Chapitre 25

Ancré dans le bassin au milieu de l'agitation des chaloupes, à côté de deux petits navires anglais, d'une feloupe napolitaine et d'une galère biscayenne, le grand vaisseau se balançait tel un papillon posé au pied du tapis vert.

C'était une frégate miniature, garnie de petits canons de bronze, dont la coque, ornée de fleurs de lys, de bouquets, de coquillages et de divinités marines, étincelait d'or. Les cordages étaient de soie aurore ou cramoisie, les pavosages et les tentures de damas et de brocart, garnies de franges d'or et d'argent. Aux agrès et aux mâts, peints en bleu et or, flottaient les pavillons, les flammes, les guidons, les banderoles en une gaie symphonie colorée où éclataient partout, d'or et d'argent, les armes et les chiffres du roi. De ce bijou, de ce jouet étincelant, Louis XIV faisait aujourd'hui à sa Cour les honneurs. Un pied posé sur l'escalier de bois doré, il se tourna vers les dames. Qui serait choisie pour inaugurer la promenade vers les champs du Trianon ?... Vêtu de satin bleu paon, le roi s'était mis à l'unisson du beau jour d'été. Il sourit et tendit la main vers Angélique. Aux yeux de toute la Cour elle gravit les marches et s'installa sous le « tendelet » de brocart. Le roi s'assit à ses côtés. Après eux, prenaient place les invités du Grand Vaisseau. Mme de Montespan n'était pas parmi eux. Elle présidait – honneur dont elle n'était pas dupe et qui la rendait pâle de rage – l'assemblée des passagers de la grande galère. La reine était dans la felouque napolitaine. Le reste des courtisans se partageait les chaloupes. Sur une barge tendue de damas rayé rouge et blanc la musique du roi prit place.

Et doucement, au son des violons et des hautbois, la petite flottille glissa sur la surface lisse du grand canal. La croisière parut trop courte. On savourait la fraîcheur des eaux par la lourde canicule. De gros nuages d'un blanc cru commençaient à tacher le ciel trop bleu.

– Le temps est à l'orage, fit remarquer Angélique, cherchant dans la plus banale des conversations à tromper sa confuse appréhension.

– Craindriez-vous de faire naufrage ? demanda le roi, qui l'observait avec passion.

– Peut-être...

La compagnie débarqua sur des pelouses vertes où étaient dressés des tentes et des buffets. L'on dansa, l'on devisa, l'on joua. Au cours d'une partie de cligne-musette Angélique se vit bander les yeux et entraînée par M. de Saint-Aignan dans un tourbillon destiné à lui faire oublier le sens de l'orientation. Lorsqu'il s'arrêta et la lâcha, pour s'éloigner ensuite sur la pointe des pieds, le silence qui régnait autour d'elle lui parut insolite.

– Ne m'abandonnez pas ! cria-t-elle en riant.

Elle attendit un peu, guettant les bruits autour d'elle. Un pas foulant le gazon se rapprocha, et une main dénoua son bandeau.

– Oh ! fit-elle, éblouie.

Elle n'était plus dans la prairie où s'ébattait la Cour dont les rires parvenaient maintenant lointains, mais à la lisière d'un rideau de charmilles. Au sommet d'une éminence formée de trois terrasses fleuries s'élevant en pente douce, un petit palais inconnu venait de surgir. Bâti de faïence blanche et précédé par un péristyle de marbre rose il se détachait sur le fond de verdure d'un bois d'acacias dont l'odeur grisante parfumait l'air surchauffé.

– C'est Trianon, dit le roi.

Il se tenait seul à ses côtés. Il lui prit la taille et lentement ils montèrent vers la maison.

– Il fallait bien que cette heure vienne entre nous, n'est-ce pas Angélique ? dit le roi très bas. Il fallait bien que nous finissions par nous atteindre.

Sa voix était oppressée et elle sentait contre son flanc trembler les doigts autoritaires. Il n'avait jamais pu se départir entièrement de sa timidité envers les femmes. À l'instant d'achever sa conquête, la crainte l'envahissait.

– Mon trop bel amour ! Mon trop bel amour !...

Angélique ne luttait plus. Le petit palais offrait l'abri de son silence. La force qui l'entraînait n'était pas de celles qu'on pouvait repousser. Rien ne pouvait briser le cercle qui les emprisonnait, fait de fleurs, d'isolement, de pénombre.

Une porte vitrée s'était refermée sur eux. La pièce meublée de brocart fleuri était d'un goût exquis. Angélique, troublée, voyait seulement que c'était ravissant et qu'il y avait un grand lit aux courtines relevées dans une alcôve.

– J'ai peur ! murmura-t-elle.

– Ne craignez rien, mon amour.

La tête perdue contre son épaule elle le laissa prendre ses lèvres, elle le laissa dégrafer son corsage, découvrir les tendres rondeurs de ses seins, s'exalter au contact de la chair tiède et secrète, révélée. Doucement il l'entraînait, émouvant et comme blessé par la violence de son désir.

– Viens, viens ! suppliait-il tout bas.

Sa sensualité était sauvage et primitive. Un torrent, une tempête l'entraînait vers la femme qu'il souhaitait, et cet élan aveugle de l'homme n'était pas sans bouleverser quand on songeait à la maîtrise sereine du monarque.

Angélique, contre le lit, ouvrit les yeux. Le roi allait se livrer à elle, sans pensée, et elle se sentait assez forte, et maternelle et savante, pour le recevoir dans ses bras et calmer par ses caresses l'ineffable tourment de ce corps vigoureux. Mais ce ne fut qu'un éclair. Elle se raidit toute, les prunelles dilatées sur l'ombre envahissante.

– L'orage ! murmura-t-elle.

Un grondement lointain roulait au-dehors. Le roi vit son air hagard.

– Ce n'est rien. Que craignez-vous ?

Mais il ne sentait plus entre ses bras qu'une forme dure et rétive. Elle lui échappa et courut à la fenêtre, où elle appuya son front brûlant contre la fraîcheur des vitres.

– Qu'y a-t-il encore ? demanda-t-il.

Sa voix vibrait de colère contenue.

– Cette fois il ne s'agit plus de pudeur. Vos hésitations révèlent un partage que je soupçonnais depuis longtemps. Il y a un homme entre nous !...

– Oui.

– Son nom ? gronda-t-il.

Elle se retourna, transformée soudain, les poings serrés, ses yeux verts flambant comme des escarboucles.

– Joffrey de Peyrac, mon époux, que vous avez fait brûler vif en place de Grève !

Lentement les mains d'Angélique remontèrent vers son visage. La bouche entrouverte, elle paraissait chercher l'air qui lui manquait.

– Joffrey de Peyrac, répéta-t-elle.

Ses jambes fléchirent et elle tomba à genoux, parlant à mi-voix avec incohérence.

– Qu'avez-vous fait de ce chanteur, de ce génie, de ce grand fou boiteux qui tenait Toulouse sous sa magie innocente ? Comment pourrais-je oublier Toulouse ! On y chante, on y maudit. On y jette des fleurs et des anathèmes. Toulouse, la ville la plus sévère et la plus tendre, la ville de Joffrey de Peyrac que vous avez fait brûler vif en place de Grève !...

Elle n'avait plus que cette vision, l'énorme fleur rouge d'un brasier s'éteignant dans un crépuscule d'hiver. Il n'y avait plus devant elle que le Feu et la Nuit. Elle eut un sanglot bref, égaré, et ses yeux devinrent mornes.

– On a dispersé ses cendres au vent de la Seine, ses fils n'ont plus de nom, ses palais ont été rasés, ses amis se sont détournés de lui, ses ennemis l'ont oublié, rien ne subsiste du Gai-Savoir, où l'on menait si joyeuse vie. Vous lui avez tout pris... Mais vous n'aurez pas tout ! Vous ne m'aurez pas, moi, sa femme...

Au-dehors la pluie s'était mise à ruisseler. L'orage continuait d'appesantir sur la nature une nuit brève et tordue de bourrasques.

– Peut-être ne vous en souvenez-vous plus, reprit-elle à mi-voix. Qu'est-ce qu'un homme après tout, pour un monarque aussi puissant que vous ? Une poussière, dont la cendre fut emportée dans la Seine. Mais je me souviens toujours et à jamais. Je suis allée vous supplier au Louvre, mais vous m'avez repoussée. Vous le saviez innocent, mais vous le vouliez condamné. Parce que vous craigniez son influence sur le Languedoc. Parce qu'il était plus riche que vous !... Parce qu'il ne se traînait pas bassement à vos pieds. Vous avez payé les juges pour que le verdict soit contre lui. Vous avez fait assassiner le seul témoin qui aurait pu le sauver. Vous l'avez laissé torturer. Vous l'avez laissé périr. Et moi... vous avez laissé l'abandon et la misère m'engloutir, avec mes deux enfants... Comment pourrais-je oublier tout cela18 !

Elle pleurait à petits coups, sans larmes, revivant des terreurs sans nom, des chagrins inoubliables, aussi pitoyable et affolée dans sa robe somptueuse que la pauvre Angélique des bas-fonds de Paris.

Le roi, à quelques pas d'elle, paraissait un homme frappé par la foudre. Interminables, les minutes s'allongèrent. Parler ? Se taire ? Les mots ni le silence n'avaient plus le pouvoir d'écarter le passé. Pesamment, avec un bruit sourd d'écroulement le passé amoncelait entre eux un mur infranchissable.

Lorsque le soleil reparut aux vitres, le roi jeta un regard vers les jardins. D'un pas mesuré il marcha vers le siège où il avait posé son chapeau et s'en coiffa. Puis il se tourna vers Angélique, immobile.

– Venez, Madame. La cour doit nous attendre.

Comme elle ne bougeait pas, il insista :

– Venez. Il n'est pas nécessaire de nous attarder. Nous en avons trop dit.

La jeune femme secoua la tête.

– Non pas trop. Il fallait que cela fût dit.

Elle se sentait brisée, mais elle fit effort pour imiter la dignité du roi. Se relevant elle alla devant la glace, remit en ordre sa chevelure et ses vêtements. Il y avait un grand vide en elle. Leurs pas, sous le péristyle de marbre rose, résonnèrent côte à côte, et pourtant étrangers, séparés à jamais !

Загрузка...