Chapitre 12
Quand elle avait expliqué à M. Colbert que Bachtiari bey ne voulait pas venir saluer le roi parce qu'il n'était pas reçu avec assez d'apparat, le ministre avait levé les bras au ciel.
– Et moi qui ne cesse de reprocher au roi son goût du faste et ses dépenses somptuaires !
En apprenant la chose, Louis XIV avait éclaté de rire.
– Voyez, Colbert, mon ami, combien vos gronderies sont parfois injustifiées. Dépenser sans compter pour Versailles n'est pas un mauvais calcul, comme vous le supposiez. Je rends ainsi le palais si considérable qu'il semble donner de la curiosité à tous les hommes et attirer vers nous une partie des nations les plus éloignées... Ainsi j'ai rêvé de voir ces nations passer dans ces galeries, habillées diversement à la manière de leur pays et regardant toutes ces merveilles selon leur caractère, en allant voir le grand prince dont la réputation les a charmées. Si je puis vous exprimer ma pensée il me semble que nous devons être en même temps humbles pour nous mêmes et fiers, exigeants, pour la place que nous occupons.
*****
Le jour où la première ambassade persane10 se présenta devant les grilles d'or de Versailles, des milliers de fleurs en pots, retirées des serres et replantées dans les parterres, étendaient sous le ciel d'hiver un tapis diapré. Tout au long de la grande galerie on foulait des pétales de rosés et de fleurs d'oranger.
Bachtiari bey s'avança parmi la splendeur du mobilier de vermeil, dont les plus belles pièces d'orfèvrerie, consoles, buffets, crédences ciselées étaient exposées en son honneur. On lui fit visiter tout le palais, dont les dorures et les cristaux pouvaient soutenir la comparaison avec ceux des Mille et Une Nuits. Et la visite se termina par la Salle des Bains, où l'énorme cuve de marbre violet destinée au roi put convaincre le Persan que les Français ne dédaignaient pas autant qu'il l'avait cru le plaisir des ablutions. Les mille jets d'eau du parc achevèrent de le gagner.
Ce fut une journée de gloire pour Angélique, qui dut sans cesse se trouver en première place. Avec une inconscience qui cachait peut-être quelque malice, Bachtiari bey délaissait la reine et les autres dames et lui adressait tous ses compliments. Le traité sur la soie fut signé dans une atmosphère amicale. Au soir de la mémorable journée, alors qu'un grand nombre de courtisans prenaient part à une dernière promenade pour admirer encore une fois les éphémères parterres fleuris d'un jour d'hiver, un page se présenta et prévint Mme du Plessis-Bellière que le roi la demandait dans le Cabinet des Cristaux.
Ce cabinet faisait partie des grands appartements du roi. Il y recevait avec plus d'intimité que dans les salons. C'était un grand honneur d'y être convié. En entrant Angélique vit, reflétés par les grands miroirs qui ornaient chaque mur, les présents de Bachtiari bey amoncelés dans une profusion de caverne d'Ali-Baba. Le roi devisait avec M. Colbert, dont le visage renfrogné s'était détendu sous l'effet d'une satisfaction intérieure profonde. Tous deux sourirent à la jeune femme.
– Voici le moment pour vous, madame, de recevoir votre récompense, dit le roi. Veuillez, je vous prie, choisir, parmi ces merveilles, celle qui comblera vos vœux.
Le roi la prit par la main et l'amena devant les cadeaux exposés. Il se réservait la magnifique selle rouge à deux pommeaux d'or et d'argent et aux étriers plats, également d'or et d'argent. L'échiquier d'ébène et d'ivoire, et le jeu de jacquet aux pièces d'or et de jade allaient au trésor royal. Et il ne pensait pas qu'Angélique fût tentée par la curieuse pipe persane, le narguilé d'or ciselé. Par contre il restait des châles du Béloutchistan, des assiettes et des bassines de table en or massif, orfévrées de scènes de chasse aux gazelles du désert, avec incrustations de turquoises, des gargoulettes en vermeil et incrustations d'émail bleu ancien, un très grand tapis de Méched à poils longs, deux tapis à prière de Tauris et d'Ispahan à poils ras, des cassolettes contenant des confitures à la rose et à la violette, des bonbonnières de nougat aux pistaches ou « giazu », des bouteilles de verre grossier mais emplies de subtiles essences de rose, de jasmin, et de géranium, et naturellement des pierres précieuses choisies parmi les plus belles du monde.
Angélique allait de l'une à l'autre chose, sous le regard bonhomme de Colbert et les yeux égayés du roi. Soudain elle rougit et demanda d'une voix troublée ce qu'on avait fait de la « moumie ».
– La moumie ? Cette mixture affreuse et puante ?
– Oui. Je vous avais bien recommandé de la recevoir avec les marques de la plus profonde reconnaissance.
– Ne l'ai-je point fait ? J'ai assuré à Son Excellence que rien ne pouvait me réjouir plus que d'avoir en ma possession cet élixir extraordinaire. J'avoue que je m'attendais à tout sauf à trouver un liquide aussi nauséabond. J'en ai fait boire un verre à Duchesne. Bontemps en a pris aussi un dé à coudre. Il paraît que c'est horrible au goût. Duchesne a été très mal à l'aise. Il m'a confessé avoir vomi et il a pris un peu d'orviétan de peur d'être empoisonné. J'en suis à me demander s'il n'y avait pas une intention malfaisante à mon égard de la part du Schah de Perse en m'offrant ce soi-disant cadeau.
– Non, non, certainement pas, dit précipitamment
Angélique qui s'élança, venant enfin de reconnaître dans un coin le coffret de bois de rose incrusté de nacre que Bachtiari bey lui avait montré.
Elle l'ouvrit et souleva le bouchon de jade qui fermait le vase de porcelaine bleue. L'odeur surprenante lui emplit les narines et elle évoqua malgré elle l'atmosphère voluptueuse du salon de l'ambassadeur persan.
– Sire, puis-je vous demander la grande faveur de prendre ce coffret ? En... souvenir de ces visites où j'ai eu le grand plaisir de servir la gloire de Votre Majesté et... je ne désire rien d'autre, acheva-t-elle précipitamment, s'embrouillant un peu.
Le roi et M. Colbert se regardaient avec la consternation d'hommes intelligents témoins d'un caprice de femme.
– Il y a bien des choses qui m'ont intrigué et étonné dans cette ambassade, dit le roi, mais finalement je crois que ce qui aura été le plus étonnant de tout, c'est le choix qu'aura fait Mme du Plessis pour sa récompense.
Angélique sourit et essaya de paraître naturelle.
– Ce coffret n'est-il pas une merveille ? J'en rêve !
– En voici deux autres tout aussi beaux et qui contiennent des pâtes d'amandes et de gomme parfumée.
– Franchement, c'est celui-là que je préfère, Sire. Puis-je le faire enlever ?
– Il serait vain d'essayer de détourner une femme qui a une idée en tête, fit le roi avec un soupir.
Il donna l'ordre à deux domestiques de porter le coffre dans les appartements de Mme du Plessis.
– Prenez bien garde de ne pas renverser le flacon, recommanda Angélique.
Elle aurait voulu les accompagner, mais le roi la retint d'un signe. Revenu vers les soieries persanes il écarta quelques châles de cachemire et souleva une ample étoffe, souple et douce, aux tonalités de sable chaud.
– Son Excellence l'ambassadeur m'a fait remarquer lui-même la texture curieuse de ce tissu. On le fabrique, paraît-il, avec des poils de chameau et cela forme une étoffe appelée « feutre » ou « bourka », sur laquelle la pluie glisse sans pénétrer. C'est une sorte de survêtement capable de résister à toutes les intempéries. Ceux des princes sont blancs ou dorés, ceux du peuple bruns ou noirs. Vous voyez que je suis devenu aussi savant que vous sur les mœurs persanes.
D'un geste lent il drapa le manteau autour d'elle.
– Je sais que vous êtes frileuse, fit-il à mi-voix avec un sourire.
Ses mains s'attardaient sur ses épaules.
Mme de Montespan entra, très animée. Elle aussi avait été conviée dans le Cabinet des Cristaux pour y choisir une parure à son goût. Son sourire baissa d'éclat en apercevant Angélique, à laquelle le roi nouait les cordons d'or du somptueux manteau.
– Me suis-je trop hâtée, Sire ? fit-elle d'une voix qui voulait être enjouée mais qui grinçait malgré elle.
– Nullement, ma très belle. Voici vos trésors, où vous pouvez puiser à volonté.
– Ce qu'en laisse Mme du Plessis-Bellière...
– Les restes sont encore abondants.
Le roi éclata de rire.
– Seriez-vous jalouse ? Mme du Plessis s'est montrée si discrète que j'ai dû de mon chef ajouter ce manteau pour elle.
– N'empêche que vous l'avez fait choisir la première, râla Athénaïs, dont la colère et l'orgueil étaient toujours plus forts que la ruse.
– Mme du Plessis a été mon ambassadrice près de l'ambassadeur. Or, apprenez que mon dessein a toujours été de récompenser les serviteurs du Royaume d'abord. Mes favorites ne viennent qu'en second lieu.
Le ton était sans réplique. Mme de Montespan fit de son mieux pour se contenir.
– J'adore vous voir jalouse, reprit le roi en lui saisissant la taille avec vigueur, il semble que vous allez éclater en flammes.
Il lui baisa la nuque, la naissance de l'épaule avec gourmandise.
– Puis-je me retirer, Sire ? dit Angélique, ébauchant une révérence.
– Un instant encore, je vous prie. J'ai une recommandation à vous faire. Promettez-moi de ne pas vous soigner la peau avec l'horrible mixture que vous affectionnez.
– Je m'en garderai bien, Sire.
– Sait-on jamais quelles extravagances peuvent passer par la tête d'une jolie femme ! Enfin, ne vous empoisonnez pas et ne vous gâtez pas le teint.
Du bout du doigt il lui effleura la joue d'une caresse légère.
– Ce serait dommage !
« Le roi vient de signer mon arrêt de mort par ce geste », pensa Angélique, qui avait senti le regard de Mme de Montespan s'enfoncer comme un couteau entre ses omoplates tandis qu'elle sortait.
Elle alla vérifier que la « moumie » était en lieu sûr, qu'on n'en avait point renversé ni distrait une goutte. Elle ne serait tranquille que lorsque le vieux Savary l'aurait en sa possession. Dans le but de pouvoir retourner sur Paris dès que possible elle alla s'informer des festivités prévues. Elle apprit avec satisfaction qu'après le petit souper tout le monde pourrait s'aller coucher en paix et que la Cour repartirait dès le matin pour St-Germain. Angélique alla demander à la reine si elle n'avait pas besoin de ses services. Celle-ci répondit que non, à son habitude. L'emploi d'Angélique à ses côtés était purement honorifique, et la souveraine préférait la voir ailleurs. Angélique, la conscience en paix, fît porter le coffre jusqu'au carrosse et commanda d'atteler. Le cocher grommela un peu. C'était un homme d'un certain âge, légèrement corpulent et qui était entré au service d'Angélique quand elle s'appelait encore Mme Morens et qu'elle n'était qu'une des plus importantes commerçantes de Paris. Elle menait alors la vie bien réglée des gens qui n'ont pas de temps à perdre et qui savent que la nuit est faite pour dormir. Le maître cocher ne s'en était pas moins réjoui de l'ascension rapide de sa maîtresse à la Cour. Il avait apprécié comme il se doit que « l'honneur du carrosse » lui fût accordé, c'est-àdire que l'équipage eût le droit de pénétrer et de tourner dans la première cour du château, à Versailles.
Mais depuis quelque temps il déplorait de la voir toujours par monts et par vaux, de jour et de nuit, et, de préférence, de nuit. C'est à peine s'il avait maintenant le temps de panser les chevaux, de leur laver les jambes ou de leur faire le crin. Et parfois le carrosse avait dû repartir non graissé et encore couvert de boue. Le cocher se sentait déshonoré. Les conversations qu'il avait eues avec ses collègues lorsqu'ils se réunissaient pour boire un pot de vin dans les communs de Versailles lui avaient appris que cet état de choses ne pourrait aller qu'en empirant, la maladie de la bougeotte devenant endémique chez les grandes dames de la Cour à mesure qu'elles avançaient en grade. La mine sombre, le cocher fit claquer son fouet et le carrosse roula sur les pavés de la grande cour, franchit les grilles et s'élança sur la route de St-Cloud, laissant derrière lui Versailles, éclaboussé par le sang d'un crépuscule hivernal digne des splendeurs de Louis XIV. À onze heures il entrait dans Paris. À onze heures et demie, rue de Bourtibourg. Angélique tambourinait aux volets de la boutique de maître Savary. L'apothicaire n'était pas encore couché. Il broyait quelques poudres dans un mortier de fonte. À la vue d'Angélique il pâlit et sa barbiche se mit à trembler. Avec un sourire mystérieux Angélique fit signe aux valets de déposer le coffre sur le comptoir. Entre le mortier, les vases de cuivre et de bois peint, la petite balance et la tête de mort, le coffret de bois précieux brilla du miroitement de ses ors et de ses nacres.
D'une main fébrile Savary souleva le couvercle ! le bouchon, huma l'odeur du vase. Cette fois Angélique ne put le retenir de se prosterner devant elle.
– Toute ma vie, gémit-il, toute ma vie je me souviendrai de votre bienfait, Madame. Non seulement vous avez sauvé la « moumie » des mains profanes mais vous l'avez remise tout entière dans les miennes, qui sont celles d'un savant et qui sauront lui arracher son secret séculaire. Les temps futurs vous béniront.
– Calmez-vous, maître Savary, dit Angélique, qui, pour cacher son émotion, feignit la rancune. Vous avez bien raison de me remercier. Pour vous, je me suis déconsidérée aux yeux du roi, qui me prend pour une tête farcie de chimères et de sottises. Et j'ai renoncé à de magnifiques présents qui m'auraient autrement intéressée.
L'apothicaire ne l'écoutait plus. Il s'était élancé dans son arrière-boutique et en revenait avec des fioles, des entonnoirs et des compte-gouttes. Angélique comprit qu'elle était de trop et qu'il ne la voyait même plus. Elle rassembla les pans du confortable manteau que lui avait offert le roi et elle allait se retirer lorsqu'un brouhaha s'éleva dans la rue. Un courrier botté descendit d'un bond les trois marches qui conduisaient dans la salle basse.
– Grâce à Dieu, Madame, j'ai pu vous joindre. Le roi m'a lancé sur vos traces. Vous me précédiez de peu. En m'informant près des passants j'ai réussi à vous suivre jusqu'ici.
Il lui remit un pli où Angélique lut qu'on la mandait de toute urgence à Versailles.
– Ne pourrais-je attendre à demain ?
– Le roi m'a dit lui-même : de toute urgence, m'a recommandé de vous ramener et de vous escorter, quelle que soit l'heure.
– La porte Saint-Honoré va être close !
– J'ai un sauf-conduit pour la faire ouvrir.
– Nous allons nous faire assaillir par des voleurs.
– Je suis armé, dit l'homme. J'ai deux pistolets dans les fontes de ma selle et mon épée.
C'était un ordre du roi. Il n'y avait qu'à s'exécuter. Angélique reprit la route, en serrant autour d'elle les plis du manteau que le roi lui avait offert si opportunément. Ils arrivèrent pour voir le palais émerger tel un monstre bleu, inondé de nuit, d'une aube rose pâle et grise.
À la fenêtre du Cabinet du roi, la lueur d'un flambeau brillait comme une perle dans les profondeurs marines de la cour de marbre.
Frissonnante Angélique traversa, derrière le courrier, les longs vestibules déserts, où de place en place les gardes suisses somnolaient, aussi immobiles que des statues. Par contre, il y avait du monde dans le Cabinet du roi. Outre celui-ci, MM. Colbert et de Lionne, les traits tirés par l'insomnie, l'aumônier du roi, M. Bossuet, dont la belle éloquence plaisait au roi qui requérait souvent ses conseils et voulait l'attacher à la Cour, M. de Louvois, la mine sombre et même catastrophée, le chevalier de Lorraine, et quelques comparses dont les visages reflétaient religieusement la contrariété ambiante. Tous ces messieurs étaient debout devant le roi, et il y avait apparence qu'ils avaient passé ainsi une partie de la nuit à discuter avec Sa Majesté, car les cires des flambeaux tiraient sur leur fin. Quand la jeune femme fut introduite on se tut. Le roi la pria de s'asseoir. Après quoi il y eut un silence prolongé. Le roi, pour se donner une contenance, examina la lettre posée devant lui.
Il dit enfin :
– Notre ambassade persane se termine de bien étrange manière, Madame. Bachtiari bey a pris la route vers le Sud mais il m'envoie un message pressant qui vous concerne... et tenez, lisez vous-même.
La missive, traduite et calligraphiée sans doute par l'Arménien Agobian avec des soins de scribe antique, remerciait une fois de plus le grand monarque d'Occident de ses splendeurs et de ses bontés.
Suivait une énumération précise des présents que Sa Majesté le roi Louis XIV avait faits à l'ambassadeur persan pour son maître le Schah in Schah, soit : 1 service de vermeil frappé de fleurs de lys, 2 horloges revêtues d'or et marquant le jour de l'année et les saisons, une dizaine de montres à boîtier frappé de lys, 2 grandes tapisseries des Gobelins, 1 sceau royal à graver, marqué de l'emblème persan du lion et du soleil levant en onyx, 2 grands portraits du Roi-Soleil et de la Reine, en costumes d'apparat dans le salle du Trône, 20 pièces de drap fin, 1 brasero à charbon en fer forgé recouvert d'or, avec deux soufflets actionnés par un fil de fer qu'on tirait, 3 caisses de boulets en argent pour chauffer le bain du Schah in Schah, 6 caisses de bimbeloteries appelés bijoux du Temple, que le Schah pourrait distribuer à ses serviteurs ou aux gens du peuple, 3 pots contenant des pieds de géranium, à replanter en terre persane, 1 selle de cuir de Lyon avec licol d'argent. Mais à tous ces présents Sa Majesté avait omis de joindre la très précieuse turquoise que Son Excellence attendait en récompense de ses loyaux services.
Suivait une description de ladite turquoise, assez détaillée pour qu'on pût comprendre qu'il s'agissait d'une femme et que cette femme n'était autre qu'Angélique. Bachtiari bey pensait que les nuages de l'Occident ne lui permettaient pas d'en disposer avant qu'il n'eût lui-même fait preuve de bonne volonté vis-à-vis du propriétaire d'un si rare trésor. Mais maintenant que les traités étaient signés au contentement de tous et du roi de France en particulier, pourquoi la « très délicate marquise », « la plus intelligente femme de l'univers », « le lys de Versailles », « l'étoile de la Cour de France » ne s'était-elle pas trouvée parmi les derniers présents que M. de Lorraine et le marquis de Torcy étaient venus lui remettre au moment de son départ ? Croyant que par un souci de discrétion elle le rejoindrait à la nuit avec son équipage et les chariots de ses bagages, il avait pris la route. Mais à la première étape il avait commencé à soupçonner qu'on l'avait joué. L'avait-on fait marcher comme l'âne a qui l'on tend une carotte pour la subtiliser le pont franchi ? Le souverain d'Occident avait-il deux bouches ? Sa fourberie n'était-elle égale qu'à son avarice ? Fallait-il considérer les traités sous le même angle trompeur ? Faire fi des promesses ?... etc.
Cette longue énumération des questions ne laissait aucun doute sur la colère qui animait l'irascible Bachtiari bey, et les menaces de rompre tout et de desservir les Français et les chrétiens dans l'esprit de son maître lorsqu'il serait à Ispahan étaient à peine voilées.
– Et alors ? demanda Angélique, stupide.
– Et alors, répéta le roi, pourriez-vous me dire quelle conduite éhontée vous avez osé tenir à Suresnes pour qu'une proposition d'une pareille insolence nous soit faite ?
– Ma conduite, Sire, a été celle d'une femme que l'on envoie près d'un potentat dans l'intention de l'amadouer, pour ne pas dire le séduire aux fins d'assouplir sa politique et de bien servir le roi.
– Insinueriez-vous que c'est moi qui vous ai encouragée à vous prostituer pour faire aboutir l'ambassade ?
– L'intention de Votre Majesté m'a semblé évidente.
– Peut-on avancer pareille sottise ? Une femme d'esprit et de caractère comme vous a vingt façons d'adoucir un prince, sans pour cela se conduire en p... Ainsi, vous avez été la maîtresse de ce barbare coloré, d'un infidèle, ennemi de votre religion. Vous avez fait cela ? Répondez !
Angélique se mordit la lèvre pour dissimuler un sourire, et jeta un regard sur l'assemblée.
– Sire, votre question m'embarrasse devant ces messieurs. Permettez-moi de vous dire que cela ne regarde que mon confesseur.
Le roi se dressa à demi, les yeux brillants. M. Bossuet interposa sa haute taille de Bourguignon et l'autorité d'une main épiscopale.
– Sire, permettez-moi de vous rappeler, en effet, que seul le prêtre a le droit de connaître le secret des consciences.
– Le roi aussi, monsieur Bossuet, quand les actes de ses sujets engagent sa responsabilité. Bachtiari bey a provoqué mon mécontentement par ses insolences, mais il faut admettre que lorsqu'un homme, qu'il soit persan ou non, reçoit certains gages...
– Il n'en a pas reçu, Sire, affirma Angélique.
– J'aime à le croire, maugréa le roi, qui se rassit, sans parvenir à dissimuler son soulagement.
M. Bossuet déclara fermement que, quel que fût le passé, il fallait considérer le présent. La question se résumait à ceci : comment calmer la colère de Bachtiari bey tout en passant outre à ses désirs ? Chacun recommença à donner son opinion. M. de Torcy était d'avis qu'on arrêtât l'ambassadeur et qu'on le jetât au fond d'une prison quitte à prévenir le Schah de Perse que son représentant était mort en France de la fièvre quarte. M. Colbert faillit lui sauter au collet. Ces militaires n'avaient aucune idée de l'importance du commerce dans la bonne marche d'un pays ! M. de Lionne estimait, comme M. de Torcy, qu'il ne fallait pas se mettre martel en tête pour ces musulmans lointains, mais M. Bossuet et le jésuite joignirent leur éloquence pour lui démontrer que l'avenir de l'Église en Orient dépendait du bon dénouement de l'ambassade. Enfin Angélique proposa de demander l'avis d'un vieil homme plein de sagesse, qui avait beaucoup voyagé et qui certainement trouverait la solution pour ménager la susceptibilité du Persan. Le roi décida aussitôt de le faire chercher. Angélique devait joindre maître Savary, lui exposer la situation et ramener la solution...
– M. de Lorraine va vous accompagner. Nous retarderons le départ de la Cour pour Saint-Germain jusqu'au soir. À bientôt, Madame. Aidez-nous à réparer les erreurs dont vous êtes en partie fautive. Monsieur Colbert, veuillez demeurer à Versailles. Je dois vous voir après la messe.
*****
Le carrosse croisa les premières équipes des ouvriers qui montaient, la pelle sur l'épaule, vers les chantiers du palais, dont les cheminées et les gouttières, recouvertes à la feuille d'or, étincelaient sous les premiers rayons du soleil. Lorsqu'elle se retrouva, au milieu de la matinée, chez maître Savary, celui-ci eut bien de la peine à s'arracher de ses expériences.
– Il est bien temps de m'appeler au secours, fit-il, sentencieux. C'est au début qu'il fallait me demander conseil.
Magnanime, il consentit pourtant à réfléchir au problème et à faire bénéficier le royaume de sa dure expérience de voyageur et d'esclave en Barbarie. Ramené à Versailles il ne parut nullement impressionné de se trouver devant un aréopage d'aussi grands personnages et du roi lui-même.
Il dit qu'il n'y avait qu'un seul moyen de signifier un refus à Bachtiari bey sans que celui-ci ne le prît pour un affront sanglant. Sa Majesté devait écrire qu'il était au plus grand regret de ne pouvoir combler les vœux de son ami très cher, etc, mais que Mme du Plessis étant « sultane-bachi », il comprendrait l'impossibilité pour lui de se rendre à ses désirs.
– Que signifie : « sultane-bachi ? »
– C'est la Sultane préférée, Sire, la femme que le roi a élue entre toutes, à laquelle il a donné le gouvernement de son harem, et qu'il appelle parfois à partager ses soucis de monarque.
– Si telle est la signification de ce titre, ne pensez-vous pas que Bachtiari bey est en droit de me faire observer que la reine, en Occident, représente la sultane, comment dites-vous... bachi ?
– L'objection de Votre Majesté est pleine de bon sens. Mais qu'elle se rassure. Souvent en Orient un prince se voit contraint, pour les besoins de sa dynastie, d'épouser une princesse de sang royal que généralement il n'a pas choisie. Ceci ne l'empêchera pas d'en élever une autre au rang de favorite, et c'est elle qui, en fait, aura tous les pouvoirs.
– Curieuses mœurs, conclut le roi. Mais puisque vous affirmez qu'il n'y a pas d'autres formules...
Il ne restait plus qu'à rédiger la missive. Savary voulut lui-même en composer le texte. Il la lut ensuite à haute voix :
... Demandez-moi toutes les autres femmes de mon royaume, terminait-il, elles sont à vous. Les plus jeunes, les plus belles, les plus blondes... choisissez, elles sont à vous.
– Hé là ! doucement, monsieur Savary, dit le roi, vous m'engagez là dans un bien curieux marché.
– Sire, Votre Majesté doit comprendre qu'elle ne peut exprimer un outrageant refus qu'en offrant des compensations... du même ordre à celui qu'Elle déçoit si cruellement.
– Ma foi, je n'y avais pas songé. Mais votre raisonnement me semble juste, fit le roi, égayé.
*****
On se réjouit de voir le roi sortir de son Cabinet le visage détendu. Une partie de la journée la Cour s'était attendue à l'explosion de graves événements politiques : une déclaration de guerre pour le moins. Afin de satisfaire les curieux, le roi conta avec humour les dernières exigences de l'ambassadeur persan.
Il ne prononça pas le nom d'Angélique, et dit seulement que le prince oriental, séduit par la beauté des femmes de France, désirait en emporter un aimable souvenir en chair et en os.
– ...Plutôt en chair, souligna Brienne, enchanté de son esprit.
– La difficulté réside dans le choix de ce souvenir, continua le roi. J'ai bien envie de charger M. de Lauzun de ce recrutement délicat. Il est expert en la matière. Péguilin agita ses manchettes avec désinvolture.
– Tâche facile, Sire, Notre Cour ne manque pas d'aimables p...
Du bout de l'index il releva le menton de Mme de Montespan.
– Celle-ci ne ferait-elle pas l'affaire ? Elle a déjà prouvé qu'elle pouvait plaire aux princes...
– Insolent ! dit la marquise, furieuse, en lui rabattant la main.
– Eh bien, celle-ci, continua Péguilin en désignant la princesse de Monaco, qui avait été l'une de ses maîtresses. Celle-ci me paraît à point. C'est peut-être le seul hasard qu'elle n'a pas encore couru. Du page au roi tout lui est bon... et même les femmes.
Le roi intervint, mécontent :
– Un peu de décence, monsieur, dans vos paroles !
– Pourquoi de la décence dans les paroles, Sire, quand il n'y en a pas dans les actes ?...
– M'est avis que Péguilin se prépare un nouveau séjour à la Bastille, glissa Mme de Choisy à Angélique. N'empêche, sa réponse était belle. Qu'est-ce que cette histoire scandaleuse à propos de l'ambassadeur persan ? Il paraît que vous y êtes mêlée.
– Je vous raconterai cela par le menu à Saint-Germain, dit gracieusement Angélique, en omettant cependant de signaler à la duchesse qu'elle retournait sur Paris.
Dans un brouhaha de claquements de fouet, de grincement d'essieux et de hennissements, les carrosses s'assemblaient et prenaient la file. Versailles, pour quelques jours, fermait ses grilles dorées, et ses hautes fenêtres où se reflétait, ce soir, un crépuscule aussi rouge que celui de la veille.
Maître Savary serrait avec joie sur son cœur une bourse bien gonflée que venait de lui remettre M. de Gesvres de la part du roi. « Voici qui va servir à mes expériences scientifiques. Ah ! quel grand roi nous avons. Comme il sait bien reconnaître le mérite ! »
En passant, M. de Lionne mit la tête à la portière de son carrosse :
– Vous pouvez vous vanter de me faire faire un drôle de métier ! C'est moi que le roi a chargé de trouver la... compensation de l'ambassadeur persan. Que va dire ma femme !... Enfin ! J'ai en vue une petite actrice de la troupe de M. Molière, très intelligente, très ambitieuse... Je pense qu'elle se laissera facilement convaincre.
– Tout est bien qui finit bien, conclut Angélique avec un pâle sourire.
Elle avait toutes les peines du monde à tenir les yeux ouverts. Il y avait exactement vingt-quatre heures qu'elle courait la poste sans discontinuer. À l'idée de remonter en carrosse et de refaire une fois de plus le chemin de Versailles à Paris, elle se sentit les reins rompus. Dans la cour d'honneur son maître cocher l'attendait, le chapeau à la main. Avec beaucoup de dignité il prévint Mme la marquise que c'était la dernière fois qu'il avait l'honneur de conduire son équipage. Il ajouta qu'il avait toujours fait son métier avec bon sens, que Dieu réprouve la folie et qu'il n'était plus jeune. Il conclut en disant qu'à son grand regret il se voyait obligé de quitter le service de Mme la marquise.