Chapitre 15
On frappa à la porte de la cellule et quelqu'un entra d'un pas feutré. Angélique, renfrognée dans sa haute cathèdre de bois vermoulu, ne se détourna pas. Encore une de ces nonnes aux yeux baissés qui lui apportait quelque bouillie de chat avec un grand luxe de mines serviles... Elle frotta l'une contre l'autre ses mains engourdies par l'humidité de la pièce, puis reprit l'aiguille à tapisserie et la planta avec rage dans le métier posé devant elle. Un frais éclat de rire retentissant à ses côtés la fit sursauter. La jeune religieuse qui venait d'entrer s'en donnait à cœur-joie.
– Marie-Agnès ! s'exclama Angélique en se levant.
– Oh ! ma pauvre Angélique. Si tu savais comme c'est drôle ! Te voir ainsi, en prisonnière, réduite à faire de la tapisserie.
– J'aime beaucoup faire de la tapisserie. Dans d'autres circonstances évidemment !... Mais toi, Marie-Agnès, comment se fait-il que tu te trouves ici ? Comment t'a-t-on laissé entrer ?
– Je n'ai pas eu à entrer. Je suis ici chez moi. Tu te trouves dans mon propre couvent.
– Chez les Carmélites de la Montagne Sainte-Geneviève ?
– Exactement. Bénissons le hasard qui nous a rapprochées. Je n'ai su que ce matin le nom de la grande dame dont on nous a chargé de devenir les geôlières, et ma supérieure m'a immédiatement autorisée à te voir. Naturellement, je t'aiderai de mon mieux.
– Je ne sais pas, hélas, si tu peux grand-chose pour moi, dit Angélique avec amertume. Depuis trois jours que je suis ici j'ai pu me rendre compte que les ordres les plus sévères avaient été donnés à mon sujet. Les religieuses qui me servent sont aussi sourdes-muettes que la petite servante idiote qui vient balayer ma chambre. J'ai demandé à voir la supérieure. J'attends encore sa visite...
– Ce n'est pas un rôle facile pour nous que de satisfaire aux ordres impératifs de Sa Majesté lorsqu'Elle nous confie ainsi quelque brebis galeuse à garder hors du troupeau commun.
– Je te remercie du terme.
– C'est celui dont on s'est servi pour t'introduire parmi nous autres, brebis sans taches.
Les yeux verts si semblables à ceux de sa sœur pétillaient dans son visage pâle, amenuisé par les austérités.
– Tu es ici pour expier tes grandes et multiples fautes contre la morale.
– Quelle hypocrisie ! Si moi je suis ici pour cause d'immoralité, il y a belle lurette que toutes les femmes de la Cour devraient être sous les verrous.
– Pourtant tu as été dénoncée par la Compagnie du Saint-Sacrement.
Angélique sursauta et regarda sa sœur longuement.
– Tu n'ignores pas, reprit celle-ci, que la noble Compagnie se propose de pourchasser la luxure en tous lieux. C'est par ses membres que le roi est le mieux informé de la vie privée de ses sujets. Ils ont des espions partout et ne laissent guère les gens... comment dire ? dormir en paix.
– Veux-tu me faire comprendre que j'aurais dans ma maison des domestiques payés par la Compagnie du Saint-Sacrement pour la tenir au courant de ma vie privée ?
– Certainement. Et tu es en cela à la même enseigne que tous les grands personnages de la Cour et de la ville.
D'une main rêveuse, Angélique fit passer trois aiguillées de laine rouge à travers les fils de son canevas.
– Voici donc comment le roi a su que j'abritais Rakoczi ! Marie-Agnès, pourrais-tu t'informer de qui s'est chargé de me dénoncer près du roi ?
– C'est fort possible. Nous avons toutes sortes de grands noms parmi nos sœurs et elles sont au courant de mille secrets.
Elle revint le lendemain, avec un sourire futé plein de promesses.
– Eh bien, voilà. Selon toute probabilité, c'est Mme de Choisy à qui tu dois, ma chère, d'avoir été arrachée si rapidement aux griffes du démon.
– Que dis-tu ? Mme de Choisy ?
– Oui. C'est elle qui, depuis longtemps, a pris ton âme en charge. Rappelle bien tes souvenirs. Cette noble dame n'a-t-elle jamais cherché à te recommander une servante, un laquais ?...
– Seigneur ? soupira Angélique avec amertume, s'il ne s agissait que d'un serviteur ? Oui, trois, quatre, une demi-douzaine. En bref, toute la maison de mes fils est composée de protégés de Mme de Choisy.
Marie-Agnès rit à perdre haleine.
– Quelle innocente tu fais, ma pauvre Angélique ! J'ai toujours pensé que tu étais beaucoup trop naïve pour vivre à la Cour.
– Pouvais-je me douter qu'on s'y intéresse avec tant de zèle au salut des âmes...
– On s'y intéresse à tout. C'est le creuset des passions humaines. Dieu a besoin de soldats intransigeants, et la force de la sainte Compagnie réside dans le secret. Pour sauver les âmes ils ne reculent devant aucun moyen. La pureté de leurs intentions sanctifie ce que des consciences simplistes nommeraient vilenies.
– Ne me dis pas que tu es d'accord avec eux, gronda Angélique, flambante de colère, ou je ne te reverrai pas de ma vie !
La religieuse continua de sourire avec ironie, puis ses paupières s'abaissèrent gravement sur son regard.
– Dieu seul est juge, dit-elle.
Elle se leva en affirmant que pour sa part elle ferait le maximum pour tenir sa sœur au courant du sort qu'on lui réservait. Il n'était pas impossible d'intervenir en sa faveur. Tout était entre les mains de la Compagnie du Saint-Sacrement, et la Supérieure des Carmélites avait une grande influence sur certains membres de ce comité de pieux laïcs.
– N'oublie pas qu'il y a aussi dans mon cas un élément politique, recommanda Angélique. Rakoczi était un révolutionnaire étranger et...
– Broutille que cela. Un amant n'est qu'un amant aux yeux sévères des dévots. Sa personnalité ne peut lui servir d'excuse... à moins qu'il ne soit le roi, évidemment. Et c'est peut-être cela qui en définitive te sauvera.
Elle s'en alla, caustique et séduisante sous ses voiles sombres. Les jours passèrent. Puis Angélique eut la surprise de voir pénétrer dans sa cellule M. de Solignac. Le personnage lui rappelait de pénibles souvenirs, mais comme dès les premiers mots il lui parla de la clémence du roi à son égard et lui fit entrevoir l'espoir de la liberté, elle cacha son ressentiment et l'écouta avec la patience voulue. Ce fut long. Elle dut subir un véritable sermon sur les désordres de la chair qui lui parut bien disproportionné avec les trois malheureuses nuits qu'elle avait passées dans les bras de Rakoczi. Quel avait été le sort de celui-ci ? Elle évitait de trop se questionner à son sujet afin de ne pas perdre courage.
– Venez-vous au nom du roi, Monsieur ? demanda-t-elle enfin.
– Évidemment, Madame. Seule une décision de Sa Majesté pouvait m'obliger à cette démarche que je juge, pour ma part, trop prématurée.
« Un laps de temps plus long eût été nécessaire selon notre avis pour vous permettre de méditer...
– Et quelles sont les intentions de Sa Majesté à mon égard ?
– Vous êtes libre, consentit Solignac, les lèvres pincées. C'est-à-dire, entendons-nous bien : Vous êtes libre de quitter ce couvent et de regagner votre hôtel du Beautreillis. Mais vous ne devez sous aucun prétexte reparaître à la Cour avant d'y avoir été invitée.
– Ai-je donc été démise de mes charges ?
– Cela va de soi. Je n'ai pas besoin d'ajouter que la vie que vous mènerez en attendant votre retour en grâce doit être exemplaire et que vous devez vous conduire de façon à pouvoir être observée sans critiques.
– Observée par qui ? demanda Angélique, tranchante.
M. de Solignac dédaigna de répondre. Il se leva avec condescendance. La jeune femme enfila une aiguillée de laine et se remit à sa tapisserie.
– Eh bien, Madame, dit Solignac surpris, n'avez-vous pas entendu ce que je viens de vous dire ?
– Quoi donc, Monsieur ?
– Vous êtes libre.
– Je vous en remercie, Monsieur.
– Je suis prêt à vous escorter jusqu'au seuil de votre demeure.
– Mille grâces, Monsieur, mais à quoi bon se hâter ? Je ne me déplais pas ici et je goûterai la liberté quand il me plaira... et comme il me plaira. Vous remercierez pour moi Sa Majesté. Mille grâces, Monsieur, mille grâces, je vous bénis.
Déconcerté par ses protestations suaves, M. de Solignac finit par lui rendre ses révérences et par s'en aller.
Angélique prit son nécessaire de toilette. Elle enverrait chercher le reste le lendemain. Elle n'avait d'ailleurs pu emporter grand-chose lors de son arrestation. Maintenant elle avait envie de rentrer à pied pour bien se persuader de sa liberté reconquise. La mauvaise plaisanterie avait été courte, heureusement. Mais il ne faudrait pas qu'elle se renouvelât trop souvent. Vivre à la merci d'un faux pas qui peut vous envoyer finir vos jours derrière des grilles est un climat déplaisant.
– Pourquoi la Compagnie du Saint-Sacrement se montre-t-elle si intransigeante à mon égard ? demanda-t-elle à Marie-Agnès, qu'elle retrouva au parloir afin de lui faire ses adieux. N'ont-ils pas assez à faire avec de plus grandes pécheresses que moi ? Maintenant que tu m'as ouvert les yeux, je me suis aperçue que je n'avais cessé d'être guettée, pistée, qu'on n'a cessé de me tendre des embûches. Je me suis souvenue qu'à Fontainebleau Mme de Choisy m'avait signifié l'ordre du roi d'avoir à quitter le château. Or, j'ai compris plus tard que cet ordre n'avait jamais été donné et qu'en m'en allant j'avais commis une erreur qui aurait pu m'être fatale. Pourquoi ce souci de me nuire chez des personnes auxquelles je n'ai jamais rien fait, que j'ignorais ?...
– Il y a en toi quelque chose qui éveille la haine des gens vertueux, dit Marie-Agnès pensivement.
Elle recevait sa sœur derrière les grilles de bois, les nonnes ne devant pas franchir cette limite du parloir.
– Que t'a conseillé M. de Solignac ? demanda-t-elle encore.
– De rentrer chez moi et d'y vivre de façon exemplaire, éloignée des plaisirs de la Cour.
– Alors, fais le contraire – tout au moins en ce qui concerne la première partie de ce programme. Rends-toi à Versailles le plus tôt possible et demande à voir le roi.
– Et si jamais ces ordres étaient vrais, j'encourrais la colère de Sa Majesté.
– Tu peux te permettre cela, dit Marie-Agnès d'un ton léger. Nul n'ignore que le roi est follement amoureux de toi. En vérité sa colère, attisée par les commentaires d'une Mme de Choisy ou d'un Solignac, a été l'expression de sa jalousie royale. Mets-toi à sa place. On raconte que tu lui tiens la dragée haute, que ta vertu résiste même aux assauts du Roi-Soleil, et voilà que tu t'en vas coucher avec un étranger proscrit, sans sou ni maille, et que la police du royaume recherche. Déception pour le roi ! Déception pour les dévots. Tu trompes ton monde de façon éhontée. Bref, tu perds sur tous les tableaux.
– Marie-Agnès, la profondeur de tes jugements me confond. Tu me trouves idiote et tu as raison. Que ne t'ai-je près de moi, à la Cour, pour me conseiller ? Mais tu jouerais ton propre jeu et tu laisserais toutes tes rivales pantelantes derrière toi, déchirées par tes ongles acérés. Je n'arrive pas à comprendre ce que tu fais dans ce Carmel. Quand tu as voulu entrer en religion j'étais persuadée qu'il ne s'agissait que d'une lubie. Mais tu persistes. Et chaque fois que je te rencontre et que je t'écoute je m'étonne de te voir sous ces vêtements de nonne.
– Tu t'étonnes ?... répéta Marie-Agnès.
Elle releva la tête, et à travers les grilles la lueur jaune du gros cierge qui brillait dans un coin de la pièce éclaira ses yeux démesurément ouverts.
– J'ai eu un enfant, t'en souviens-tu, Angélique ? J'ai été mère une fois, et c'est toi qui m'as aidée à n'en pas mourir. Mais l'enfant, mon fils ?... Je l'ai abandonné à la devineresse Mauvoisin, cette sinistre sorcière. Et souvent je songe à ce petit corps innocent, né de moi, et que les magiciens secrets de Paris ont peut-être immolé sur l'autel du démon. C'est ce qu'ils font, je le sais, dans leurs messes noires. On vient leur demander l'amour, la puissance, la fortune, les morts qu'on souhaite, les honneurs auxquels on aspire. Tous les grelots du monde, on vient les demander au démon. Et l'ignoble parodie s'accomplit. Je pense à mon enfant... Avec une longue aiguille ils lui ont percé le cœur pour lui prendre le sang et le mêler à des matières immondes afin d'en faire une hostie sacrilège. Et quand je songe à cela, je me dis que si je pouvais faire plus encore pour expier que de donner ma vie au cloître, je le ferais...
Angélique frissonnait en descendant la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Il y avait maintenant des lumières dans Paris. Le nouveau lieutenant de police, M. de La Reynie, s'était donné pour but, disait-on, de faire de Paris une ville propre et claire où les honnêtes femmes pourraient sortir en sûreté, après la nuit tombée. De place en place de grosses lanternes surmontées d'un coq, emblème de la vigilance, répandaient un halo roussâtre et rassurant. Mais M. de La Reynie parviendrait-il jamais à écarter les ténèbres épaisses de la haine et du crime répandues sur la ville ? Angélique songeait à ce monde qui, pendant des années, lui était repassé par les veines avec ses tentations, ses délices et ses horreurs. Qui l'emporterait, de la clarté ou des ténèbres ? Et le feu du Ciel n'allait-il pas s'abattre sur la ville coupable parce qu'il ne s'y trouverait plus un seul juste ? La dernière confidence de sa sœur avait fait lever en elle un effroi qui l'accablait. Elle se sentait menacée de toutes parts. À l'hôtel Beautreillis quelques fidèles parmi ses serviteurs l'accueillirent. Les autres s'étaient enfuis. Elle mesura, à l'abandon et au désordre de sa demeure, le coup de vent de la disgrâce royale, et pour la première fois elle songea avec inquiétude à Florimond. Barbe lui dit qu'on n'avait pas de nouvelles du garçonnet. Tout ce qu'elle savait c'est qu'il avait quitté son service de page-échanson à Versailles.
– En es-tu sûre ? demanda la jeune femme, atterrée.
Allait-on s'attaquer à Florimond ?
Malbrant Coup-d'épée et l'abbé de Lesdiguières n'avaient pas reparu. Les demoiselles de Gilandon avaient quitté la place.
– Grand bien leur fasse ! Je suis certaine que ce sont ces pimbêches qui m'ont dénoncée.
Le petit Charles-Henri regardait sa mère de ses grands yeux d'azur. Elle eut envie de le prendre sur ses genoux et de le serrer contre elle, comme le seul bien précieux qui lui restait. Mais elle refusa de s'attendrir. Et d'ailleurs la vue d'un enfant la déprimait. Pourquoi met-on des enfants au monde si ce n'est pour multiplier ses peines et souffrir de voir leur sort menacé par votre faute ?
Elle préféra s'enfermer dans sa chambre et déboucher le flacon d'eau-de-vie de prune qui l'aiderait à dissiper son malaise moral et à reprendre des forces pour la lutte qui s'annonçait.
Un peu plus tard, à demi ivre, agenouillée au pied de son lit, elle fit cette étrange prière :
– Ô Dieu, si le feu du ciel doit s'abattre sur la ville, ayez pitié de moi. Retirez-moi et guidez-moi vers les verts pâturages où m'attend mon amour...