Chapitre 11

On entendit le choc sourd des hallebardes que les gardes frappaient contre le plancher, puis le pas ferme et posé du jeune roi qui se rapprochait. Lorsqu'il parut, dans le silence, tous les gentilshommes ôtèrent leur chapeau et s'inclinèrent, tandis que les dames s'agenouillaient en leurs révérences.

– Je vous remercie, Mesdames, et vous aussi, Messieurs, dit Louis XIV, de vous être assemblés si nombreux à ma demande. Nous pourrons ainsi mieux honorer notre amitié avec le glorieux pays de Pologne à qui la France a déjà donné des reines, et dont l'Histoire s'est souvent trouvée en conjonction avec celle de notre royaume en l'An 1037, où son roi Casimir Ier le Pacifique vint finir ses jours en France comme prêtre de l'Ordre de Cluny. Illustre exemple que perpétue aujourd'hui notre cousin très aimé, que nous sommes heureux d'accueillir avant qu'il n'aille servir le seul Maître de tous. Sa présence ajoutera un lustre particulier à la cérémonie à laquelle je vous ai conviés.

Ayant parlé, le roi commença de s'avancer, ayant à sa droite le roi Casimir, à sa gauche, la reine. Puis M. et Mme d'Orléans et Monsieur le Prince. Les dames d'honneur suivirent, entraînées par Mme de Montespan, et enfin toute la Cour dans un agréable désordre de procession.

– Quelle peut bien être la surprise que nous réserve notre roi ? dit Mme de Ludre derrière son éventail.

– Mais n'est-ce pas déjà la visite de Casimir V ?

– Pensez-vous, ma chère ! Un roi sans couronne, un cardinal défroqué ? Pouah ! Les surprises de Sa Majesté sont généralement plus brillantes et plus originales...

Le prince Rakoczi était demeuré aux côtés d'Angélique.

– La présence du roi Casimir me rassure au sujet des Moscovites, dit-il. Votre roi n'ignore pas que les Ukrainiens, qui ont été longtemps sous le joug polonais, les ont trahis, et qu'ils sont actuellement en guerre. Il ne pourrait les mettre en présence...

– Les Moscovites semblent vous faire grand-peur ?

– Peur ! murmura Rakoczi avec un haut-le-corps, peur ! Madame, pour une telle insulte vous mériteriez d'être attachée à la queue d'un cheval sauvage et traînée dans la steppe !

Il ajouta après un moment de réflexion :

– Mais il est vrai que parmi tous nos ennemis les Moscovites sont les seuls qui m'inquiètent et m'intriguent à la fois. Car, que signifie l'entrée en lice des Scythes à longues barbes, longtemps relégués derrière leurs marécages glacés ? Déjà, on le sait : les hordes cosaques sont à Budapest. Et je crains que votre roi, si fin politique, ne s'y soit pas trompé en les appelant vers Paris, la capitale du monde... Il y a quelque chose qui est en train de changer dans l'équilibre des forces de la vieille Europe. Le peuple vient à peine de secouer le joug d'une occupation tartare de trois siècles, postérieure à celle que nous avons subie des Mongols, et qui sait s'ils n'ont pas profité de la même sagesse des vaincus patients qui assimilent la force de leurs vainqueurs, l'en dépouillent et soudain se dressent en race neuve et indépendante... Tels que nous sommes, nous aussi...

Sur ces entrefaites, M. de Brienne, remontant les groupes à contre-courant, surgit devant eux, essoufflé.

– Prince, Sa Majesté insiste pour que vous paraissiez au premier rang.

– Je vous suis, Monsieur, répondit Rakoczi flatté.

Angélique en profita pour se faufiler derrière lui, et se retrouver ainsi aux premiers rangs de l'assistance. Le cortège avait fait halte à mi-chemin de la grande galerie. Et c'est alors, venant des profondeurs de l'escalier de marbre, qu'éclata une musique étrange, scandée au son sourd des tambourins. Des deux côtés de l'escalier des musiciens surgirent, vêtus de longues robes de couleurs éclatantes et coiffés de bonnets de fourrure. Les uns grattaient de petites guitares triangulaires à trois cordes, aux notes aigres, les autres des sortes de mandolines rondes, aux tonalités profondes et tristes. Les tambourins étaient larges et plats, ornés de pastilles d'argent comme ceux des Bohémiens.

Un autre groupe de personnages montant lentement apparut, et un murmure d'admiration où se mêlait un peu d'effroi parcourut l'assemblée. L'admiration allait aux costumes prodigieux, aux lourds caftans de brocart et de velours ciselé, sur lesquels s'entrelaçaient les broderies d'or et d'argent. L'effroi des dames allait aux barbes, noires, blondes, blanches. Mais toutes fort longues et touffues et qui, rejoignant les énormes bonnets de fourrure et les longues chevelures tressées, donnaient à ces hommes magnifiques un aspect farouche. Au centre, celui qui paraissait mener la délégation portait une sorte de tiare aux rondeurs de coupole sous un treillis de perles. Le haut col raide, ouvert en pointe sur un foulard de soie brochée, était également brodé de perles ; les revers rouges et les pans de son manteau de satin vert présentaient deux rangées parallèles d'énormes cabochons, rubis et émeraudes alternés. Il avait sur la poitrine une émeraude de la grandeur d'une carte à jouer, sertie de perles et suspendue à un carcan d'or supportant d'autres émeraudes de moindre taille mais encore fort belles.

Les fourreaux des sabres que chacun de ces seigneurs barbares portait à la ceinture étaient également garnis de pierres précieuses énormes, cousues sur de petites rosaces de fils d'or ou d'argent entre deux rangées de perles.

Leurs manteaux ne descendaient pas jusqu'à terre. Serrés à la ceinture par des écharpes de soie ou de satin, ils ballaient, raidis comme des châsses par le poids des bijoux et des broderies, au-dessus du sol, laissant apercevoir des bottes de souple cuir rouge ou noir, dont l'extrémité se relevait en pointe, à la mode mongole. Derrière eux des serviteurs s'avançaient sur quatre files, portant les présents. Il fallait trois hommes pour soutenir les lourdes peaux d'ours. Six autres, pour un seul des énormes tapis roulés. Sur un brancard de velours on devinait l'éclat des pierres précieuses déposées. Tout de suite après le pape en chasuble, suivait un gros homme au menton imberbe et nanti de longues moustaches qui accentuaient son allure mongole. Son crâne était entièrement rasé, sauf une énorme mèche noire partant du sommet du crâne et dont la pointe effilée venait s'enrouler autour de l'oreille gauche.

L'oreille droite portait une volumineuse boucle d'oreille en or. Il était habillé d'une chemise de soie rouge tombant sur un pantalon bouffant turc, de soie noire, et portait des bottes noires. La ceinture, faite d'une soie jaune, était enroulée au moins vingt fois. Un court sabre courbe au fourreau d'or, et un bracelet à la main gauche, complétaient son équipement. Quatre hommes, à peu près semblablement habillés mais portant des cartouchières avec cartouches fictives à tête d'argent ciselé sur des vêtements entièrement de soie noire, l'accompagnaient.

Tous les autres hommes de la délégation, dont certains avaient une face mongole caractérisée, étaient vêtus de longs caftans les faisant ressembler à des Chinois. Angélique chercha sur le visage du prince Rakoczi la réponse à la question qu'elle se posait. Elle le vit comme pétrifié.

– Les Moscovites ! dit-il anéanti.

Puis il lui saisit le poignet et le serra à le briser. Il pencha vers elle sa haute taille.

– Savez-vous qui est l'homme au centre ?... C'est Dorochenke, le Hetman d'Ukraine, celui qui est entré le premier dans Budapest.

Elle le sentit se mettre à frémir comme un cheval en transe.

– L'affront est... ineffaçable, fit-il, blême.

– Prince, je vous en prie, ne faites pas de scandale. N'oubliez pas que vous êtes à la Cour de France.

Il ne l'entendait pas. Il fixait les arrivants comme s'il les voyait s'avancer au loin sur la steppe, et non sous les lambris dorés de Versailles. Tout à coup il disparut, se reculant et se fondant parmi les gentilshommes français.

Angélique poussa un soupir de soulagement. Elle avait craint que cet hurluberlu ne gâchât le spectacle passionnant. Elle aurait regretté aussi qu'il se compromît et s'attirât la colère du roi. Celui-ci était bien imprudent de faire pénétrer à sa Cour un révolutionnaire. Ne peut-on s'attendre à tout de la part de ces gens-là !

Tous les trois pas la délégation moscovite s'inclinait en profondes salutations orientales. L'humilité de ces génuflexions contrastait avec la fierté de leurs regards, et Angélique ne pouvait s'empêcher de trouver à ces souples mouvements d'échine l'impression de force dissimulée et prête à bondir des grands fauves domptés. Elle en avait des frissons dans la nuque. Rakoczi lui avait communiqué son hystérie étrange. Elle avait peur de quelque chose. Cela allait se produire comme l'orage, comme l'éclair, et le château de Versailles s'anéantirait !

Elle regarda le roi et fut soulagée de le voir, par contre, parfaitement impassible, majestueux comme lui seul savait l'être. La perruque « à l'ambassadeur » du sieur Binet savait rivaliser hautement avec les bonnets moscovites.

M. de Pomponne s'avança. Ayant été ambassadeur en Pologne, il connaissait le russe et servait d'interprète. Après les compliments d'usage la délégation présenta les cadeaux amenés de la lointaine Russie.

Trois peaux d'ours brun, noir et jaune de l'Oural. Des peaux de castor en grand nombre, et une immense couverture d'astrakan noir, faite avec 500 peaux d'agneaux nouveau-nés et qu'on ne choisit que parmi les troupeaux des bords de la Caspienne. De curieux lingots de feuilles d'étain contenant du thé vert et du thé rouge, dont l'empereur de Chine payait l'impôt depuis Ivan le Terrible au tsar Alexis. La reine, enchantée pour une fois d'avoir l'air savant, dit qu'on lui avait parlé du thé et que cela guérissait plus de vingt maladies. Elle s'extasia surtout devant les pierres précieuses, dont une émeraude grosse comme un pain de sucre, et un béryl bleu de l'Oural, aussi haut qu'une borne cavalière avec un sommet à prismes en pointes de six facettes. Il fallait quatre hommes pour le soulever. Les tapis de Boukhara à poils ras et ceux de Khiva à poils longs furent déroulés, les soieries, aux teintes jaunes et rouge vif, inaltérables au soleil, étalées. Il y avait aussi de la soie ultra-fine du Turkestan, et de lourdes couvertures également de soie, assemblant des carrés en mosaïques de différentes couleurs.

L'un des membres de la délégation offrit lui-même, en s'agenouillant devant le monarque, une énorme pépite d'or du lac Baïkal, posée sur un coussin de satin blanc. Chacun s'exclamait, émerveillé. Les dames s'enhardissaient à toucher du doigt, avec ravissement, les tapis et les soies, mais le béryl bleu géant était grand favori. Cependant les Moscovites expliquaient qu'ayant appris la passion du grand roi d'Occident pour les animaux rares, ils lui avaient amené un couple de chèvres du Pamir dont le pelage sert à faire des châles semblables à ceux du cachemire des Indes voisines. Le roi remercia chaleureusement.

Il y avait aussi un tigre blanc de Sibérie d'une espèce rarissime, qui attendait dans la « cour de marbre », prêt à saluer enfin le nouveau maître qu'on lui destinait au terme d'un voyage bien désagréable pour ce seigneur des steppes neigeuses. L'annonce mit le comble à l'enthousiasme. Les serviteurs durent en hâte replier les présents afin de laisser passage libre, et toute la Cour derrière le roi et l'ambassadeur moscovite se dirigea vers l'escalier.

C'est alors que l'incident éclata. Un animal surprenant, noir à sembler vomi de l'enfer, un petit cheval chevelu comme une femme, poilu jusqu'aux sabots, surgit au sommet des marches. Le gentilhomme qui le montait se dressa sur les étriers et cria quelque chose dans une langue étrangère, puis le répéta en russe et ensuite en français :

– Vive la liberté !

Son bras était levé. Son poignard siffla en l'air et se ficha dans le parquet, aux pieds de l'Hetman d'Ukraine.

Puis le cavalier fit faire demi-tour à sa bizarre monture et redescendit l'escalier de marbre.

– À cheval ! Il est monté avec le cheval et descendu... Ce n'est pas un cheval... Mais si, voyons. On les appelle poney... Incroyable ! Un cheval au galop dans un escalier !...

Les Français ne voyaient que cela : une prouesse équestre extraordinaire... Les Moscovites, eux regardaient, impénétrables, le poignard. Le roi parlait d'un ton posé à M. de Pomponne. Son palais, disait-il, était ouvert au peuple. Car le peuple a le droit de voir ses rois. Il accueillait aussi en France des étrangers. Malgré les soins de sa police sa large hospitalité se payait parfois d'un incident désagréable comme celui qui venait de se produire : des fous, des illuminés dont on ne peut toujours deviner à l'avance les idées étranges, se lançaient dans des actions furieuses et inexplicables. Grâce à Dieu l'incident était sans gravité. L'homme allait être poursuivi, retrouvé et emprisonné. On l'enfermerait à Bicêtre s'il était fou et, sinon, eh bien, on le pendrait ! Ce n'était rien !

Les Moscovites firent remarquer d'une voix rogue que cet homme avait crié en hongrois et ils demandèrent son nom.

« Ils ne l'ont pas reconnu, Dieu merci ! », pensa Angélique.

Elle tremblait de nervosité au point que ses dents s'entrechoquaient. Autour d'elle on trouvait l'histoire plutôt plaisante. Mais le poignard restait toujours là et personne ne se décidait à bouger. Enfin une petite chose rose et verte, chatoyante comme un oiseau des îles, voltigea et le poignard s'effaça. C'était Aliman qui, sur un signe d'Angélique, l'avait subtilisé.

Le cortège reprit sa marche et descendit dans la cour, où le tigre royal feulait longuement en tournant dans son énorme cage montée sur un chariot tiré par quatre chevaux.

La vue du fastueux animal effaça la contrariété des esprits. On le conduisit en grande pompe à la Ménagerie.

C'était au bas de l'Allée Royale, vers le Bosquet du Dôme, un pavillon octogonal s'ouvrant sur sept cours en éventail, dont chacune était consacrée à une espèce animale différente. Le tigre de Sibérie allait désormais voisiner avec un lion de Numidie, envoyé par le sultan de Maroco, et deux éléphants des Indes. M. de Pomponne fit l'interprète entre les valets des fauves et les valets sibériens aux yeux bridés. On s'entendit sur le régime et les

soins à donner au nouveau pensionnaire, qui voulut bien pénétrer d'assez bonne grâce dans son appartement réservé.

Au retour, le roi fit visiter ses jardins.

*****

Mme de Sévigné écrivit à son cousin, Bussy-Rabutin :

« Réjouissez-vous avec nous. Nous avons eu aujourd'hui un grand scandale à la Cour de France. J'ai vu et j'ai compris comment les guerres s'allument dans l'antichambre des rois. J'ai vu de mes yeux le brandon brûler sous mes yeux. J'en suis encore tout émue et presque fière. Imaginez-vous qu'un homme monté sur un cheval s'est présenté à Versailles. – Voilà bien une chose ordinaire, direz-vous. – Cet homme est monté jusqu'à la grande galerie que vous connaissez et où le roi recevait l'ambassade moscovite. Et vous dites que cela encore n'a rien de bien curieux ?... Ce qui l'est plus c'est qu'il est monté au galop sur son cheval. Qu'en pensez-vous ? Que j'ai rêvé ?

« Non, cinq cents personnes en témoigneront comme moi.

« Il a lancé un poignard. Je ne rêve toujours pas et vous prie de ne pas vous inquiéter de ma santé.

« Le poignard est resté là, aux pieds de l'ambassadeur, et personne ne savait qu'en faire. C'est alors que j'ai vu le brandon de la guerre commencer à flamber. Le pied qui l'a éteint est fort léger. C'est celui de Mme du Plessis-Bellière, que vous avez rencontrée chez moi et pour laquelle vous aviez un tantinet de passion. Ce récit vous fera donc deux fois plaisir.

« Elle a eu l'idée d'envoyer son petit page d'un signe, un négrillon si vif qu'il a escamoté l'objet comme un illusionniste du Pont-Neuf. Tout le monde ensuite s'est senti plus à l'aise. La Paix est revenue, un laurier aux doigts, et nous sommes allés admirer des bêtes sauvages.

« Que dites-vous de ce petit récit ?

« Mme du Plessis est une de ces femmes qui sont précieuses auprès des rois. Je crois que le roi a compris cela depuis longtemps. Tant pis pour notre triomphante Canto9... Mais nous pouvons être sûrs qu'elle ne se laissera pas détrôner sans combat. Cela nous promet encore bien des distractions à Versailles. »

*****

Angélique n'était pas conviée au voyage de Fontainebleau. Par contre elle ne devait pas oublier que le roi lui avait recommandé d'aller consoler la Grande Mademoiselle. Elle revint sur Paris. Dans le carrosse, elle tira des plis de sa jupe le poignard du prince hongrois et le considéra avec un mélange d'appréhension et de contentement. Elle était heureuse d'avoir subtilisé cette arme. Le « révolutionnaire » n'avait pas mérité qu'il tombât en d'autres mains, puisqu'elle était peut-être sa seule amie en ce royaume. Voyant que les demoiselles Gilandon, assises à ses côtés, considéraient le poignard avec autant d'intérêt que le leur permettait leur indolence quasi végétale, elle leur demanda si elles étaient au courant de ce qu'était devenu l'homme au petit cheval. Les deux jeunes filles s'excitèrent un peu. Comme tout le monde à Versailles, depuis le dernier marmiton jusqu'au Grand Chambellan, elles avaient été enchantées d'assister à un « incident diplomatique ». Non, le révolutionnaire n'avait pas été arrêté, dirent-elles. Après avoir dégringolé l'escalier de marbre, on l'avait vu s'enfuir au grand galop vers les bois. Des gardes lancés à sa poursuite étaient revenus bredouilles.

« Il leur a échappé, tant mieux ! » pensa Angélique.

Mais elle se reprocha aussitôt cette pensée. Une telle insolence méritait d'être châtiée. Pourtant le geste lui avait semblé magnifique. Elle en éprouvait une satisfaction secrète. Louis XIV avait voulu jouer au chat avec la souris. Il lui plaisait d'éprouver le degré de souplesse de ses esclaves. Maintenant il était fixé sur celle du prince Rakoczi. Et sur celle de Lauzun. Lauzun allait-il être arrêté ? Et ce Rakoczi, où pouvait-il courir ? Il se ferait reconnaître partout, avec son petit cheval sauvage semblable à ceux des Huns venus au temps jadis sous les murs de Paris.

–N'est-ce pas sainte Geneviève qui a empêché les Huns d'entrer dans Paris ? demanda Angélique aux demoiselles Gilandon.

– Oui, Madame, répondirent poliment les deux jeunes filles.

Elles ne s'étonnaient jamais de rien. Ce qui entrait dans leurs attributions. L'insignifiance de leur physique et de leurs personnalités mettait leur maîtresse à l'abri des désagréables intrigues des filles d'honneur trop effrontées ou ambitieuses. Leur compagnie n'était pas des plus distrayantes, il est vrai. Angélique ne s'en formalisait pas. Elle n'avait pas le défaut de bien des grandes dames de ne pouvoir rester cinq minutes sans parler avec quelqu'un. Se trouver en face d'elles-mêmes devait être leur plus grand supplice et elles s'arrangeaient pour qu'une si fâcheuse conjoncture ne se produise pour ainsi dire jamais, une suivante était chargée de leur lire quelque chose jusqu'au bord du sommeil ou de leur tenir compagnie en cas d'insomnie.

Angélique bénéficiait du silence naturel aux demoiselles de Gilandon pour se permettre parfois quelque méditation.

Le carrosse traversa à grand bruit les forêts de Meudon et de Saint-Cloud. La nuit d'hiver, froide et brumeuse, laissait à peine deviner au delà du cercle de lumière des porteurs de torches, les épaisses frondaisons enveloppées de brouillard. Où était Rakoczi ? Angélique laissa aller sa tête en arrière contre la banquette de velours. Il lui arrivait, quand elle était seule avec elle-même, d'éprouver une impression d'angoisse. Ses nerfs lui faisaient mal jusqu'au bout des ongles. Elle se souvint de la liqueur verte que le sournois Bachtiari bey lui avait fait boire dans l'intention bien définie de dissiper sa froideur. C'était certainement une médecine aphrodisiaque. À cette pensée Angélique se persuada qu'il lui fallait un amant, sinon elle risquait de tomber malade. Elle avait été bien sotte de se dérober aux propositions du splendide Persan. À quels sentiments avait-elle obéi ? Pour quel maître se réservait-elle ? Qui se souciait de sa vie ? Elle n'avait donc pas pris conscience de sa liberté ?... À Paris, comme cela lui arrivait de plus en plus fréquemment, la solitude de son bel hôtel, et sa chambre déserte, lui parurent accablantes. Elle préférait camper à Versailles, les nuits hâtives entre la fin d'un bal et la messe de l'aube, au sein de l'énorme palais à peine endormi. La nuit y paraissait encore bourdonner de passions et d'intrigues. On y faisait partie d'un tout. Personne n'y était abandonné à son sort.

« À son triste sort ? » pensa Angélique en tournant à travers sa chambre comme le tigre de Sibérie dans sa cage.

Pourquoi n'avait-elle pas été conviée à la promenade de Fontainebleau ? Le roi avait-il peur de déplaire à Madame de Montespan ? Que lui voulait le roi ? Vers quel destin la dirigeait-il d'une main implacable et sournoise ? « Pour quelle vie as-tu été créée, ma sœur Angélique ? »

Plantée au milieu de sa chambre, elle dit à voix haute :

– ... Le Roi !

Le maître d'hôtel Roger vint s'informer de ce que Mme la marquise désirait pour souper. Elle le regarda avec un peu d'égarement. Elle n'avait pas faim, Anne-Marie de Gilandon vint lui proposer une tisane. Angélique s'étonna d'éprouver l'envie irrésistible de la gifler, comme si cette proposition innocente mettait le comble à ses déboires et à ses humiliations. Par esprit de contradiction, elle demanda un flacon d'eau-de-vie de prune. Elle but deux petits verres coup sur coup et se sentit mieux. Elle aurait dû songer plus tôt à cela. L'alcool est souverain pour dissiper les humeurs sombres.

Le poignard de Rakoczi était posé sur la table, Angélique alla à son secrétaire de bois d'ébène incrusté de nacre, aux multiples tiroirs. Elle en sortit un coffret qu'elle ouvrit pour y mettre l'arme. Dans ce coffret elle gardait divers objets : un peigne d'écaillé, une bague que lui avait donnée le bandit Nicolas, les bijoux du Temple, le camée de grenats qu'elle portait avec les humbles vêtements de maîtresse Bourgeaud, une paire de boucles d'oreilles offertes par Audiger le jour où ils avaient inauguré ensemble la chocolaterie, et une plume bien taillée, acérée, du Poète Crotté qu'on avait pendu. Il y avait aussi un autre poignard, celui de Rodogone-l'Egyptien.

Le serviteur indiscret qui aurait voulu connaître le trésor que Mme du Plessis-Bellière cachait si jalousement dans ce coffret serait demeuré bien étonné et déçu de n'y trouver que ces menus objets hétéroclites. Mais pour elle ils avaient une autre signification : ils étaient comme des coquillages, amenés par des marées successives d'une mer ténébreuse, déposés sur les rivages de son passé. Maintes fois elle avait voulu s'en débarrasser et les jeter, et jamais elle n'avait pu s'y décider.

Angélique but encore un petit verre d'eau-de-vie. La pierre bleue qu'elle avait au doigt brillait d'une luisance douce près de celles incrustées dans le manche d'or du poignard de Rakoczi.

« Je suis sous le signe de la turquoise », pensa-t-elle.

Deux visages basanés se superposaient sous ses yeux. Celui du prince persan couvert d'opulence, et celui du prince hongrois dépouillé de tout. Elle avait envie de revoir Rakoczi. Ce qu'il avait fait le lui révélait. Sa folie n'était pas ridicule mais exaltante. Comment, sous ses paroles, n'avait-elle pas su discerner la profonde sagesse des héros ? Elle était tellement habituée à n'entendre que des fadaises qu'elle ne savait plus reconnaître un homme authentique.

Pauvre Rakoczi ! Où pouvait-il être ? Elle eut envie de sangloter en pensant à lui. Elle but encore un petit verre. Après cela, elle pourrait se coucher et dormir. Quelle tristesse de dormir seule ! Si elle retournait à Suresnes, avec un « Oui » aux lèvres, ne verrait-elle pas la fin de ses tourments ? Elle rêva de trouver l'oubli dans un délire des sens, aveugles et savamment exacerbés. « Je ne suis qu'une femme, après tout. Pourquoi lutter et dans quel but ? »

Elle cria à son miroir :

– Je suis belle !

Elle s'attendrissait devant son reflet.

– Pauvre Angélique... Pourquoi si seule...

Elle but encore.

– Et maintenant que je suis complètement ivre... je vais pouvoir dormir.

Puis l'idée lui vint que si Mademoiselle souffrait d'un chagrin très analogue au sien, elle ne devait pas dormir non plus. Elle serait peut-être réconfortée de recevoir la visite d'Angélique en pleine nuit. Les nuits sont si longues quand on reste seul !

Angélique réveilla ses gens. Elle ordonna d'atteler et se fit conduire par les rues nocturnes jusqu'au palais du Luxembourg.

Elle avait deviné juste. La Grande Mademoiselle ne dormait pas. Depuis qu'elle avait reçu le verdict du roi elle s'était mise au lit, ne voulant boire que du bouillon et ne cessait de pleurer. Ses suivantes, quelques amies fidèles, essayaient en vain de l'apaiser.

– Il serait là ! s'écriait-elle en montrant dans son lit la place vide que Lauzun aurait dû occuper, il serait là... Oh ! j'en mourrai, Mesdames, j'en mourrai.

La vue d'un pareil désespoir fut prétexte facile à Angélique pour libérer les larmes qu'elle retenait depuis deux jours. Elle éclata en sanglots. Mlle de Montpensier, émue de la voir partager aussi sincèrement sa peine, la serra sur son cœur.

Elles restèrent ainsi toutes deux jusqu'au matin à s'entretenir des qualités de Lauzun et de la cruauté du roi, en se tenant la main et en pleurant comme des fontaines.

Загрузка...