Chapitre 17
Les yeux de Florimond étaient parfaitement limpides.
– Je vous assure, ma mère, que je ne mens pas. M. Duchesne empoisonne le roi. À plusieurs reprises je l'ai vu. Il met sous l'ongle une poudre blanche qu'il fait tomber d'une chiquenaude dans le hanap de Sa Majesté, entre le moment où il a goûté lui-même le vin et celui où il le donne au roi.
– Voyons, mon garçon, telle chose est impossible. Et d'ailleurs le roi n'a souffert d'aucune incommodité à la suite de ces soi-disant empoisonnements.
– Je ne sais. Peut-être s'agit-il d'un poison à longue échéance ?
– Florimond, tu emploies des termes dont tu ignores le sens. Un enfant ne parle pas de choses aussi graves. N'oublie pas que le roi est entouré de serviteurs dévoués.
– Sait-on jamais ! dit Florimond, sentencieux.
Il regardait sa mère avec une indulgence un peu condescendante, qui rappelait celle de Marie-Agnès. Depuis une heure qu'elle s'évertuait à lui faire avouer ses mensonges, Angélique se sentait au bord de la crise de nerfs. Elle n'était décidément pas douée pour entreprendre l'éducation d'un garçon imaginatif. Il avait grandi loin d'elle. Maintenant il suivait son chemin, sûr de lui, et elle avait trop de soucis personnels pour apporter à la question le soin nécessaire.
– Mais enfin, qu'est-ce qui a bien pu te mettre dans la tête ces idées de poison ?
– Tout le monde parle de poison, dit l'enfant candide. L'autre jour Mme la duchesse de Vitry m'a requis pour lui porter la queue de son manteau. Elle allait chez la Voisin, à Paris. J'ai écouté à la porte pendant qu'elle consultait la devineresse. Eh bien, elle demandait du poison pour mettre dans le bouillon de son vieux mari et aussi une poudre pour s'attacher l'amour de M. de Vivonne. Et le page du marquis de Cessac m'a dit aussi que son maître était allé demander le secret de gagner au jeu, et en même temps il a demandé du poison pour son frère, le comte de Clermont-Lodève, dont il doit hériter. Eh bien, acheva Florimond avec triomphe, le comte de Clermont-Lodève est mort la semaine dernière.
– Mon petit garçon, vous rendez-vous compte du tort que vous pourriez vous faire en divulguant à la légère de telles calomnies ? fit Angélique en essayant de garder patience. Personne ne voudra à son service un page qui bavarde ainsi à tort et à travers.
– Mais je ne bavarde pas, s'écria Florimond en tapant le sol de son talon rouge. J'essaie de vous expliquer, à vous. Mais je crois... oui vraiment je crois que vous êtes sotte, conclut-il en se détournant avec un mouvement de dignité blessée.
Il resta à contempler le ciel bleu par la fenêtre ouverte en essayant de contenir le tremblement des lèvres. Il n'allait tout de même pas pleurer comme un bébé ; des larmes de vexation piquaient ses yeux.
Angélique ne savait plus par quel bout le prendre. Il y avait en cet enfant quelque chose qu'elle n'arrivait pas à démêler. Il mentait certainement sans nécessité et avec une assurance déconcertante. Dans quel but ? En désespoir de cause elle se tourna vers l'abbé de Lesdiguières et déversa sur lui son mécontentement :
– Cet enfant est à gifler, je ne vous fais pas mes compliments.
Le jeune ecclésiastique rougit jusqu'au bord de sa perruque.
– Madame, j'agis de mon mieux. Florimond, par son service, se trouve mêlé à certains secrets qu'il croit interpréter...
– Apprenez-lui au moins à les respecter, fit Angélique sèchement. En le regardant balbutier, elle se souvenait que c'était un des protégés de Mme de Choisy. Dans quelle mesure l'avait-il espionnée et dénoncée ?
Florimond, ayant ravalé ses larmes, dit qu'il devait accompagner les petites princesses à la promenade et demanda la liberté de se retirer. Il sortit par la porte-fenêtre d'un pas qu'il voulait digne, mais dès qu'il eut franchi les marches du perron il s'élança en galopant et on l'entendit chanter. Il était comme un papillon, enivré par la belle journée de printemps. Le parc de Saint-Cloud, aux pelouses folles, commençait à crisser du chant de ses cigales.
– Monsieur de Lesdiguières, que pensez-vous de cette affaire ?
– Madame, je n'ai jamais pris Florimond en flagrant délit de mensonge.
– Vous voulez défendre votre élève, mais en l'occurrence cela vous engage à de bien graves appréciations...
– Sait-on jamais ? fit le petit abbé, reprenant l'expression de l'enfant.
Il joignit ses mains avec force, dans un geste d'anxiété.
– À la Cour, les plus hauts dévouements sont sujets à caution. Nous sommes entourés d'espions...
– Cela vous va fort bien de parler d'espions, Monsieur l'abbé, vous qui avez été payé par Mme de Choisy pour me surveiller et me trahir !
L'abbé devint pâle comme la mort. Ses yeux de jeune fille s'agrandirent. Il se mit à trembler et finit par s'écrouler à genoux.
– Madame, pardon ! C'est vrai. Mme de Choisy m'avait placé près de vous pour vous espionner, mais je ne vous ai pas trahie. Cela, je vous en fais serment... Je n'aurais pu vous causer le moindre tort. Pas à vous, Madame, pardonnez-moi !
Angélique s'écarta pour regarder par la fenêtre.
– Madame, croyez-moi ! supplia encore le jeune homme.
– Oui, je vous crois, fit-elle avec lassitude. Mais dites-moi alors qui m'a dénoncée à la Compagnie du Saint-Sacrement. Est-ce Malbrant-coup-d'épée ? Je le vois mal dans ce rôle.
– Non, Madame. Votre écuyer est un brave homme. Mme de Choisy l'a placé chez vous pour rendre service à sa famille, qui est très honorable et de sa province.
– Et les demoiselles de Gilandon ?
L'abbé de Lesdiguières hésitait, toujours à genoux.
– Je sais que Marie-Anne est allée voir sa protectrice la veille de votre arrestation.
– C'est donc elle. Quelle petite punaise de bénitier ! Beau métier que vous acceptez là, Monsieur l'abbé. Je ne doute pas qu'en continuant vous deviendrez évêque.
– Il n'est pas facile de vivre, Madame, murmura doucement l'abbé. Considérez ce que je dois à Mme de Choisy. J'étais le cadet d'une famille de douze enfants, le quatrième garçon. Nous n'avons pas toujours mangé à notre faim au château paternel. Je me sentais attiré par la vie ecclésiastique ; j'avais le goût des études et du bien des âmes. Mme de Choisy m'a payé plusieurs années de séminaire. En m'installant dans le monde elle m'a prié de la renseigner sur les turpitudes dont je pourrais être témoin afin de lutter contre les forces du mal. Je trouvais cette tâche noble et exaltante. Mais je suis entré dans votre maison, Madame...
Toujours à genoux il levait sur elle ses yeux de biche et elle eut pitié de la passion romanesque qu'elle avait éveillée dans ce cœur candide.
Il était de la race des petits nobliaux qui grandissent dans les vieux châteaux croulants, et qui sans sou ni maille partent à la recherche de leur destin, n'ayant à vendre que ce qu'ils possèdent, leur âme ou leur corps. C'était de cette espèce-là que Monsieur, le frère du roi, faisait ses gitons. Mieux valait encore, pour un cadet de bonne famille, se louer à la Vertu. Sa réflexion la ramena à d'autres soucis.
– Relevez-vous, l'abbé, dit-elle, bourrue. Je vous pardonne car je vous crois sincère.
– Je me suis attaché à vous, Madame, et j'aime Florimond comme un frère. Allez-vous me séparer de lui ?
– Non. Je suis malgré tout rassurée lorsque je vous sens près de lui. La Cour de Monsieur est la dernière où j'aurais voulu le voir. Nul n'ignore les goûts dépravés de ce prince et de ceux qui l'entourent. Un petit garçon aussi beau et vif que Florimond n'y est pas en sûreté.
– C'est bien vrai, Madame, dit l'abbé, qui s'était relevé et s'époussetait discrètement les genoux, j'ai dû déjà me battre en duel avec Antoine Maurel, sieur de Volone. C'est peut-être le plus grand coquin de la maison. Il vole, il jure, il est athée et sodomite, il tient école et vend des garçons comme des chevaux et il va au parterre de l'Opéra pour faire ses marchés. Il a jeté son dévolu sur Florimond et a entrepris de le pervertir. Je me suis interposé. Nous nous sommes battus en duel. Blessé au bras, Maurel a abandonné la partie. Je me suis aussi battu en duel avec le comte de Beuvron et le marquis d'Effiat. J'ai claironné partout que l'enfant était protégé par le roi et que je me plaindrais à Sa Majesté s'il lui arrivait le moindre dommage. On sait que vous êtes sa mère et que votre influence n'est pas négligeable près du roi. Enfin j'ai obtenu qu'il soit nommé comme compagnon de jeux des petites princesses. Cela le retire un peu de cette étrange compagnie. Oh ! Madame, il faut habituer ses yeux et ses oreilles à bien des choses. Au lever de Monsieur l'on parle des jeunes gens comme une compagnie d'amoureux a coutume de parler des jeunes filles. Mais ceci n'est rien encore. Les femmes sont les pires, car on ne peut se battre en duel avec elles. Mmes de Blanzac, d'Espinoy de Melun, de Grancey, hantent mes nuits comme l'hydre aux cent têtes. Je ne sais comment m'en débarrasser.
– Vous n'allez pas me dire qu'elles poursuivent Florimond ?
– Non, mais c'est moi qui suis en butte à leurs provocations.
– Oh ! mon pauvre petit, s'écria Angélique, partagée entre la désolation et le rire, mon pauvre petit abbé, quelle tâche vous êtes-vous assignée ! Il faut absolument que je vous sorte d'ici !
– Ne vous préoccupez pas, Madame. Je comprends qu'il faut que Florimond fasse carrière, et il ne peut monter que dans l'entourage des princes. Je tâche de le protéger et aussi de fortifier son esprit et son cœur pour lui éviter une trop profonde corruption. Tout est possible quand l'âme est ferme et qu'on demande secours à Dieu. Et je pense que c'est là le vrai sens de mon rôle de précepteur, n'est-il pas vrai ?
– Certes, mais vous n'auriez pas dû accepter de l'amener ici.
– Il m'était bien difficile de m'opposer aux décisions du roi, Madame. Et il m'a semblé que les dangers qu'il courait ici étaient moins grands que ceux qui le guettaient à Versailles.
– Que voulez-vous dire ?
L'abbé se rapprocha, après avoir regardé autour de lui avec soin.
– Je suis persuadé que par deux fois on a voulu attenter à sa vie.
– Vous perdez la tête cette fois, mon ami, fit Angélique en haussant les épaules, le délire de la persécution de votre élève vous gagne. Qui pourrait en vouloir à la vie d'un gamin de cet âge, le page le plus jeune et le moins renommé de la Cour ?
– Un page dont la petite voix claire s'est permis de crier un peu trop haut des vérités gênantes.
– Je ne veux plus vous entendre, Monsieur l'abbé. Je vous assure que vous perdez la tête et vous vous laissez influencer par des histoires à dormir debout. La réputation de M. Duchesne est celle d'un homme honorable.
– Tous ceux qui vivent à la Cour ne sont-ils pas de réputation honorable, Madame ? Sur qui oserait-on accrocher l'étiquette : scélérat, criminel ? Combien cela paraîtrait malséant !...
– Je vous dis que vous voyez les choses en noir. Vous êtes, je n'en doute pas, l'ange gardien de Florimond mais je voudrais que vous vous employiez à calmer son imagination, et la vôtre par la même occasion. Jusqu'à nouvel ordre je ne croirai pas à l'importance de M. Florimond, deux centième et dernier page de la Bouche du roi. C'est ridicule.
– Un page qui est votre fils, Madame. Ignorez-vous que vous avez beaucoup d'ennemis ? Oh ! Madame, je vous en supplie, ne fermez pas volontairement les yeux sur des réalités redoutables. Vous aussi, on cherche à vous faire trébucher dans le puits obscur. Mettez tout en œuvre pour vous défendre. S'il vous arrivait malheur j'en mourrais de douleur.
– Vous ne manquez pas d'éloquence, mon petit abbé, dit Angélique avec gentillesse. Il faudra que je parle de vous à M. Bossuet. Un peu d'exaltation ne nuit pas à l'art de la parole sacrée. Je suis persuadée que vous deviendrez quelqu'un et je vous y aiderai de mon mieux.
– Oh ! Madame, voici que vous vous laissez gagner par le cynisme cruel des femmes de la Cour.
– Je ne suis pas cynique, mon petit. Mais je voudrais vous voir un peu les deux pieds sur terre.
L'abbé de Lesdiguières ouvrit encore la bouche pour une dernière protestation, mais quelqu'un entrant dans le parloir où ils se tenaient les interrompit. Il fit la révérence et s'en fut à la recherche de son élève.
Angélique regagna les salons. Les portes étaient ouvertes en grand sur la terrasse sablée afin de goûter la douceur de l'air. Au loin on apercevait Paris. Comme le roi le lui avait laissé pressentir, Madame avait envoyé son maître d'hôtel prier Mme du Plessis de demeurer jusqu'au lendemain à Saint-Cloud. La jeune femme accepta sans enthousiasme. L'atmosphère de la Cour de Monsieur était, malgré beaucoup de charme et de luxe, par trop ambiguë et presque inquiétante. Le prince se choisissait des amies aussi peu recommandables que ses mignons. Angélique rencontrait là toutes les figures qu'elle évitait de préférence à Versailles. Femmes décidées, belles, la plupart fort méchantes et même plus que méchantes, leurs intrigues et leurs querelles divertissaient Monsieur, qui se jetait sur tous les ragots avec une avidité de concierge. Il ne manquait pas d'intelligence et il avait montré du courage dans les campagnes militaires, mais on l'avait si bien perverti qu'il retombait toujours dans les futilités, les niaiseries et les vices.
Angélique chercha du regard la silhouette de son âme damnée, le prince de Sodome, « beau comme on peint les anges », le chevalier de Lorraine qui depuis des années maintenait son rang de favori et était devenu, en fait, le maître du Palais-Royal et de Saint-Cloud. Elle s'étonna de ne pas le voir. Elle s'en ouvrit à Mme de Gordon Uxsley, une Écossaise assez sympathique qui faisait partie de la suite de Madame.
– Comment, vous ne savez pas ? s'exclama-t-il. Mais d'où sortez-vous ?... M. de Lorraine est en disgrâce. Il a d'abord fait un peu de prison, puis a été envoyé en exil à Rome. C'est une grande victoire pour Madame. Voilà des années qu'elle se bat pour venir à bout de son pire ennemi. Enfin le roi l'a entendue.
Ayant offert à Angélique, pour la nuit, l'hospitalité de l'antichambre où elle couchait avec d'autres filles d'honneur, elle fit le récit de la dernière échauffourée au cours de laquelle Madame avait enfin obtenu une victoire dont elle désespérait. M. de Lorraine, arrêté dans la chambre même du prince par le comte d'Ayen, les gardes du corps cernant l'appartement de Monsieur, le désespoir de Monsieur criant, hurlant, pleurant et emmenant Madame à Villers-Cotterêts pour la séquestrer. Enfin les choses commençaient à se remettre un peu. Monsieur pleurait toujours, mais la position de Madame était inébranlable. Le roi était pour elle. Angélique s'endormit les oreilles bourdonnantes de détails scabreux, préoccupée pour Florimond, avec l'impression que mille menaces diverses rampaient autour d'elle comme des serpents.
Elle fut éveillée à l'aube par un grattement léger à la porte contre laquelle elle était étendue. Elle ouvrit pour se trouver en présence de Madame. La princesse, enveloppée dans une ample écharpe de gaze, lui sourit.
– C'est vous que je désirais voir, Madame du Plessis. Voulez-vous m'accompagner dans ma promenade ?
– Je suis aux ordres de Votre Altesse Royale, fit Angélique un peu éberluée.
Elles descendirent les escaliers du palais silencieux auquel des silhouettes de gardes somnolant contre leurs hallebardes donnaient un aspect de château de Belle au bois dormant. Le jour se levait sur le parc humide de rosée. De lourds voiles de brume cachaient Paris, dans le lointain. Il ne faisait pas chaud. Par bonheur Angélique avait son confortable manteau de feutre, cadeau du roi.
– J'adore me promener ainsi de bon matin, dit la princesse en prenant une allée d'un pas vif. Je dors très peu. J'ai lu toute la nuit et ensuite il m'a semblé coupable de fermer les yeux alors que l'aurore s'éveillait. Aimez-vous lire ?
Angélique confessa qu'elle trouvait rarement le temps de se consacrer aux belles-lettres.
– Même en prison ? demanda Henriette d'Angleterre avec un petit rire entendu.
Mais sa pointe n'était pas méchante. Plutôt désenchantée.
– Je connais peu de personnes ici qui aient le goût de la lecture. Voyez mon beau-frère le roi. Il se fâcherait si un fabuliste ou un homme de théâtre ne lui présentait pas la première édition de ses œuvres. Mais il n'a pas le courage d'en lire le premier mot. Moi je lis par goût. Et je tiendrais assez volontiers la plume... Asseyons-nous, voulez-vous ?
Elles prirent place sur le banc de marbre d'un rond-point. La princesse n'avait guère changé depuis le temps où Angélique fréquentait, au Louvre, son cercle de jeu. Petite, avec une grâce d'elfe et un teint de pétale, on la sentait d'une pâte plus fine que les Bourbons-Habsbourg, de sa famille. Elle méprisait assez ouvertement leur gros appétit, leur ignorance et ce qu'elle appelait leur lourdeur. Il est vrai qu'elle mangeait comme un oiseau, dormait encore moins et que son intérêt pour les lettres et les arts n'était pas feint. Elle avait, la première, encouragé Molière, elle commençait à patronner le délicat Racine. Angélique elle-même, tout en ayant une certaine admiration pour l'intelligente princesse, la trouvait par trop étrangère. On ne pouvait que se sentir pesant à ses côtés. La séduction même de Madame avait tissé autour d'elle sa propre solitude. Elle n'en avait pas tout à fait conscience, mais elle en souffrait. Il y avait dans ses prunelles bleues quelque chose d'égaré.
– Madame, reprit-elle après un instant de silence, je m'adresse à vous parce que vous avez la réputation d'être une femme riche, obligeante et discrète. Pourriez-vous me prêter 4 000 pistoles11 ?
Angélique eut besoin de sa maîtrise mondaine pour retenir un haut-le-corps.
– J'ai besoin de cette somme pour préparer mon voyage en Angleterre, continuait la princesse Henriette. Or, je suis criblée de dettes, j'ai déjà une partie de mes bijoux en gage et il est inutile d'aller crier misère auprès du roi. Pourtant c'est à cause de lui que je me rends en Angleterre. La mission dont il m a chargée est de première importance. Il s'agit d'empêcher mon frère Charles de se joindre à la ligue conclue entre les Hollandais, les Espagnols et les Teutons. Je dois briller, séduire, enjôler, faire aimer la France de toutes les façons, et cela ne me sera guère facile si je parviens là-bas serrée aux entournures par une robe trop étroite. C'est une façon de parler. Vous me comprenez, ma chère. Vous savez ce que sont ces ambassades. Il faut que l'or coule à pleines mains, acheter les consciences, les bonnes volontés, les signatures. Si je me montre avaricieuse, je ne réussirai pas. Or, il faut que je réussisse.
Elle était très volubile, une flamme aux joues, mais son aisance dissimulait de la gêne. Ce fut cet embarras, si rare chez elle, qui inclina Angélique à se montrer généreuse.
– Que Votre Altesse me pardonne de ne pouvoir combler tous ses vœux. J'aurai beaucoup de difficulté à convertir rapidement 4 000 pistoles. Mais je peux lui promettre avec certitude la somme de 3 000.
– Ma très chère, quel soulagement vous m'apportez ! s'écria Madame, qui visiblement n'en avait pas espéré autant. Vous pouvez être rassurée, je vous rendrai cet argent dès mon retour. Mon frère m'aime, il me fera certainement des présents. Si vous saviez quelle importance cela a pour moi ! J'ai promis au roi de réussir. Je le lui dois, car il a payé d'avance.
Elle avait pris les mains d'Angélique et les serrait avec reconnaissance. Les siennes étaient froides et fluettes. La nervosité la tenait au bord des larmes.
– Si j'échouais ce serait terrible. Je n'ai obtenu l'exil du chevalier de Lorraine qu'en échange de cette contrepartie. Si j'échouais, il reviendrait. Je ne pourrais plus supporter la vie avec ce débauché occupé à régner dans ma maison. Certes, je ne suis pas un ange. Mais l'abjection de Monsieur et des siens dépasse toutes limites. Je n'en puis plus. L'aversion qu'il y avait entre nous est devenue de la haine. Cet état de choses est l'œuvre du chevalier de Lorraine. Jadis j'ai cru pouvoir le circonvenir. Je sentais le danger qu'il représentait. Si j'avais été plus riche alors peut-être y serais-je parvenue, mais Monsieur lui offrait des sommes énormes, des apanages, que le roi accordait volontiers. Je ne pouvais être la plus forte. En guisard qui ne rougit de rien pourvu qu'il arrive, il a opté contre moi, il a pris Monsieur, la honte et l'argent.
Angélique n'essayait pas d'arrêter ce flot de paroles. Elle voyait que la princesse subissait une réaction nerveuse. Elle avait dû être fort angoissée à propos de ce prêt, et douter jusqu'au dernier moment de pouvoir l'obtenir. Ses meilleures amies l'avaient habituée plutôt aux trahisons et aux abandons qu'aux générosités.
– Vous me promettez que je pourrai disposer de cette somme avant mon départ ? interrogea-t-elle, de nouveau inquiète.
– Je m'en porte garante, Votre Altesse. Il faudra que je consulte mon intendant, mais d'ici une huitaine de jours 3 000 pistoles vous seront remises.
– Que vous êtes bonne ! Vous me rendez l'espoir. Je ne savais plus de quel côté me tourner. Monsieur est tellement aigri à mon sujet depuis le départ du chevalier. Il me traite comme la dernière des créatures...
À petites phrases hachées elle continua ses confidences. Elle les regretterait plus tard, sans doute ; l'expérience lui avait appris qu'elle plaçait toujours mal sa confiance. Elle se dirait que cette Mme du Plessis était ou dangereuse ou sotte. Pour le moment elle goûtait l'impression rare d'avoir près d'elle une oreille amicale. Elle disait la longue lutte soutenue depuis des années pour essayer de sortir elle-même son ménage et sa maison du bourbier où ils s'enlisaient. Mais tout avait mal commencé. Jamais elle n'aurait dû épouser Monsieur.
– Il est jaloux de mon esprit et la peur qu'il a qu'on ne m'aime ou qu'on ne m'estime me donnera toute ma vie des ennuis.
Elle avait espéré être reine de France. Cela, elle ne le dit pas. C'était un des sourds griefs qu'elle avait contre Monsieur : qu'il ne fût pas son frère. Et la façon dont elle parlait du roi était teintée d'amertume.
– Sans cette crainte qu'il a de voir mon frère Charles faire alliance avec la Hollande, jamais je n'aurais rien obtenu. Mes pleurs, ma honte, mes douleurs, peu lui importait. Il voit sans déplaisir la dégradation de son frère.
– Votre Altesse Royale n'exagère-t-elle pas son ressentiment ? Le roi ne peut se réjouir de...
– Si fait, si fait, je le connais bien. C'est assez avantageux pour celui qui règne de voir ceux qui le touchent de près par la naissance tomber au plus bas des vices. Sa grandeur et sa fermeté d'âme en sont rehaussées. Les mignons de mon époux ne menacent pas le pouvoir royal. Il ne leur faut que de l'or, des présents, des charges lucratives. Le roi accorde à pleines mains. M. de Lorraine obtenait de lui tout ce qu'il voulait. Il se portait garant de la fidélité de Monsieur. Le roi n'avait pas à craindre de le voir se transformer en frondeur, comme son oncle Gaston d'Orléans. Mais cette fois j'ai parlé haut. Puisqu'il fallait passer par moi, on en passerait par où je voulais. J'ai rappelé que je suis fille de roi et que si l'on me maltraitait j'avais un frère roi, qui me vengerait.
Elle respira profondément et posa la main sur son cœur pour en contrôler les battements.
– Je me vois enfin victorieuse, et pourtant je ne peux m'empêcher de craindre. Tant de haines m'entourent. Monsieur m'a menacée à plusieurs reprises de m'empoisonner.
Angélique sursauta.
– Madame, ne vous laissez pas aller à des idées morbides.
– Je ne sais pas si ce sont des idées morbides ou, au contraire, une vue lucide des faits. L'on meurt facilement de nos jours !
Angélique pensa à Florimond et aux exhortations de l'abbé de Lesdiguières et la peur se leva brusquement en elle comme un reptile glacé.
– Si telle est la conviction de Votre Altesse il faudrait mettre tout en œuvre pour vous défendre, et communiquer vos soupçons à la police afin de vous faire protéger.
Madame la regarda comme si elle venait de dire la chose la plus incongrue du monde, puis elle éclata de rire.
– Vous avez de ces réactions communes qui m'étonnent de vous ! La police ? Vous voulez parler de ces grossiers personnages que gouverne M. de La Reynie, tels, entre autres, que ce Desgrez qui a été chargé d'arrêter mon conseiller Cosnac, l'évêque de Valence ? Ah ! fi, ma chère, je ne les connais que trop et ce ne sont pas eux qui viendront fourrer leurs longs nez rouges dans nos affaires.
Elle se leva, défroissa sa robe de faille bleu-glacier d'un geste agile. Plus petite qu'Angélique elle avait, en la regardant, un port de reine qui la grandissait.
– Souvenez-vous que nous n'avons pas d'autres ressources à la Cour que de nous défendre seuls ou... de mourir, dit-elle tranquillement.
Elles revinrent en silence. Le parc était bien beau, avec ses pelouses vertes et ses arbres aux essences rares, que le vent remuait. Ici, rien de la raideur somptueuse des jardins de Versailles. Madame avait imposé le goût anglais, et c'était peut-être le seul que Monsieur partageait avec elle. Quand le roi venait à Saint-Cloud il souffrait de ce qu'il appelait : ce désordre.
Les lèvres de la jeune princesse eurent un sourire mélancolique. Rien ne la distrayait plus de la peur confuse qui hantait ses jours.
– Si vous saviez, dit-elle encore. Je voudrais tellement, tellement rester en Angleterre, et ne plus jamais revenir ici !
*****
– Madame, réclamaient les gueux, Madame, quand irons-nous chez le roi pour faire toucher nos écrouelles ?
Ils s'entassaient nombreux dans les parloirs de l'hôtel du Beautreillis. Passer par l'intermédiaire d'Angélique leur paraissait déjà un gage de guérison. Elle leur promit que le dimanche suivant ils participeraient à la cérémonie prévue. Elle s'était renseignée et connaissait les démarches à suivre, mais très occupée par ses préparatifs pour sa rentrée à la Cour, elle songea à Mme Scarron et se rendit chez elle pour lui demander d'avoir l'obligeance de mener son petit troupeau au médecin du roi. Cela lui fit faire réflexion qu'elle n'avait pas vu la jeune veuve depuis fort longtemps. La dernière fois... mais c'était au cours de cette fête à Versailles en 1668. Deux ans ! Qu'était devenue Françoise depuis ? Avec remords Angélique fit arrêter sa chaise devant la porte de l'humble maison où Mme Scarron, depuis des années, cachait sa pauvreté.
Elle tambourina en vain. Pourtant, à de menus indices, elle avait l'impression que quelqu'un se trouvait dans la maison. Peut-être une servante ? Mais alors pourquoi n'ouvrait-elle pas ? De guerre lasse, Angélique renonça. Au carrefour suivant, un embarras de carrosses obligea les porteurs à s'arrêter. Angélique, en jetant machinalement un regard en arrière vers la rue qu'elle venait de quitter, eut la surprise de voir la porte de la maison de Mme Scarron s'ouvrir et la jeune veuve elle-même en sortir. Elle était masquée et étroitement enveloppée d'une mante sombre mais son amie reconnut, sans doute aucun, la silhouette gracieuse de la belle Indienne.
– Voilà qui est trop fort, s'écria-t-elle en sautant hors de sa chaise.
Elle dit aux laquais de regagner sans elle l'hôtel du Beautreillis, et rabattant son capuchon elle s'élança sur les traces de Mme Scarron. La jeune femme marchait vite malgré les deux lourds paniers qu'elle portait sous sa mante. Flairant un mystère, Angélique décida de la suivre sans la rejoindre. En arrivant à la Cité, Mme Scarron alla louer sur les marches du Palais une de ces modestes chaises à roues tirées par un seul homme, et que l'on appelait « vinaigrette ». Après hésitation, Angélique décida de continuer sa filature à pied. Une « vinaigrette » n'allait jamais bien vite. Elle eut le temps de regretter sa décision. La promenade n'en finissait plus. La Seine franchie, on traversa une interminable rue qui se transformait peu à peu en chemin défoncé pour aboutir presque en pleine campagne du côté de Vaugirard. Obligée de ralentir sa marche, Angélique perdit un moment le véhicule de vue. Elle eut la déception de voir la « vinaigrette » repasser vide au tournant d'une ruelle. Il ne serait pas dit qu'elle avait été si loin en vain. Elle courut derrière l'homme et lui mit en main un écu. Pour cette somme royale l'autre n'hésita pas à lui indiquer la demeure où il avait vu entrer sa cliente.
C'était une de ces petites maisons neuves que l'on bâtissait de plus en plus en banlieue entre les carrés de choux des maraîchers et les talus réservés aux moutons. Angélique alla soulever le heurtoir de bronze. Au bout d'un long moment une main ouvrit le judas et la voix d'une servante demanda ce qu'on voulait.
– Je voudrais voir Mme Scarron.
– Mme Scarron ? Ce n'est pas ici... Connais pas, répondit la femme en refermant le judas.
Tous ces mystères piquaient la curiosité d'Angélique. « Ma chère, tu ne me connais pas, se dit-elle, si tu crois que je vais abandonner la partie. »
Il n'y avait qu'une seule façon d'obliger Françoise à se montrer et elle l'emploierait...