie ne le rendait pas gras. Mais il y avait dans son regard une lumière à la fois mystique et allègre qui arrêtait les paroles apitoyées ou moqueuses. Ce révolutionnaire traqué avait l'air content de son sort.

– Comment pouvez-vous espérer que notre roi va vous donner de l'argent pour vous aider à renverser un autre roi ? Il a au contraire horreur de ces désordres...

– Chez lui, peut-être. Mais chez les autres un révolutionnaire est un pion utile à avancer de temps en temps. Et j'ai bon espoir.

Angélique restait songeuse.

– On dit en effet que Richelieu, jadis, a soutenu Cromwell par l'argent français et c'est lui en somme qui fut responsable de la décapitation du roi Jacques Ier d'Angleterre, cousin du roi de France pourtant.

L'étranger eut un sourire lointain.

– Je ne connais pas l'Angleterre, mais je sais que les Anglais sont retombés sous la domination des branches royales héréditaires. Aucun sang neuf n'est venu rénover le pouvoir. Cette nation n'était pas mûre pour une nouvelle aventure. La France aussi n'est pas prête. Nous les Hongrois, qui recevons l'héritage de plusieurs races libres, nous le sommes.

– Mais chez nous aussi nous sommes libres, protesta Angélique.

Le Hongrois éclata d'un rire tellement hystérique que le cocher ralentit et se retourna. Puis il remit l'attelage au trot en secouant la tête. Madame la marquise était une bonne personne mais elle fréquentait des individus de plus en plus bizarres !

L'étranger se remettait un peu. Enfin il cria :

– Vous appelez être libre que d'entrer entre deux policiers chez le ministre d'un royaume policier ?

– C'était un malentendu, fit Angélique, contrariée. Vous avez vu vous-même que les policiers ne sont pas repartis avec moi.

– Oui. Mais c'est pire encore, ils sont derrière vous. Et jamais vous ne pourrez leur échapper. À moins de travailler avec eux et pour eux. C'est-à-dire vendre votre liberté et votre âme. Si vous voulez échapper à ce destin il faut vous en aller.

La jeune femme commençait à être agacée par ces discours exaltés.

– M'en aller ? Quelle idée ! Je suis arrivée à une situation très enviable et je vous assure je me sens fort bien ici.

– Pas pour longtemps, croyez-moi. Avec la tête que vous avez.

– Ma tête ? Qu'a-t-elle donc de particulier ?

– Vous avez la tête de l'archange vengeur, incorruptible, celui qui tient le glaive de la justice et tranche les liens visqueux des compromissions. Votre regard transperce. Les êtres se sentent à nu devant vous. Il n'y aura pas de prison trop profonde pour éteindre cette lumière là. Prenez garde !

– Il y a un peu de vrai dans ce que vous dites, fit Angélique en secouant la tête avec un sourire mélancolique. Je suis très intransigeante, je le sais. Mais ne craignez rien pour moi. J'ai payé trop cher mes erreurs de jeunesse pour ne pas avoir appris à être prudente.

– Être esclave voulez-vous dire ?

– Vos termes sont excessifs, Monsieur. Si vous tenez à mon opinion, je vous dirai qu'aucun régime n'est parfait sur la terre et que dans tous les pays la condition des miséreux n'est pas enviable. Vous êtes en quelque sorte un apôtre. Les apôtres finissent toujours sur la croix. Très peu pour moi !

– Un apôtre doit être célibataire, ou du moins renoncer à sa famille. Moi au contraire je voudrais en fonder une mais dans la liberté. Je pense à cela depuis que je vous ai aperçue. Soyez ma femme et fuyons ensemble !...

Angélique s'en tira à la façon naturelle des femmes dans un cas épineux : en riant et en changeant de conversation.

– Oh ! voyez donc tous ces gens qui viennent au-devant de nous. Que se passe-t-il ?

Ils étaient rentrés dans Paris et dans une des rues étroites du quartier Saint-Paul un cortège brillant obligeait l'équipage à s'arrêter. Une troupe loqueteuse de pauvres hères, recrutés sans doute pour quelques sols à crier, escortait une section du guet qui venait de faire halte sur une petite place. Ils installèrent au centre une sorte de gibet auquel se balançait un mannequin en paille portant sur la poitrine un grand écriteau blanc. Un sergent du guet, le commissaire quartenier, et un huissier représentaient le côté officiel de la cérémonie. Lorsque le mannequin s'éleva au bout du gibet deux tambours plats firent entendre un roulement prolongé. La foule hurla de plus belle :

– Au feu les prévaricateurs !

– À mort les exploiteurs du peuple !

– Images révolutionnaires, murmura le Hongrois les yeux brillants.

– C'est ce qui vous trompe, Monsieur, dit Angélique, assez contente de lui damer le pion. Ces gens applaudissent précisément à un acte de justice du roi. Il s'agit d'une « exécution en effigie ». On l'applique à des criminels condamnés à mort mais qui ont réussi à fuir à l'étranger.

Elle mit la tête à la portière pour s'informer qui l'on venait de pendre là sous l'aspect d'un mannequin de paille. Un brave bourgeois, très satisfait, lui dit qu'il s'agissait de M. le comte Hérauld de Gourville, receveur des Tailles de Guyenne, convaincu de péculat et de détournements de fonds d'État, ancien complice de Fouquet, dont le procès était venu au jour ces temps derniers. Pas trop tôt ! Qu'on sache un peu que tous ceux qui avaient abusé de la naïveté des contribuables avaient leur tour d'ennuis !... Le carrosse parvint à se dégager et continua sa course. Angélique demeurait songeuse, imitée par son compagnon que ce spectacle avait plongé dans une profonde méditation.

– Pauvre malheureux, soupira-t-il, pauvre victime de la tyrannie, obligé de vivre à jamais loin de sa patrie, où il ne peut revenir sans risquer sa vie... Hélas ! que de proscrits errent ainsi à travers le monde, chassés du lieu de leur naissance par la férule des rois despotes...

– Une férule qu'ils ont méritée sans doute. Mais ne vous attendrissez pas trop sur le sort du sieur Gourville et sur la dureté du roi à son égard. Si je vous disais que je suis persuadée que ce condamné se porte fort bien, se trouve en France et qu'il travaille même dans les services secrets du roi... En bref que c'était lui l'homme masqué que nous avons vu sortir de chez M. Colbert ce matin.

Rakoczi, les yeux brillants, lui saisit le poignet dans sa main nerveuse.

– Vous êtes sûre de ce que vous avancez ?

– À peu près certaine.

Le sourire du Hongrois s'épanouit.

– Voilà pourquoi votre roi me paiera, moi révolutionnaire, pour combattre un autre roi, fit-il avec triomphe. Parce qu'il est ainsi à double face. Il jette en pâture à la foule stupide l'effigie des coupables, et il s'attache en secret leurs services. Il signe la paix avec la Hollande et encourage l'Angleterre pour lui faire la guerre. Il négocie avec le Portugal pour frapper dans le dos de l'Espagne avec laquelle il a fait alliance. Et il a besoin de moi, Rakoczi, pour affaiblir l'empereur d'Allemagne. Ce qui ne l'a pas empêché de soutenir ce même empereur à Saint-Gothard, contre les Turcs. Ce qui ne l'empêche pas de réclamer le droit des capitations signé avec ces mêmes Turcs. C'est un très grand roi, très secret et très habile. Personne ne le connaît. Et il fera de vous tous des marionnettes sans âme.

Angélique serra son manteau sur ses épaules. Les paroles du Hongrois lui donnaient une curieuse impression de chaud et froid. Elle en était irritée jusqu'au bout des ongles et elle l'écoutait avec fascination.

– À vous entendre on ne sait si vous le haïssez ou si vous l'admirez.

– Je hais sa fonction. Je l'admire en tant qu'homme. Il est le plus Roi de tous ceux que j'ai connus. Dieu merci ce n'est pas le mien. Car celui qui l'abattra de son trône n'est pas né.

– Vous avez une curieuse mentalité. Vous parlez comme un badaud de la foire Saint-Germain qui n'aurait d'autre but que jouer au jeu de massacre avec les têtes de roi.

Loin de se froisser de sa réflexion, le prince étranger s'en amusa.

– J'aime la gaieté des Français. Quand je me promène dans Paris je suis surpris de la gaieté de tous ceux que je croise. Il n'est pas un artisan dans son échoppe qui ne chante ou qui ne siffle un refrain pendant qu'il travaille. Ils m'ont dit que c'était pour oublier leurs malheurs. Les têtes que l'on voit derrière les vitres des carrosses sont moins gaies. Pourquoi ?... Les grands de ce royaume n'ont-ils même pas le droit de chanter pour oublier leurs malheurs ?...

Le carrosse venait d'arriver devant l'hôtel du Beautreillis. Angélique se demandait comment elle allait congédier cet homme sans le froisser lorsqu'il sauta de lui-même à terre et lui tendit la main pour l'aider à descendre.

– Voici votre hôtel. Moi, j'avais un palais.

– Vous ne le regrettez pas ?

– C'est quand l'on est détaché des biens de ce monde que l'on commence vraiment à jouir de la vie. Madame, n'oubliez pas ce que je vous ai demandé.

– Quoi donc ?

– D'être ma femme.

– C'est une plaisanterie ?

– Non. Vous me prenez pour fou parce que vous n'avez pas l'habitude de rencontrer des hommes passionnés et sincères. La passion de toute une vie peut naître en une seconde. Alors pourquoi ne pas l'avouer aussitôt ? Les Français mettent leurs sentiments comme leurs femmes dans des corsets de fer. Venez avec moi. Je vous délivrerai.

– Pas du tout. Je tiens à mon corset, dit Angélique en riant. Adieu Monsieur, vous me faites dire des sottises.

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