Chapitre 18

Elle recommença à tambouriner de plus belle, jusqu'à ce que le judas se rouvrît de nouveau.

– Je vous répète qu'il n'y a pas de Mme Scarron ici, cria la servante.

– Si fait. Dites-lui que je viens de la part du roi.

La main sur la grille marqua une hésitation. Puis après un long moment, il y eut un bruit de chaînes et de verrous tirés et la porte s'entrebâilla. Elle se faufila à l'intérieur. Françoise Scarron, au sommet de l'escalier, penchait un visage anxieux.

– Angélique, par grâce, que se passe-t-il ?

– Vous n'avez pas l'air très heureuse de me voir ! Pourtant je me suis donné un mal fou pour vous joindre. Comment allez-vous ?

Elle monta avec enjouement et embrassa son amie. Mais celle-ci demeurait sur la défensive.

– Le roi vous envoie ? Pourquoi vous ? Y a-t-il quelque chose de changé dans les dernières instructions ?

– Je ne pense pas, répondit Angélique à tout hasard. Mais vous me recevez bien étrangement. Vous m'en voulez peut-être de vous avoir négligée si longtemps ? Nous allons nous expliquer. Entrons là.

– Non, non s'écria vivement Mme Scarron en s'interposant, les bras étendus, devant la porte de la chambre où Angélique voulait pénétrer, non, parlez d'abord.

– Nous n'allons pas rester perchées sur cet escalier, Françoise. Que vous arrive-t-il ? Je ne vous reconnais plus. Si vous avez des ennuis ne croyez-vous pas que je puisse les partager ?

Mme Scarron ne voulait rien entendre.

– Que vous a dit exactement le roi ?

– Le roi n'y est pour rien, Françoise, je vous le confesse. Je voulais vous voir et son nom m'a servi de Sésame.

Mme Scarron se voila la face à deux mains.

– Mon Dieu, c'est épouvantable ! Et vous avez pénétré ici ! Je suis perdue...

S'apercevant que les domestiques dans le vestibule levaient des regards curieux, elle finit par pousser Angélique dans le petit salon.

– Eh bien, entrez ! Au point où nous en sommes...

La première chose qu'aperçut la visiteuse fut, près de la fenêtre, un berceau qui semblait habité. Elle s'approcha et découvrit un poupon de quelques mois qui lui fit un aimable sourire.

– Voilà donc votre secret, ma pauvre Françoise ! Il est charmant et vous avez bien tort de vous mettre martel en tête pour moi : vous pouvez compter sur ma discrétion. Ainsi donc la vertu intransigeante de la jeune veuve avait fini par succomber... Elle, qui avait bâti toute la réussite de sa vie sur la réputation, devait être fort mortifiée.

– Vous avez dû passer des jours pénibles. Pourquoi ne pas vous être confiée à vos amies ? Nous vous aurions aidée.

Françoise Scarron secouait la tête avec un pâle sourire.

– Non, Angélique. Ce n'est pas du tout ce que vous imaginez. Regardez bien cet enfant. Vous comprendrez.

Le bébé fixait sur elle des prunelles d'un bleu de saphir qui, en effet, lui paraissaient familières. « Des yeux bleus comme la mer », songea-t-elle. Brusquement elle avait compris. Elle avait devant elle le fils de Mme de Montespan et du roi.

– Oui, c'est bien cela, fit Mme Scarron avec un hochement de tête. Voyez quelle situation est la mienne ! Si ce n'était pas le roi lui-même qui me l'avait demandé, jamais je n'aurais accepté. Je dois m'occuper de cet enfant dans le secret et qu'au grand jamais on ne soupçonne son existence. Légalement, le marquis de Montespan pourrait le réclamer. Il en serait bien capable. Vous voyez le scandale ! Enfin je ne vis plus...

Elle attira Angélique sur un canapé. La première contrariété passée, elle éprouvait au fond un soulagement à pouvoir parler un peu. Elle expliqua comment Louvois l'avait recommandée au roi lorsque, au moment de la naissance du bâtard royal, la question s'était posée de lui trouver une gouvernante aussi capable que discrète. Aux termes de la loi, le roi et Mme de Montespan étant mariés tous deux, l'enfant de cette dernière appartenait au mari. Tel qu'on connaissait Pardaillan, on pouvait tout craindre. Il s'agissait non seulement d'élever cet innocent, mais de le dissimuler et de le garder avec le plus grand soin. Un dévouement total, intelligent, sagace, inaltérable, était requis pour cette lourde tâche. Mme Scarron, pressentie, avait accepté.

– Le roi était un peu réticent à mon égard. Je crois qu'il ne m'aime pas beaucoup, il m'a trop vue. Mais M. de Louvois et Athénaïs ont beaucoup insisté. Athénaïs et moi sommes liées depuis si longtemps. Elle sait tout ce qu'elle peut attendre de ma part, et, après avoir obtenu beaucoup d'elle, j'aurais été ingrate de me dérober. Depuis je vis plus retirée du monde que si j'avais pris le voile. Si encore j'y trouvais la paix ! Mais je dois m'occuper de la maison ici, surveiller la nourrice, la berceuse, les domestiques, qui ignorent qui je suis et qui est l'enfant. Et continuer cependant à paraître, à me montrer, à vivre chez moi pour qu'on ne soupçonne rien de ma nouvelle situation. J'entre par une porte, je sors par l'autre à la dérobée, et lorsque je vais voir mes amies je prends la précaution de me faire saigner afin de ne pas rougir en répondant par des mensonges aux questions qu'on me pose. Que le Seigneur me pardonne ! Mentir ! Ce n'est pas le moindre des sacrifices que le service du roi me réclame.

Elle parlait avec l'habituel humour dont elle avait su toujours alléger ses plaintes. Angélique pensa qu'au fond, elle devait être enchantée de son importance. La place, malgré les difficultés, était enviable, et lui donnait un rôle de tout premier plan dans la vie du roi. L'enfant ayant poussé un petit cri Françoise Scarron se leva pour aller le regarder. Elle lissa les couvertures et l'oreiller avec ces gestes précis de ménagère qu'elle apportait à toutes choses. Comme beaucoup de femmes qui ont vécu seules et loin du monde enfantin ses sentiments vis-à-vis de son pupille restaient pondérés. Elle n'était pas portée à s'attendrir sur le charme du bébé et laissait ces niaiseries à la nourrice. Mais l'on pouvait augurer qu'il recevrait d'elle tous les soins nécessaires à l'épanouissement de son corps, de son esprit et de son âme. C'était la gouvernante parfaite.

– Sa santé laisse à désirer, expliqua-t-elle à Angélique. Voyez, il est né avec un pied légèrement contrefait. On craint que plus tard il ne soit boiteux. J'en ai parlé au médecin du roi qui, lui aussi, est dans le secret. Il pense que les eaux de Barèges pourraient prévenir cette difformité et à l'été je dois l'y conduire. Vous voyez que ma tâche ne me laisse pas un instant. Sans compter qu'elle n'est pas près de s'alléger, au contraire. J'aurai bientôt deux responsabilités à assumer plutôt qu'une.

– Les bruits sur une nouvelle grossesse de Mme de Montespan sont donc fondés ?

– Hélas !

– Pourquoi hélas ?

– Athénaïs me l'a confirmé avec désespoir.

– Elle devrait plutôt se réjouir. N'est-ce pas une nouvelle preuve éclatante de sa faveur auprès du roi ?

– Hélas ! répéta Mme Scarron en regardant Angélique, qui détourna les yeux.

Françoise baissa les siens. Il y eut un silence.

– Elle est dans un état affreux, reprit la jeune veuve. Elle vient ici à tout propos, non pour voir son fils, mais pour se confier à moi et déverser sa colère. À Versailles elle est obligée de faire bonne contenance. Ce n'est un secret pour personne que le roi aime ailleurs.

Elle la regarda de nouveau en face.

– ...Qu'il vous aime, Angélique.

Angélique feignit l'indifférence.

– Ce n'est un secret pour personne que le roi m'a fait arrêter et emprisonner. Belle preuve d'amour vraiment !

Mme Scarron hocha la tête. Il ne lui aurait pas déplu d'en savoir davantage. Mais, à cet instant, on entendit grincer les essieux d'un carrosse au-dehors. Des coups impatients furent frappés à la porte et peu après la voix impétueuse d'Athénaïs retentit dans le vestibule. Très pâle, Françoise voulait dissimuler Angélique dans une penderie. Mais cette dernière protesta. La maison était exiguë et manquait de recoins.

– Ne soyons pas ridicules. Que redoutez-vous ? Je vais m'expliquer avec elle. Aussi bien il n'y a jamais eu d'hostilité déclarée entre nous.

Elle s'effaça un peu. Mme de Montespan entrait, toutes voiles dehors. Avec violence elle jeta devant elle sur un guéridon son éventail, son réticule, une boîte de pastilles, ses gants et jusqu'à sa montre.

– C'en est trop, dit-elle : Je viens d'apprendre qu'il l'a rencontrée l'autre jour dans la grotte de Thétis...

Elle se retourna et aperçut Angélique. Sans doute l'image de sa rivale était-elle gravée bien nettement dans son esprit car, pendant quelques secondes, on vit qu'elle se croyait victime dune hallucination. Angélique en profita pour prendre l'offensive.

– J'ai mille excuses à vous faire, Athénaïs. J'ignorais, en entrant dans cette maison, que je forçais votre porte. Je voulais voir Françoise, dont les allées et venues m'intriguaient et je l'ai suivie jusqu'ici.

Mme de Montespan était devenue pourpre. Ses yeux lançaient des éclairs. Elle flambait de rage contenue.

– Croyez-moi, insista Angélique, si j'affirme que Mme Scarron a tout fait pour m'empêcher de pénétrer votre secret. Il est entre bonnes mains. Je suis seule fautive.

– Oh ! je vous crois, s'écria Athénaïs avec un éclat de rire métallique. Françoise n'est pas assez sotte pour commettre sciemment des bévues de ce genre.

Elle se laissa tomber dans un fauteuil et tendit vers la jeune veuve deux pieds chaussés de satin rose.

– Otez-moi cela ! Ils me torturent.

Mme Scarron s'agenouilla devant elle.

– Vous me ferez monter une bassine d'eau de benjoin tiède. Ses yeux revinrent vers l'intruse.

– Quant à vous... on vous connaît, sous vos airs de sainte nitouche. Curieuse comme une concierge, jusqu'à fouiner, espionner partout. Trop commune pour payer un laquais à ces petites besognes. Le métier d'entremetteuse que vous pratiquiez jadis dans votre chocolaterie vous remonte au nez.

Angélique se détourna et marcha vers la porte. Puisque Athénaïs en venait tout de suite aux injures, mieux valait rompre. Elle ne la craignait pas. Mais elle avait une horreur maladive des scènes entre femmes où l'on se lance au visage mille accusations vraies ou fausses qui laissent de venimeuses blessures.

– Restez !

La voix impérative l'arrêta. Il était difficile de résister à un certain ton Mortemart. Angélique elle-même se sentit vassale. Mais elle se redressa. Puisque l'autre voulait croiser le fer, on le croiserait. La situation serait plus nette. Très calme elle attendit, son regard vert impénétrable tombant sur la marquise de Montespan dont Mme Scarron achevait de dérouler les bas de soie. Il y avait une légère nuance de mépris dans les yeux d'Angélique, et dans l'attitude une grâce lointaine détachée de tout, qui n'appartenait qu'à elle. Mme de Montespan de rouge devint blême. Il ne lui servirait de rien, elle le savait, d'abaisser sa rivale. Sa voix s'altéra.

– « L'in-com-pa-rable dignité de Mme du Plessis-Bellière, fit-elle sourdement. Ainsi doivent marcher les reines. Et ce mystère qui l'environne et semble l'isoler parmi nous... ». Voici comment le roi parle de vous. « Avez-vous remarqué, me dit-il, comme elle sourit rarement. Et pourtant elle peut être gaie comme une enfant. Mais la Cour est un endroit triste ! » La Cour est un endroit triste !... Voilà les âneries que vous faites dire au roi. Voilà comment vous l'avez séduit : par votre air absent, vos naïvetés, vos mines dégoûtées. Son mystère, lui ai-je dit un jour, est d'avoir traîné on ne sait où avant son mariage avec du Plessis et d'avoir vendu ses charmes dans des bouges innommables. Savez-vous ce qu'il a fait ? Il m'a giflée.

Elle éclata d'un rire hystérique.

– Il était temps qu'il me giflât. Le lendemain on vous trouvait couchée avec ce bandit asiatique aux longues moustaches. Ah ! j'ai bien ri... Ha ! Ha ! Ha !

Le royal poupard, réveillé en sursaut, se mit à hurler. Mme Scarron alla l'enlever du berceau et le porter à sa nourrice. Quand elle revint Mme de Montespan pleurait à chaudes larmes dans son mouchoir, son rire ayant dégénéré en sanglots.

– Trop tard ! hoqueta-t-elle. Son amour a résisté à ce coup, que je croyais fatal. En vous punissant il se punissait, et je n'ai eu qu'à supporter le contrecoup de son humeur exécrable. À croire que les affaires du royaume ne pouvaient marcher sans vous. « J'aurais voulu demander conseil à Mme du Plessis », disait-il à tous propos. Et c'est cela qui est intolérable de sa part. Il méprise les femmes, ne tient aucun compte de leurs avis... Il est soucieux au plus haut point qu'on ne puisse dire qu'il a fait telle ou telle chose parce qu'une femme le lui avait recommandé. Lorsqu'il m'accorde une faveur, un avancement pour tel ou tel de mes protégés, il m'offre cette satisfaction comme une parure pour me payer de mon titre de maîtresse royale, non parce qu'il croit à mon bon jugement. Tandis qu'ELLE. Elle, il lui a demandé son avis sur des questions politiques... de politique internationale, hurla Mme de Montespan comme si ce dernier adjectif aggravait tout. Il la traite comme un homme.

– Cela devrait vous rassurer, fit Angélique froidement.

– Non. Car vous êtes la seule femme qu'il ait jamais traitée ainsi.

– Sottises ! Madame ne vient-elle pas d'être chargée d'une importante mission diplomatique en Angleterre ?

– Madame est fille de roi, et sœur de Charles II. Et par ailleurs, si le roi l'emploie et lui est reconnaissant de soutenir ses projets, il n'éprouve pour elle que de l'antipathie. Madame s'imagine qu'elle regagnera son amitié, et peut-être son amour, par ce moyen. Elle se trompe grossièrement. Le roi se sert d'elle, mais il la méprise de plus en plus d'être si intelligente. Il n'aime pas l'intelligence chez les femmes.

Mme Scarron intervint, dans le but d'alléger l'atmosphère.

– Quel est donc l'homme qui aime l'intelligence chez les femmes ? soupira-t-elle. Mes très chères, vous vous disputez bien à tort. Le roi, comme tous les hommes, a besoin de variété. Laissez-lui au moins ce travers général. Avec l'une il préfère bavarder, avec l'autre, se taire. Votre place est enviable, Athénaïs. N'en faites pas fi. À vouloir tout avoir on risque de tout perdre, et vous vous réveillerez un beau matin fort surprise que le roi vous délaisse... pour une troisième enjôleuse que vous n'auriez pas prévue.

– C'est vrai, convint Angélique avec enjouement. N'oublions pas, Françoise, que c'est vous que le roi doit épouser un jour. Ainsi l'a prédit la devineresse. Et nous nous trouverons bien sottes, Athénaïs et moi, des mauvaises paroles échangées.

Elle conclut avec calme, en relevant son manteau pour marcher vers l'escalier :

– Tenons-nous-en-là, Madame. Nous avons été amies, naguère.

Athénaïs de Montespan se dressa comme poussée par un ressort. En deux bonds elle fut près d'Angélique et lui saisit les poignets.

– Ne croyez pas que ce que je viens de dire est un aveu de défaite et que je vous laisserai la victoire. Le roi est à moi. Il m'appartient. Vous ne l'aurez jamais ! Je lui arracherai cet amour du cœur. Et si je ne peux y parvenir je vous arracherai, vous, de la vie. Il n'est pas homme à aimer le fantôme d'une morte.

Elle enfonçait ses ongles dans les avant-bras de la jeune femme et sous le choc de cette douleur cuisante Angélique découvrit brutalement la haine. Elle avait vu parfois, autour d'elle, les effets destructeurs de ce sentiment corrosif, mais elle n'avait jamais été haïe à ce point. La détestation qu'elle inspirait à Mme de Montespan l'éclaboussa comme d'une lave brûlante et elle en conçut une honte, une amertume profonde qui se transformèrent en fureur. Dégageant un de ses bras elle gifla à toute volée la maîtresse du roi. Celle-ci hurla. Mme Scarron se jeta entre elles.

– Arrêtez ! dit-elle, vous vous dégradez, mesdames. Souvenez-vous que nous sommes de la même province. Nous sommes toutes trois poitevines.

Sa voix avait une autorité surprenante. Elle les dominait par sa gravité, sa sagesse et ses prunelles noires et sereines. Angélique ne sut jamais pourquoi cette allusion au lieu de leur terre natale dégonfla sa colère d'un seul coup. Elle s'écarta et tremblant d'énervement dévala l'escalier. Les griffes de la furie avaient laissé dans sa chair de profondes empreintes violettes où commençaient à perler des gouttes de sang. Elle s'arrêta dans le vestibule pour les tamponner. Mme Scarron la rejoignit, trop diplomate pour laisser ainsi filer celle qui peut-être demain serait la nouvelle favorite de Versailles.

– Angélique, elle vous hait ! murmura-t-elle. Prenez bien garde à vous. Et sachez que je vous suis acquise.

– Une folle, se répéta Angélique, pour se calmer.

Mais c'était pire. Elle savait bien qu'il ne s'agissait pas d'une folle, mais d'une femme très lucide, capable de tout et qui la haïssait. Or, elle n'avait jamais été haïe. Par Philippe peut-être, en de courts instants où il luttait contre l'attirance qu'elle lui inspirait, mais ce n'était pas de cette haine étouffante, multipliée, qui l'environnait comme de fleurs vénéneuses. Et dans le vent qui remuait les tertres sablonneux de Vaugirard il lui semblait entendre la voix triste du page :

La reine a fait faire un bouquet


De belles fleurs de lises


Et la senteur de ce bouquet


À fait mourir marquise...

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