Chapitre 26

Et maintenant que va-t-il se passer ? se demandait Angélique. La journée avait suivi son cours, comme à l'habitude. Retour à Versailles après l'intermède de l'orage. Bal, petit souper, jeu. Angélique s'interrogeait. Devait-elle s'éloigner, fuir ou attendre un signe du roi ? Il était impossible qu'il s'en tînt là. Mais quand et de quelle façon réagirait-il ? Le matin revenu, les heures déroulèrent à nouveau leurs plaisirs divers. Le roi ne se montra pas. Il travaillait. Angélique était très entourée. Son éclipse la veille et celle du roi n'étaient pas passées inaperçues et avaient paru à tous significatives. Mme de Montespan s'était absentée de Versailles pour cacher sa colère. Angélique oubliait les dangers que lui faisait courir sa rivale, dans l'appréhension d'un danger plus immédiat. Si le roi la disgraciait, qu'allait devenir Florimond, qu'allait devenir Charles-Henri ?

Elle accepta de partager une table de jeu et perdit mille pistoles en une heure. Cette déveine lui parut l'image du gâchis qu'elle avait semé autour d'elle. En repoussant l'amour du roi elle avait jeté toutes ses cartes, abandonné tous ses atouts. 1 000 pistoles !... Voilà bien où menait cette manie stupide de vivre avec un cornet à dés à la main. Elle n'avait aucun passion pour le jeu, mais il ne se passait pas un jour à la Cour où elle ne fût contrainte de participer à une partie. Voilà comment on se trouve peu à peu réduit à mendier faveurs ou charges pour remplir une bourse toujours à sec ! D'une obligation à l'autre, on passe son temps à se ruiner et à se redorer, à mettre ses bijoux en gage pour participer à un voyage, à les reprendre pour briller à un bal, à supputer ses chances de telles ou telles charges lucratives, à composer des placets.

Il valait mieux qu'elle s'échauffe à décrier la vie de la Cour, puisqu'elle allait quitter Versailles. De cela, elle avait maintenant la certitude ! Elle vivait ses dernières heures à Versailles !...

Debout devant l'une des fenêtres de la grande galerie elle se souvint de ce premier matin où elle avait vu, aux côtés de Barcarole, s'éveiller le parc de Versailles dont elle aurait pu être la reine, Versailles et ses fontaines, ses allées, ses charmilles, son peuple de statues et ses bosquets cachant d'adorables fêtes. Là-bas, à l'extrémité de l'Allée Royale, se profilaient sur l'horizon les mâts, les voilures et les cordages de la petite flottille qui semblait mystérieusement appeler, au milieu des champs et des bois de l'Ile-de-France, à de lointains et fabuleux départs...

Bontemps la trouva, plongée dans son rêve. Il lui murmura que le roi voulait la voir et l'attendait. L'heure avait sonné.

Le roi était calme, à son habitude. Rien ne transparut sur ses traits de l'émoi qui l'agita lorsqu'il la vit entrer. Il savait pourtant qu'allait se jouer là une partie dont l'issue était sans prix à ses propres yeux. Jamais il n'avait souhaité de victoire avec autant d'âpreté. Et jamais il n'avait connu à l'avance une aussi décevante certitude de la défaite. « Elle s'en ira », songea-t-il, « et elle couvrira mon cœur de cendres. »

– Madame, fit-il à voix haute lorsqu'elle se fut assise, vous avez proféré contre moi de douloureuses et injustes accusations. J'ai passé une partie de la nuit et de ce jour à revoir le dossier de ce procès déjà ancien, et à m'en faire parvenir toutes les pièces. Il est vrai que bien des détails s'en étaient effacés de ma mémoire. Mais non pas l'affaire elle-même. Comme la plupart des actes définitifs que j'ai eu à accomplir au début de mon règne, celui-ci demeure fort gravé dans mon souvenir. Il a pris place sur l'échiquier où je menais alors une partie difficile dont ma couronne et mon pouvoir étaient l'enjeu...

– Jamais mon mari n'a menacé votre couronne et votre pouvoir. La jalousie seule...

– Ne recommencez pas à me dire des choses injurieuses, fit-il avec douceur mais sur un ton qui la glaça. Et arrêtons tout de suite la querelle en posant les données du problème. Oui, je l'affirme, le comte de Peyrac menaçait ma couronne et mon pouvoir parce qu'il était l'un des plus grands parmi mes vassaux. Or, les grands avaient été et restaient encore mes pires ennemis. Angélique, vous n'êtes pas sotte. Il n'est pas de passion qui puisse effacer entièrement votre bon sens. Ce ne sont pas des excuses que j'avance, mais des raisons, pour redresser votre jugement. Il faut vous représenter l'état des choses d'alors : des agitations terribles par tout le royaume avant et après ma majorité, une guerre étrangère où ces troubles domestiques avaient fait perdre à la France mille avantages, un prince de mon sang, le propre frère de mon père : Gaston d'Orléans, à la tête de mes ennemis ! Un très grand nom : le prince de Condé faisant alliance avec lui ; beaucoup de cabales dans l'État. Des parlementaires en révolte contre leur roi. Dans ma Cour, très peu de fidélité désintéressée, ce qui faisait que mes sujets les plus soumis en apparence m étaient autant à charge et à redouter que les rebelles. Pour seuls soutiens fidèles, ma mère, méprisée et calomniée, et le cardinal Mazarin, universellement haï. Tous deux étrangers d'ailleurs : le cardinal était italien, comme vous ne l'ignorez pas. Ma mère était demeurée très espagnole de cœur et de coutumes. Les Français les mieux intentionnés supportaient mal leur façon d'être. On devine ce qu'en faisaient les malintentionnés. Au milieu de tout cela un enfant, moi, investi d'un pouvoir écrasant, mais se sachant trop faible, et se sentant menacé de toutes parts.

– Vous n'étiez pas un enfant lorsque vous avez fait arrêter mon mari.

– Quittez cet air buté, de grâce ! Seriez-vous, comme toutes les femmes, incapable d'envisager un problème dans son ensemble ? Si douloureuses que soient pour vous les conséquences de l'arrestation et de la mort du comte de Peyrac, ce n'est qu'un petit épisode du vaste tableau de révolte et de combats que j'essaie de vous exposer...

– Le comte de Peyrac étant mon époux, souffrez que son sort me paraisse un détail plus important que tout l'ensemble de votre tableau.

– L'histoire n'a que faire des opinions de Mme de Peyrac, ironisa le roi, et « mon » tableau est celui du monde entier.

– Mme de Peyrac n'a que faire de l'Histoire du monde entier, riposta-t-elle, farouche.

Le roi la contempla, à demi dressée, un feu de rébellion aux joues, et il sourit avec mélancolie.

– Un soir, il n'y a pas si longtemps encore, dans cette même pièce, vous avez posé vos mains sur les miennes et vous avez renouvelé le vieux serment des vassaux au roi de France. Paroles que j'ai entendues bien des fois suivies de mêmes effets de trahison et d'abandon. La race des grands nobles restera toujours prête à redresser la tête, à revendiquer, à se détourner d'un maître qu'elle juge trop sévère pour un autre. Voilà pourquoi je les veux tous à Versailles, sous mes yeux. Cela fixe l'abcès et draine les mauvaises fièvres. Pour moi, je n'ai plus aucune illusion. Même pour vous. J'ai toujours senti en vous, malgré l'attirance que je vous inspirais, quelque chose d'irréductible et de glacé à mon égard. C'était donc cela.

Il reprit, après un instant de méditation :

– Je ne chercherai pas à vous inspirer pitié pour le petit roi aux abois que j'étais alors. C'est bien ainsi. Je me suis promis d'inspirer la crainte et l'obéissance. Entre mon dénuement de naguère et mon pouvoir d'aujourd'hui, le chemin a été long et tourmenté. J'ai vu mon Parlement lever une armée contre moi et Turenne en accepter le commandement, le duc de Beaufort et le prince de Condé organiser la Fronde, la duchesse de Chevreuse s'employer pour amener les armées étrangères de l'archiduc d'Autriche et du duc de Lorraine à Paris. J'ai vu Condé, après avoir été mon sauveur, partir en claquant la porte, proférant de basses menaces. Mazarin le faisait arrêter. Alors la duchesse de Longueville, sa sœur, soulevait la Normandie, la princesse de Condé la Guyenne, tandis que la duchesse de Chevreuse invitait les Espagnols cette fois à envahir la France. J'ai vu mon Premier ministre, vaincu, s'enfuir, les Français se battre entre eux sous les murs de Paris, et ma cousine, la Grande Mademoiselle, faire tirer le canon de la Bastille sur mes propres troupes. Accordez-moi au moins les circonstances atténuantes d'avoir été élevé à l'école de la totale méfiance et de la trahison. J'ai, certes, su oublier quand il le fallait, mais non les leçons d'une expérience aussi amère !

Angélique le laissait parler, les mains jointes, le regard ailleurs. Il la sentait éloignée de lui et cette défection lui était plus sensible que toutes celles qu'il avait subies. Elle dit cependant, du bout des lèvres :

– Pourquoi plaidez-vous en somme ? À quoi bon !

Louis XIV la considéra avec hauteur.

– Pour ma réputation ! La connaissance incomplète que vous avez des événements qui m'ont guidé vous a entraînée à tracer du roi une image insultante et fausse. Un roi qui abuserait de son pouvoir pour satisfaire les sentiments les plus mesquins n'est guère digne du titre sacré qu'il a reçu de Dieu en personne et de ses grands ancêtres. Ruiner la vie d'un homme uniquement par envie et jalousie était un acte méprisable et inconcevable de la part d'un vrai souverain. Agir de même avec la conviction que la condamnation d'un seul épargnerait les plus grands désordres à un peuple épuisé qui n'en avait déjà que trop supporté était un acte de sagesse.

– En quoi mon mari avait-il jamais menacé l'ordre dans votre royaume ?

– Par sa seule présence.

– Par sa seule présence ?

– Mais écoutez-moi donc ! Je me trouvais majeur enfin, de la majorité des rois qui n'est pas celle où les simples particuliers commencent à gouverner librement leurs affaires. J'avais quinze ans ! Je ne connaissais entièrement que la grandeur du fardeau, sans pouvoir bien connaître mes propres forces. Je m'encourageais en me disant que je n'avais point été mis et conservé sur le trône avec une aussi grande passion de bien faire sans en devoir trouver les moyens. Ils me furent donnés. Mon premier acte de majorité fut de faire arrêter le cardinal de Retz. Ainsi je « commençais le ménage » de ma maison. En quelques années je tranchai le sort de ceux qui si longtemps avaient brouillé le mien. Mon oncle Gaston d'Orléans fut relégué à Troyes. D'autres furent amnistiés, dont Beaufort et La Rochefoucauld. Le prince de Condé était passé aux Espagnols. Je le condamnai à mort par coutumace. À l'époque de mon mariage les Espagnols négocièrent son pardon. Je le lui accordai. Le temps avait passé. D'autres soucis me réclamaient : d'une part la prépondérance de plus en plus grande dans les affaires de mon surintendant, Fouquet. De l'autre le raidissement d'une province longtemps rivale du fief d'Ile-de-France, l'Aquitaine. Vous en étiez alors la reine, ma très chère. On parlait des merveilles de Toulouse et comment votre beauté allait ressusciter la belle Eléonore d'Aquitaine. Il ne m'échappait pas que cette province était d'une civilisation différente, et comme étrangère. Matée cruellement par la Croisade des Albigeois, plus tard longtemps anglaise et presque entièrement gagnée aux croyances hérétiques, elle en était encore à ne supporter qu'avec contrainte la tutelle de la couronne de France. Le titre seul de comte de Toulouse le posait donc comme un féal dangereux, sans même tenir compte de la personnalité de l'homme. Or, de plus, quel homme sous ce titre ! Un être d'une intelligence grandiose, d'un caractère excentrique et séduisant, riche, influent et savant. Je le vis et j'en demeurai obsédé d'inquiétude. Oui, il était plus riche que moi, et cela je ne pouvais l'admettre, car en notre siècle l'argent subordonne la puissance, et tôt ou tard cette puissance serait amenée à se mesurer avec la mienne.

« Dès lors je n'eus plus qu'un dessein : briser cette force qui se développait hors de moi, créant à mon flanc un autre État, peut-être bientôt un autre royaume. Croyez-moi si je vous affirme qu'en premier lieu je ne voulais pas m'attaquer à l'homme, mais seulement diminuer les prérogatives du comte, morceler son pouvoir. Mais à l'étude, je découvris une faille dans l'existence du comte de Peyrac, qui me permettait de charger un autre de la difficile besogne. Votre mari avait un ennemi. Je n'ai jamais pu démêler à quel propos, mais Fouquet, l'omnipotent Fouquet, avait aussi juré sa perte.

Angélique écoutait en se tordant les mains. Elle souffrait jusqu'au fond du cœur, revivant le passé qui avait enseveli son brillant bonheur. Elle fut sur le point d'expliquer au roi la cause de la haine de Fouquet, mais qu'importait désormais ! les bavardages ne pouvaient reconstruire ce qui avait été détruit. Elle secoua la tête plusieurs fois. Ses tempes étaient moites.

– Je vous fais mal, dit le roi à mi-voix, mon amour, mon pauvre amour !

Il se tut, accablé un instant par le poids d'un destin qui, après les avoir dressés en ennemis, les avait rapprochés jusqu'au bord de la passion. Il poussa un profond soupir.

– Dès lors je confiai l'affaire à Fouquet, reprit-il. J'étais certain qu'elle serait bien menée et elle le fut. Il sut se servir, le fouinard, de la vindicte de l'archevêque de Toulouse. J'avoue avoir observé avec intérêt les méthodes de mon surintendant. Lui aussi avait pour lui l'argent, l'influence. Lui aussi n'était pas loin de se croire le maître du pays. Patience ! Son tour viendrait et il ne me déplaisait pas de le voir, auparavant, s'occuper à réduire mes ennemis par le même procédé indirect que j'utiliserais plus tard contre lui-même. Relisant ce tantôt les pièces du procès j'ai mieux compris le sens de votre indignation.

« Vous parliez de l'assassinat d'un des témoins à décharge, le Révérend Père Kirchner. Hélas ! c'est exact. Tout était entre les mains de Fouquet et de ses agents, et Fouquet voulait la mort du comte de Peyrac. C'était, certes, aller un peu loin. Lorsqu'il l'obtint, j'intervenais...

Le roi rêva un instant.

– Vous étiez venue me supplier au Louvre. Cela aussi je m'en souviens. Comme du jour où je vous ai vue pour la première fois, à Saint-Jean-de-Luz, éblouissante dans votre robe d'or. Ne me croyez pas trop oublieux. J'ai une assez bonne mémoire des visages, et vos yeux ne sont pas de ceux qu'on oublie facilement. Lorsque, des années plus tard, vous êtes apparue à Versailles je vous ai reconnue aussitôt. J'ai toujours su qui vous étiez. Mais vous vous présentiez au bras de votre second mari, le marquis de Plessis-Bellière, vous sembliez anxieuse que nulle allusion ne fût faite au passé. J'ai cru alors répondre à vos vœux en acceptant l'amnistie que vous me demandiez. Ai-je eu tort ?

– Non, Sire. Je vous en remercie, fit Angélique, doucement.

– Dois-je penser qu'à cette heure déjà vous aviez en tête le projet d'une vengeance cruelle et raffinée ? Celle de me faire payer par les tourments du cœur que vous m infligez aujourd'hui ceux que le roi vous avait infligés jadis ?

– Non, Sire, non, ne me croyez pas capable d'une pareille bassesse, tellement inutile au surplus, dit Angélique, le sang revenu aux joues.

Le roi eut un léger sourire.

– Je vous reconnais bien dans cette exclamation. La vengeance est en effet stérile, et vous n'êtes pas femme à dépenser vos efforts pour un but vain. Mais vous m'avez atteint cependant : vous me laissez cent fois meurtri, cent fois puni.

Angélique détourna les yeux.

– Que puis-je contre le destin ? dit-elle faiblement. J'aurais voulu – oui, je le confesse à voix basse – j'aurais voulu oublier. J'aimais tellement la vie. Je me sentais trop jeune pour me lier à un mort. L'avenir me souriait et m attirait par mille séductions. Mais les années ont passé et je m'aperçois que je ne peux rien, que je ne pourrai jamais rien contre cette réalité. Il était mon époux ! Je l'aimais de tout mon être, par le cœur et par l'esprit, et vous l'avez fait brûler vif en place de Grève.

– Non ! fit le roi sombrement.

– Il a brûlé dans la fournaise, répéta Angélique farouchement. Que vous l'ayez voulu ou non. Toute ma vie j'entendrai les craquements du brasier qui l'a consumé sur votre ordre.

– Non, répéta la voix de Louis, comme si c'était sa canne que frappait le bois du plancher.

Cette fois elle l'entendit et elle le regarda avec effarement.

– Non, redit le roi pour la troisième fois, presque dans un souffle, il n'a pas été brûlé. Ce n'est pas lui qui a été consumé sur le bûcher en cette fin de janvier 1661, mais le cadavre d'un condamné étranglé, qui lui avait été substitué. Sur mon ordre – il accentua les mots – sur mon ordre, le comte Joffrey de Peyrac, au dernier moment, a été soustrait à son sort ignominieux. J'ai pris moi-même soin d'instruire le bourreau de mes projets ainsi que des détails pratiques pour conserver le strict secret, car il n'était pas dans mes projets de lui accorder une grâce spectaculaire. Si je voulais sauver Joffrey de Peyrac, je n'en condamnai pas moins le comte de Toulouse. Le caractère clandestin de mon entreprise posa mille difficultés. On finit par se rallier à un plan que rendait possible la situation particulière d'une boutique de la place de Grève. Ce cabaret possédait une cave qui correspondait par un souterrain avec la Seine. Le matin de l'exécution, mes agents masqués s'y installèrent et apportèrent le cadavre, vêtu d'une robe blanche. Peu après le cortège arriva. Le bourreau fit entrer quelques instants le condamné dans le cabaret sous prétexte de lui administrer un cordial, et la substitution put s'opérer hors des yeux de la foule. Tandis que le feu consumait un cadavre anonyme coiffé d'une cagoule, le comte de Peyrac était conduit, par le souterain, jusqu'au fleuve, où une barque l'attendait.

*****

Ainsi, c'était donc vrai, les rumeurs, les pressentiments, la légende qui s'était formée peu à peu autour de la mort du comte de Peyrac, les confidences extraordinaires du charcutier de la place de Grève, les espérances et les rêves confus d'Angélique... Devant son visage blanc et pétrifié, le roi fronça les sourcils.

– Je n'ai pas dit pour autant qu'il soit vivant. Bannissez cette espérance, Madame. Le comte est mort et bien mort, mais non dans les conditions dont vous me rendiez responsable. Je dirai même qu'il est mort par sa faute. Je lui avais rendu la vie mais non la liberté. Des mousquetaires devaient le conduire dans une forteresse où il serait emprisonné. Mais au cours du voyage, une nuit, il s'évada de la barge. Folle imprudence ! Trop faible pour lutter contre le courant, il se noya, et son corps, rejeté par la rivière, fut retrouvé quelques jours plus tard.

« Voici les papiers qui attestent ce que je vous affirme. Les rapports du lieutenant des mousquetaires, entre autres ceux qui parlent de son évasion et de la reconnaissance du corps... Seigneur ! Ne me regardez pas avec cette expression bouleversée. Pouvais-je me douter que vous l'aimiez encore à ce point ? On n'aime plus un homme disparu, mort depuis des années. Voilà bien les femmes. Toujours embarquées sur des chimères ! Avez-vous seulement jamais songé à la marche du temps ? Si vous le retrouviez aujourd'hui vous ne le reconnaîtriez pas, pas plus qu'il ne vous reconnaîtrait. Vous êtes devenue une autre femme, comme il serait devenu un autre homme. Je ne pouvais vous imaginer aussi déraisonnable.

– L'amour est toujours déraisonnable, Sire ; puis-je vous demander une grâce ? Confiez-moi ces papiers qui ont trait à son emprisonnement et à son évasion.

– Que voulez-vous en faire ?

– Les relire à loisir pour calmer ma douleur.

– Je ne suis pas dupe de votre hypocrisie... Vous avez quelque nouvelle folie en tête. Écoutez-moi bien : je vous interdis, vous m'entendez ? Je vous interdis de quitter Paris jusqu'à nouvel ordre, sinon vous encourrez ma colère.

Angélique baissa la tête. Elle serrait la liasse de papiers sur son cœur comme un trésor.

– Me laissez-vous libre de les examiner, Sire ? Je m'engage à vous les faire remettre dans quelques jours.

– C'est bon. Après tout, gardez-les. C'est votre droit puisque je vous ai, le premier, introduite sur le sujet. Puisse leur lecture vous faire comprendre que le passé ne peut ressusciter. Regardez l'avenir, c'est une attitude plus sereine. Vous allez pleurer, vous allez gémir, puis vous reviendrez à la raison... Peut-être cette crise vous sera-t-elle salutaire.

Elle semblait absente et ses longs cils projetaient une ombre sur ses joues.

– Comme vous êtes femme ! murmura-t-il. Avec ce côté puéril et entêté des amoureuses, et cette puissance d'amour insondable comme l'océan. Que n'avez-vous été créée pour moi, hélas ! Allez rêver, ma très chère. Adieu. Laissez-moi maintenant.

Angélique se leva et sortit en oubliant de faire sa révérence et sans voir qu'il se dressait et retenait le geste de tendre vers elle ses deux mains, tandis qu'un appel étouffé mourait sur ses lèvres :

– Angélique !

*****

Elle traversa le parc à l'heure du crépuscule. Il lui fallait marcher pour calmer son agitation. Elle marchait, les papiers serrés sur son cœur, parlant à mi-voix, et ceux qu'elle croisa, cheminant par couples dans la lumière soufrée des allées, la crurent folle ou ivre. Ils n'en saluèrent pas moins très bas Madame du Plessis-Bellière, la nouvelle favorite. Elle ne les voyait pas, ni les arbres, ni les statues, ni les fleurs. Elle marchait rapidement, à la recherche du silence et de la solitude. Dans un petit bosquet où des bouillons d'eau fleurissaient comme des nénuphars sur la surface d'un bassin noir, elle s'arrêta enfin. Elle était essoufflée parce que son cœur battait irrégulièrement.

Angélique s'assit sur un banc de marbre. Elle avait l'intention de lire les documents que lui avait remis le roi, mais la lumière avait baissé. Elle demeura immobile, réfléchissant profondément.

L'instinct profond qui est au cœur des femmes éveillait en elle une certitude. Puisqu'il n'était pas mort sur le bûcher, c'est qu'il vivait encore ! Si le sort l'avait arraché aussi miraculeusement au feu, ce ne pouvait être que pour le rendre à Angélique, et non pour lui reprendre sa vie, par un mauvais tour, quelques jours plus tard. Cela, elle ne pouvait y croire. Quelque part en ce vaste monde, en un point de la terre inconnu, il existait, il l'attendait, et dût-elle parcourir chaque parcelle de la terre sur ses pieds sanglants elle le chercherait et le retrouverait. On l'avait séparée de lui, mais sa vie n'était pas achevée. Un jour viendrait où elle l'atteindrait, épuisée, où elle tomberait en pleurant sur son cœur et ils seraient à nouveau deux. Elle n'évoquait ni son visage, ni sa voix, ni même son nom, mais elle tendait les bras vers lui à travers les ténèbres de l'absence et de l'oubli. Et les yeux levés vers le ciel assombri où les grands arbres remuaient leurs cimes avec un mouvement d'algues entraînées par les courants de la nuit, elle cria, délirante, exaltée : « Il n'est pas mort. Il n'est pas mort ! »

FIN

1 Portefaix des bazars.

2 Petite maligne. Petite diablesse.

3 Il n'y a de Dieu qu'un seul. Mohamet est son prophète et Ali est son vizir.

4 Massue de bois.

5 Impureté.

6 Vingt milliards de francs d'aujourd'hui (en 1959).

7 Diablesse.

8 Mule.

9 Nom par lequel Mme de Sévigné désignait Mme de Montespan dans ses lettres.

10 Une seconde ambassade devait avoir lieu en 1710.

11 4 millions.

12 La mort.

13 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

14 Soupe.

15 Le Roi.

16 Vers la fin du règne, Cartouche en rassembla certains éléments pour former sa bande.

17 La mort.

18 Cf. « Angélique, marquise des Anges ».

Загрузка...