Chapitre 20

François Desgrez, lieutenant de police, adjoint au lieutenant général M. de La Reynie, n'habitait plus sur le Petit-Pont mais dans un des nouveaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Angélique frappa à une porte sévère mais cossue, et après avoir traversé une cour où piaffaient deux chevaux sellés, elle fut introduite dans un petit salon d'attente. Elle était venue en chaise afin de ne pas se faire reconnaître. Elle mettait à profit, pour cette démarche, l'absence de la Cour, partie en Flandre accompagner Madame, qui s'embarquait pour l'Angleterre. Angélique, invitée, avait demandé au roi de la dispenser de ce voyage. Il en était à ce stade de l'amour où il lui accordait tout ce qu'elle voulait, dût-il lui-même en souffrir. Libre, elle comptait organiser sa défense.

C'était une longue soirée de printemps qui rayait d'hirondelles le ciel de Paris. Dans le salon le jour déclinant posait des touches d'or. Mais la sérénité de la nature ne parvenait pas à dénouer l'anxiété d'Angélique. Ses mains touchaient un petit paquet posé sur ses genoux. Elle dut attendre assez longtemps. Enfin les visiteurs qui la précédaient s'en allèrent. Elle entendait des voix dans le vestibule, puis après un silence, le valet vint la chercher et la fit monter jusqu'à l'étage où se trouvait le bureau du policier. Elle s'était interrogée à l'avance sur l'attitude à observer vis-à-vis de cet ami ancien, qu'elle n'avait pas revu depuis de longues années. Dans l'élan de panique qui la poussait vers lui elle aurait voulu se jeter à son cou, mais elle avait fait réflexion qu'un tel comportement ne seyait guère à son rang de marquise en face d'un homme qui avait traîné sa casaque élimée dans tous les bas-fonds de Paris. Une courtoisie un peu distante serait seule de mise. Elle avait soigné sa toilette. Sobre mais coûteuse.

Quand Desgrez se leva, derrière sa longue table de travail, elle comprit en effet il n'était pas question de se jeter au cou d'un fonctionnaire en perruque, impeccable depuis sa cravate fort bien nouée jusqu'aux barrettes de ses souliers. En habit de petit-drap tabac il apparaissait un peu engraissé, mais toujours bel homme, ayant perdu son allure dégingandée d'affamé pour une attitude mesurée, derrière laquelle on sentait néanmoins sa vigueur d'autrefois. Elle lui tendit la main. Il s'inclina sans la baiser.

Ils s'assirent et Angélique entama aussitôt le sujet de sa visite afin d'écarter les quelques souvenirs trop intimes qui s'obstinaient à voltiger entre eux. Elle dit qu'une amie l'avait prévenue d'un complot contre elle, et que ses ennemis avaient fait « préparer » une chemise qui devait causer sa perte. Ne sachant quelle créance accorder à de telles sornettes, elle demandait conseil. Desgrez ouvrit le paquet d'une main rapide. Il prit une sorte de pince sur son bureau et déploya la lingerie, qui s'étira langoureusement à la lueur chaude des chandelles qu'on venait d'apporter.

– Vous devez être charmante là-dedans, fit-il avec le sourire et l'ancienne intonation du policier Desgrez.

– Je préfère ne pas m'y voir, riposta-t-elle.

– Ce ne doit pas être l'avis de tout le monde.

– De mes ennemis en particulier.

– Je ne faisais pas allusion à vos ennemis. Cette chemise m'a l'air parfaitement inoffensive.

– Je vous dis qu'il s'y cache un piège.

– Des ragots ! Votre amie doit avoir beaucoup d'imagination. Si vous aviez vu et entendu vous-même quelque chose, la question serait différente.

– Mais je...

Elle se retint à temps. Elle ne voulait pas se laisser entraîner à donner des noms, à mettre en cause la propre maîtresse du roi. Le scandale risquait d'éclabousser trop de hauts personnages. Elle ne pèserait guère en face d'eux. C'est alors qu'il lui apparut que la Cour était un monde fermé, et que les policiers, ces grimauds de basse extraction, n'avaient pas plus à se mêler de ses drames qu'ils n'ont à se mêler des règlements de comptes de la matterie. Elle avait eu tort de rompre cette convention tacite. Elle devait se défendre seule ou mourir. Madame lui avait fait comprendre cela, un matin à Saint-Cloud. Mais il était trop tard pour reculer. La curiosité de Desgrez était en éveil. Elle le comprit à l'éclat particulier de son regard sous ses paupières baissées. Elle dit avec effort :

– Eh bien ! peut-être avez-vous raison, après tout. Mes craintes ne reposent sur rien de bien précis. Je suis stupide.

– Que nenni ! Nous avons coutume de ne jamais négliger la fumée la plus légère. Les sorcières possèdent d'étranges secrets. C'est une vilaine engeance et nous aimerions fort en débarrasser Paris. Je vais faire examiner cette chose ravissante.

Avec une prestesse d'illusionniste il réemballa la chemise et la fit disparaître. Un sourire indéfinissable jouait sur ses lèvres.

– Vous aviez eu naguère des ennuis avec la Compagnie du Saint-Sacrement. Votre vie éhontée indignait ces puissants dévots. Ils avaient juré votre perte. Ce ne sont donc pas vos seuls ennemis ?

– Il faut le croire.

– En somme vous avez trouvé le moyen de vous laisser coincer entre Dieu et le Diable ?

– Exactement.

– Cela ne m'étonne pas de vous. Vous n'en avez jamais fait d'autres.

Angélique s'assombrit. Elle avait perdu l'habitude de voir des gens d'un milieu inférieur au sien lui parler avec cette familiarité. Elle dit :

– Ceci est mon affaire. Tout ce que je désire savoir c'est si un danger me menace, et de quelle nature.

– Les désirs de madame la marquise seront exaucés, affirma Desgrez en se cassant en deux.

Quinze jours plus tard il lui fit porter un billet à Versailles. Angélique eut quelque peine à se dégager. Dès qu'elle le put, elle se rendit à sa convocation.

– Alors, questionna-t-elle, anxieuse, s'agit-il d'une plaisanterie ?

– Peut-être. Mais le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle est mauvaise. (Le policier prit un rapport sur la table et le lut) :

– ...La chemise ayant été essayée, il est apparu qu'ayant été imprégnée d'une substance vénéneuse invisible et inconnue destinée à entrer en contact avec les parties les plus intimes du corps, elle y développait une maladie d'apparence vénérienne qui bientôt gagnait le sang, provoquant sur toute la peau des plaies purulentes, puis montait au cerveau entraînant délire, inconscience et mort. Le développement de ces symptômes est extrêmement rapide, et la mort survient dans un laps de temps qui n'excède pas une dizaine de jours. Signé par l'un des médecins-jurés de l'hôpital de Bicêtre.

La jeune femme, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, demeura figée de stupeur.

– Vous voulez dire que..., bégaya-t-elle,... Mais comment avez-vous pu juger de ces effets ? Vous ne voulez pas dire que vous avez fait porter cette chemise à une femme vivante ?

Desgrez, d'un geste de la main, négligea le détail.

– Il y a des folles à Bicêtre qui n'ont plus grand-chose à perdre. Ne vous frappez pas. Sachez seulement que la fin d'une de ces malheureuses atteste de la virulence de vos ennemis, et du sort qui vous était réservé : vous deviez mourir dans un délai rapide après une agonie horrible et ignominieuse.

Il laissa passer un temps. Angélique était atterrée. Elle ne trouvait pas un mot à dire et d'ailleurs à quoi bon parler ? Elle se leva machinalement. Desgrez contourna la table pour se placer devant elle.

– Quelle est votre ennemie ou qui est la sorcière payée par elle ?

– Franchement, je l'ignore.

– Vous avez tort.

Le ton métallique et coupant du policier la choqua. C'était elle la victime, et non la coupable.

– Monsieur Desgrez, votre obligeance m'a été très utile. Naturellement je réglerai les frais que l'enquête a occasionnés.

Le visage de Desgrez se détendit dans un sourire caustique qui ne gagnait pas ses yeux.

– Je ne sais encore à quel taux peut se compter une vie humaine et huit jours d'agonie. Je ferai mon calcul. En attendant vous devez à la police, Madame, un geste de considération. M. de La Reynie m'a chargé de vous dire qu'il désirait absolument vous voir.

– À l'occasion j'irai m'entretenir avec lui.

– L'occasion est là, fit Desgrez, qui en deux enjambées alla ouvrir une porte.

M. de La Reynie entra. Angélique avait déjà rencontré le lieutenant général de police. Elle estimait ce magistrat, qu'on disait un homme d'une grande vertu et d'une grande capacité. Il n'avait pas atteint la quarantaine. Son regard trahissait une intelligence claire, forte et pondérée. Et il y avait de la bonté dans sa bouche, qu'ombrageait une légère moustache brune. Mais Angélique, d'un ténébreux passé, avait appris à se méfier de la bonté des policiers. C'était de cela qu'elle se méfiait le plus. M. de La Reynie lui parut un adversaire plus redoutable que Desgrez.

Il lui baisa la main et la conduisit avec empressement vers le fauteuil qu'elle venait de quitter. Lui-même s'assit à la place de Desgrez qui resta debout, appuyé les deux mains à la table et ne quittant pas du regard la jeune femme.

– Madame, dit le magistrat, vous me voyez profondément bouleversé à la pensée de l'atroce attentat dont vous avez failli être victime. Nous allons tout mettre en œuvre pour vous protéger. Si cela est nécessaire j'en référerai au roi, afin qu'il me donne pleins pouvoirs.

– Non ! de grâce, n'allez pas ennuyer le roi avec cette histoire.

– Votre vie est en jeu, Madame. Le roi m'en voudrait fort si je ne parvenais pas à dévoiler vos ennemis. Dites-moi comment les choses se sont passées.

Du bout des lèvres Angélique fournit l'explication qu'elle avait déjà donnée à Desgrez.

– Le nom de cette personne qui vous a prévenue ?

– Il m'est impossible de la nommer.

– Il est indispensable que nous l'interrogions.

– Mme du Plessis-Bellière ne peut pas la nommer, fit Desgrez suavement, parce que cette personne n'existe pas. Mme du Plessis a été prévenue du danger parce qu'elle a vu ou entendu des choses précises, et elle ne veut pas les dire.

– Quel serait votre intérêt de vous taire, Madame ? fit La Reynie d'un ton raisonnable. Vous pouvez compter sur notre discrétion.

– Je ne sais rien, M. le lieutenant général, et cette personne qui m'a prévenue je ne suis même pas sûre de pouvoir la retrouver. J'ignore où elle demeure...

– Mme la marquise ment, dit Desgrez. Elle a la langue sèche.

Il alla chercher un plateau supportant deux verres et un flacon. Angélique, déconcertée, accepta néanmoins le verre d'alcool, car elle savait qu'il lui était nécessaire pour retrouver son sang-froid. Elle but sans hâte en regardant miroiter au fond du verre la liqueur dorée. Elle réfléchissait. Les policiers attendaient avec patience.

– À mon tour, Monsieur le lieutenant général, de vous demander quel pourrait être mon intérêt de me taire si je savais plus de choses sur le mal qu'on me veut.

– Celui de ne pas vouloir mettre au jour des turpitudes auxquelles vous êtes mêlée et que votre conscience vous reproche, fit Desgrez durement.

– Monsieur le lieutenant général, votre subordonné outrepasse ses droits. Je suis fort indignée de la réception que je trouve près de vous. Je pense que vous n'ignorez pas mon rang à la Cour et l'estime en laquelle Leurs Majestés me tiennent.

La Reynie l'observait en silence et dans son regard droit se lisait une profonde connaissance de l'âme humaine. Lui non plus ne la croyait pas.

– Que savez-vous ? répéta-t-il doucement.

– C'est votre métier de savoir ! cria-t-elle avec colère.

Elle serra nerveusement entre ses paumes le petit verre d'alcool, qu'elle avala d'un seul coup. Desgrez le remplit aussitôt. Elle n'osait pas encore se lever, malgré son agitation.

– Que vous preniez fait et cause pour ce grossier personnage qui vous assiste me stupéfie, monsieur de La Reynie. Je me plaindrai au roi.

Le magistrat poussa un profond soupir.

– Le roi m'a investi d'une tâche bien lourde, mais que je remplirai de mon mieux. Faire régner l'ordre non seulement dans la ville mais dans son royaume, pourchasser le crime là où il se terre. Or, il y a eu crime, ou tout au moins intention criminelle. J'en ai vu la preuve affreuse. Je me suis rendu moi-même à Bicêtre. Vous devez nous aider, Madame, comme nous sommes prêts à vous aider. Je le répète : votre vie est en jeu.

– Et si je vous disais que cela m'importe peu ?

– Vous n'en avez pas le droit... encore moins de vous faire justice vous-même.

Il y eut un silence pesant.

– On parle beaucoup trop des sorcières, reprit La Reynie. Jusqu'alors je ne voulais voir en ces devineresses ou magiciens et en ceux qui les consultent que des baladins extorquant l'argent des oisifs curieux de se faire regarder dans la main, ou autres sornettes de ce genre. Mais je commence à soupçonner qu'il faut leur donner un autre nom à tous, aux uns et aux autres...

Il murmura d'une voix sourde :

– Ce sont peut-être des assassins ! De monstrueux assassins !

Angélique sentit une sueur froide mouiller ses tempes. Elle passa des doigts tremblants sur son visage, et dans le regard pathétique qu'elle jeta aux deux hommes ils lurent le reflet d'une vision atroce.

– Parlez, Madame, dit La Reynie avec douceur.

– Non, je ne dirai rien.

– Il y a donc quelque chose à dire.

Elle se tut et Desgrez remplit son verre.

– Qu'importe, dit La Reynie avec sévérité. Vous ne voulez pas parler, d'autres parleront. Un jour nous lèverons le voile...

Angélique renversa la tête en arrière avec une sorte de rire métallique et désenchanté.

– Impossible, monsieur de La Reynie, impossible !...

Un jour, des années plus tard, M. de La Reynie entrerait dans le cabinet du roi et portant la main à ses yeux dirait :

– Sire, ces crimes m'effarouchent.

Il ouvrirait le dossier de ce que l'Histoire appellera « L'affaire des Poisons » et tous les grands noms de France surgiraient, éclaboussant les marches du trône d'une lave d'enfer.

D'une main implacable le magistrat austère dépouillerait de leur armure dorée les âmes féroces et les cœurs pourris. Mais il lui faudrait pourtant reculer devant un nom, ce nom qu'Angélique taisait aujourd'hui, celui de Mme de Montespan. Peut-être alors reverrait-il cette femme un peu hagarde, au rire désenchanté, qui lui criait « Impossible ! »

Elle se leva en titubant. Cet alcool était terriblement fort, mais Desgrez s'était trompé en s'imaginant que cela lui délierait la langue. La boisson la rendait taciturne et entêtée. Elle s'appuya à la table. Sa langue était pâteuse.

– Machiavel a dit, messieurs... oui, Machiavel a dit : « Si les hommes étaient bons tu pourrais toi-même être bon et suivre en tout les préceptes de la Justice, mais comme ils sont mauvais tu dois souvent toi-même être mauvais... »

Le lieutenant de police et son adjoint échangèrent un regard.

– Laissons-la, dit M. de La Reynie à mi-voix.

Il s'inclina devant Angélique, qui ne le vit point. Elle marchait en flageolant vers la porte. Desgrez la suivit et la guida dans le vestibule obscur après qu'elle eut buté contre une console et dans une porte close.

– Prenez garde à l'escalier, vous allez manquer les marches.

Elle se rattrapa à la balustrade et se retourna vers lui.

– Votre attitude est révoltante, monsieur Desgrez. Je suis venue vers vous comme un ami et voici que vous m'avez fait subir un interrogatoire insultant, comme si vous me jugiez coupable. De quoi ?...

– De vous solidariser avec ceux-là mêmes qui cherchent votre mort. Vous estimez que la police n'a pas à se mêler de votre monde. On paie une servante pour glisser du poison dans la tasse d'une rivale, un laquais pour attendre au coin de la rue tel ennemi qui vous encombre...

– Me soupçonneriez-vous capable de tels gestes ?

– Si ce n'est vous ce sont les vôtres, comme dirait cet aimable fabuliste La Fontaine, que vous patronnez.

– Et vous croyez qu'à force de vivre parmi eux je deviendrai comme eux ?

Elle rectifia aussitôt mentalement : « Que je suis déjà devenue comme eux. » Ne méditait-elle pas de gagner une servante pour espionner la Montespan ? D'envoyer Malbrant-coup-d'épée assassiner Duchesne à la sortie de l'Opéra ? Le regard de Desgrez était une accusation. Elle se vit tout à coup telle qu'il la voyait, avec sa toilette et ses parures qui coûtaient à elles seules l'année de vie d'une famille d'artisans. Elle était la très belle marquise du Plessis, mais peut-être déjà touchée d'une imperceptible flétrissure par les nuits de veilles et la fébrilité des fêtes, avec des paupières brûlantes de femme qui boit trop, le fard et la poudre qu'à force d'habitude on accentue un peu chaque jour, jusqu'à n'avoir plus qu'un masque artificiel de comédienne, la morgue qui devient naturelle, la voix qui se hausse et se durcit... Elle descendit l'escalier, les lèvres serrées sur des plaintes.

« Desgrez, mon ami Desgrez, au secours ! Au secours, mon passé ! Au secours, mon âme perdue... Personne n'aura-t-il pitié de moi, qui possède tout ! Il n'est pas possible que je m'en aille ainsi, avec le poids de mes bijoux sur mes mains et sur mes épaules, et sur ce cœur ce poids mortel de solitude... »

Elle se retourna vers le policier dans un élan de détresse et faillit basculer à la renverse. Il la retint de justesse.

– Décidément, vous êtes soûle comme une grive. Je ne vous laisserai pas descendre plus avant. Vous arriveriez en pièces.

Lui soutenant le bras avec autorité il lui fit remonter les quelques marches et l'introduisit de force dans une chambre. Elle bredouilla :

– C'est votre faute, sale grimaud, avec ce tord-boyaux que vous m'avez fait boire.

Desgrez battit le briquet pour allumer deux chandelles. Il approcha la lumière du visage d'Angélique afin de l'examiner avec curiosité. Les commissures de ses lèvres frémissaient comme s'il eût retenu une brusque envie de sourire. Angélique, une main sur la bouche, luttait contre un hoquet incoercible.

– Beau langage, marquise, dit le policier à mi-voix, alors on commence à se souvenir du passé ?

Angélique secoua la tête furieusement.

– Ne croyez pas que vous me ferez parler comme ce jour-là, dit-elle en s'y reprenant à plusieurs fois. Je ne dirai pas un mot... pas un mot.

Desgrez planta le chandelier sur une console comme s'il y plantait un poignard. Il se mit à marcher de long en large avec agitation.

– Je le sais bien, parbleu, que vous ne direz pas un mot...

« Sur le chevalet, sur la roue, vous ne diriez pas un mot. Mais alors comment faire ?... Comment faire pour vous défendre ? Le temps qu'on cherche la piste, qu'on la trouve, qu'on prépare les pièges, vous serez déjà passée dans l'autre monde. Est-ce seulement le premier attentat auquel vous échappez ? Non, n'est-ce pas ?... Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce que vous avez ?

– Oh ! je voudrais vomir, gémit Angélique, défaillante.

Le policier la saisit énergiquement et lui maintint le front.

– Allez-y ! Ça vous fera du bien. Tant pis pour le tapis.

– Non, protesta-t-elle en réussissant à se dominer.

Elle se dégagea et s'appuya au mur, blême, les yeux clos.

– Oh ! je voudrais vomir ! répéta-t-elle à voix basse, je voudrais vomir ma vie. Ils veulent me tuer ? Eh bien ! qu'ils me tuent. Au moins je pourrais dormir, me reposer, ne plus penser à rien.

– Pas de ça, dit Desgrez.

Sa mâchoire se serra jusqu'à lui donner un air féroce.

Il s'approcha d'elle et lui prit les bras pour la secouer.

– Vous n'allez pas faire ça, hein ? Vous n'allez pas laisser tomber ! Vous allez vous défendre, vous. Sinon vous êtes perdue, vous le savez bien.

– Je m'en moque !

– Vous n'avez pas le droit. Pas vous. Vous n'avez pas le droit de mourir. Et votre force, qu'est-ce que vous en avez fait ? Votre goût des batailles, vos petites idées précises, votre rage de vivre et de triompher. Qu'est-ce que vous en avez fait ? Est-ce qu'ils vous ont pris cela aussi à la Cour ?

Il la secouait comme s'il eût voulu l'éveiller d'un mauvais rêve, mais elle se laissait faire, morne et sans réaction, la tête basse. Il se recula de quelques pas et la contempla avec fureur.

– Bon Dieu ! jura-t-il, voilà ce qu'on a fait de la marquise des Anges. Du beau travail en vérité, il y a de quoi être hère. Arrogante, têtue, et avec ça pas plus de...

– La colère de Desgrez l'environnait d'effluves bizarres qui, à travers la dépression dans laquelle elle sombrait, lui apportaient un courant nouveau, une indéfinissable impression de joie parce que derrière le magistrat dur et correct c'était l'ancien Desgrez qui explosait avec sa verve, son caractère abrupt, cet esprit caustique et indépendant qui n'appartenait qu'à lui. Il se reprit à marcher de long en large, disparaissant dans l'ombre de la pièce pour reparaître subitement à la lumière, toujours hors de lui.

– Et ça ? dit-il en s'approchant pour toucher les colliers de diamants et le sautoir de perles qui garnissaient le cou et la gorge d'Angélique. Est-ce qu'on peut seulement redresser la tête avec une brocante pareille sur le dos ? Ça pèse cent livres ! Pas étonnant qu'on ploie l'échine, qu'on se traîne à genoux, qu'on se couche par terre... Enlevez-moi ça. Je ne veux plus vous voir avec ça.

Ses deux mains se posèrent sur sa nuque pour trouver le fermoir du collier, qu'il jeta sur la commode. Il ôta le sautoir en la décoiffant un peu. Il lui prit les poignets pour ôter ses bracelets un à un et les rejeter sur le petit tas brillant des colliers. Cette opération calmait sa colère et commençait à l'égayer.

– Par le Père Éternel protecteur des argotiers, je me sens l'âme d'un truand de Paris. V'là du nanan, les mions. En avant pour la vendange !

Lorsqu'il effleura sa joue pour dégrafer ses pendants d'oreilles, elle sentit l'odeur de tabac de ses fortes mains. Les longs cils d'Angélique qu'elle tenait baissés frémirent. Elle releva les yeux et vit tout proche le regard rouge du policier Desgrez qui s'allumait du rond du passé et la ramenait à ce jour d'automne où, dans la petite maison du Pont Notre-Dame, il avait su de bien curieuse façon la tirer du désespoir et ranimer son espérance. Les mains masculines, chaudes, un peu rudes, lissèrent longuement ses épaules nues.

– Voilà ! On se sent plus légère, pas vrai ?

Angélique eut un frisson brusque, le frémissement d'un animal qui s'éveille après une longue immobilité. Les mains resserrèrent leur étreinte.

– Je ne peux rien pour vous défendre, dit Desgrez d'une voix basse et rauque, mais je peux au moins essayer de vous rendre courage. Et je crois qu'il n'y a que moi seul au monde qui en suis capable. C'est ma spécialité, si j'ai bonne mémoire.

– À quoi bon ! répéta-t-elle, lasse.

Elle était fatiguée et tout le monde lui faisait peur.

– Autrefois nous étions amis. Maintenant je ne vous connais plus et vous ne me connaissez plus.

– On peut se reconnaître.

Il la souleva, les deux mains autour de sa taille, et s'assit dans un fauteuil, la posant sur ses genoux comme une poupée dans la corolle évasée de sa lourde jupe. Les yeux qu'elle avait vagues et qui ne se fixaient pas, le rendaient malade.

« Quel gâchis ! » songeait-il. Et pourtant elle était là, derrière l'écran des années perdues, et il la retrouverait.

Derrière ces années perdues et qui auraient dû ne jamais s'interrompre. Pourquoi était-elle revenue ? Il l'appela, sous l'élan du sentiment inavoué qui gonflait son cœur d'homme.

– Mon petit.

Ce cri éveilla de nouveau Angélique, la ramena à la surface et elle redressa la tête pour examiner ce visage. Desgrez sacrifiant à la tendresse ! Desgrez rendant les armes ! Impensable !

Elle vit son regard brillant et noir proche du sien.

– Une seule heure, chuchota-t-il, pour une seule femme, dans une seule vie, peux-tu te permettre cela, policier ? D'être faible et stupide une seule heure !

– Oh ! oui, fit-elle soudain, oh ! oui, faites cela je vous en prie.

Elle lui jeta les bras autour du cou, appuyant sa joue contre la sienne.

– Comme on est bien près de vous, Desgrez ! Oh ! comme on est bien !

– ...sont rares les gourgandines qui m'ont chanté ce refrain, grommela Desgrez... Z'auraient plutôt préféré être ailleurs. Mais toi, tu n'as jamais été comme les autres !

Il recherchait tenacement le contact de la joue tiède, respirant, les yeux clos, le parfum raffiné qui émanait de sa peau et de l'échancrure de son corsage aux ombres douces.

– Vous ne m'avez donc pas oubliée, Desgrez ?

– Comment peut-on vous oublier ?

– Vous avez appris à me mépriser...

– Peut-être. Et quand cela serait, qu'est-ce que ça change ? C'est toujours toi qui es là, marquise des Anges, sous la soie, sous le satin, sous les breloques d'or et de diamants si lourdes.

Elle rejeta la tête en arrière comme si elle eût senti à nouveau ses chaînes. Son malaise persistait et elle respirait mal, oppressée par un poids qui n'était peut-être que celui des larmes qu'elle ne pouvait verser. Elle porta la main à son dur corset et se plaignit.

– La robe est lourde aussi.

– On l'enlèvera, fit-il, rassurant.

Les bras autour d'elle l'enfermaient dans un cercle de sécurité. Le cauchemar s'éloignait. En cet instant nul ne pouvait plus l'atteindre.

– Il faut cesser d'avoir peur, murmura Desgrez, la peur appelle la défaite, tu es aussi forte que les autres. Tu peux tout. Qu'est-ce qui peut te faire peur encore à toi qui as tué le Grand Coësre13 ? Est-ce que tu ne crois pas que ça serait dommage de « leur » laisser la partie ? Est-ce qu'« ils » en valent la peine ? Est-ce qu'ils sont dignes de s'offrir la mort d'une marquise des Anges ? Bernique ! Ça m'étonnerait. De la charogne en dentelles, voilà ce qu'ils sont et tu le sais bien. On ne se livre pas à des ennemis de ce genre.

Il lui parlait tout bas, comme à une enfant que l'on raisonne, la retenant d'une main tandis que de l'autre il ôtait méthodiquement les épingles de son plastron, dénouait les liens de ses jupes. Elle retrouvait ses gestes sûrs de chambrière, qui, s'ils en révélaient beaucoup sur la diversité des aventures amoureuses du policier Desgrez, donnaient au moins aux femmes la réconfortante impression d'être entre les mains de quelqu'un qui s'y connaissait. Elle commençait à peine à se demander, dans un éclair de lucidité, si elle devait le laisser faire, qu'elle se trouvait déjà à demi nue entre ses bras. Un miroir au mur lui renvoya la vision de la blancheur de son corps, émergeant du rempart de velours bleu et de dentelles que formaient à ses pieds ses vêtements rejetés.

– Et voici la belle de jadis !

– Suis-je donc toujours belle, Desgrez ?

– Encore plus belle, pour mon malheur. Mais ton petit nez est froid, tes yeux sont tristes, ta bouche est dure. On ne l'a pas assez baisée.

Il lui prit les lèvres pour un baiser rapide. Il ne la brutalisait pas, la sentant brisée, déshabituée de l'amour par des tourments obsédants ; mais à mesure qu'elle se rassurait, il accentuait la hardiesse de ses caresses, riant de la voir perdre son expression abattue, tandis qu'un sourire hésitant affleurait son visage. Sous la flatterie de sa main brûlante elle creusait les reins, se renversait doucement contre son épaule.

– Plus si fière que tout à l'heure, hein, marquise ? Qu'est-ce qui reste une fois les beaux atours enlevés ? Une petite chatte avec des yeux verts tout brillants qui réclament. Une petite caille dodue, nourrie à la table du roi... Tu étais plus maigre autrefois. On sentait les os sous la peau... Maintenant tu es toute en rondeurs. Tendre à point... Petite caille ! Petite colombe ! Roucoule un peu. Tu en meurs d'envie.

Desgrez était toujours Desgrez. Le drap de son bel habit cachait bien le même cœur, la même poitrine vigoureuse, que sa casaque râpée de jadis. Ses mains étaient toujours les mêmes, autoritaires et attentives, sachant ce qu'elles voulaient obtenir et le recherchant insidieusement, jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre lui comme paralysée par l'envahissement doucereux du plaisir.

C'était bien le même regard d'oiseau de proie, un peu moqueur, qui guettait sa reddition, s'amusant de son impatience, de sa fébrilité amoureuse, des aveux balbutiants dont elle rougirait plus tard.

Enfin il l'emporta vers l'alcôve, au fond de la pièce, loin des chandeliers, et elle aima l'ombre où il l'ensevelissait, la fraîcheur du lit, l'anonymat du corps viril qui la rejoignait. À tâtons elle rencontra son torse velu, retrouva une odeur oubliée, et dans le délire où elle chavirait elle se souvint que Desgrez était le seul amant qui ne l'eût pas respectée et qui ce soir encore, sans doute, ne la respecterait pas. Déjà il en manifestait l'intention. Elle ne se défendit pas. Par un paradoxe qu'elle ne cherchait pas à analyser elle s'apercevait que si l'homme l'avait parfois effrayée et révoltée, l'amant lui inspirait une confiance infinie. Avec lui elle était à l'aise. Lui seul possédait l'art inimitable de mettre l'amour et les femmes à leur place. Une bonne place, où ses maîtresses, ni méprisées ni idolâtrées, se sentaient les joyeuses compagnes de ces ébats savoureux, de ces jouissances païennes qui rendent le sang chaud, le corps bien vivant et la tête légère.

Elle s'abandonna sans réticences à la houle de sensualité qui l'envahissait. Elle se laissa rouler dans le flux enivrant. Avec Desgrez on pouvait se permettre d'être vulgaire. On pouvait crier, délirer, dire n'importe quoi, rire ou pleurer bêtement. Il connaissait toutes les façons d'éveiller et de stimuler le désir et la volupté d'une femme, en jouait en maître. Il savait se montrer exigeant ou encourageant tour à tour. Angélique, en son pouvoir, perdait la notion du temps. Il ne la laissa quitte qu'à bout de forces, suppliante et grisée à la fois, un peu marrie, un peu honteuse, et tout au fond émerveillée de ses propres ressources.

– Desgrez ! Desgrez ! répétait-elle, d'une petite voix enrouée qui l'émouvait, je n'en peux plus... Oh ! quelle heure est-il ?

– Fort tard, sans doute.

– Mon équipage qui m'attend en bas !

– Les gens de ma maison ont dû en prendre soin.

– Il me faut partir.

– Non. Il faut dormir.

Il la retint contre lui, sachant qu'un court sommeil balaierait les derniers miasmes de sa peur.

– Dors ! Dors ! Tu es très belle !... Tu sais tout faire : l'amour et la nique aux policiers... Tu as le roi de France à tes pieds... Et la vie devant toi. Tu sais bien qu'il y a quelque chose qui t'attend là-bas, au fond de la vie... Tu ne vas pas y renoncer. Tu sais bien que c'est toi qui es la plus forte...

Il parlait et il entendait son souffle léger et régulier, dans le profond sommeil où elle avait coulé à pic, comme une enfant. Alors il bougea un peu afin de blottir son front dur sur sa poitrine entre les seins tièdes et gonflés.

« Une seule heure pour une seule femme dans une seule vie, songeait-il, peux-tu te permettre cela, policier, d'être amoureux ? Il vaudrait mieux pour toi qu'elle soit morte et tu lui as rendu la vie. Imbécile !... »

Загрузка...