Chapitre 23
Le roi n'était pas encore sorti de la messe lorsque Angélique se mêla à la foule des courtisans qui attendaient les souverains dans le salon de Mercure à Versailles où ceux-ci étaient arrivés la veille. Dans les changements de résidence entre Saint-Germain et Versailles, Angélique espérait bien que son absence serait passée inaperçue. Elle se trouvait là à une heure très convenable, et rien ne se lisait sur son visage soigneusement fardé, des fatigues et des angoisses de la nuit. Elle commençait à acquérir la résistance incroyable des mondaines qui s'apparente à celle des comédiennes, en leur permettant de « passer dans une autre peau » sans effort et qui, d'une femme brisée par une nuit blanche et quatre heures de carrosse, fait une dame au teint lisse, aux yeux à peine cernés, au sourire éclatant. Elle salua à droite et à gauche, s'informa des uns et des autres. On s'entretenait encore beaucoup des merveilles du voyage en Flandre au cours duquel Madame était passée en Angleterre rendre visite à son frère Charles II. Certaines bonnes langues s'étonnaient qu'Angélique n'y eût pas pris part. On disait aussi que Madame serait bientôt de retour et que ses négociations étaient en bonne voie. La ravissante et plantureuse Bretonne Mlle de Kerouaille, que la princesse avait emportée dans ses bagages, n'avait pas été le moindre des moyens politiques destinés à convaincre le jeune Charles II de se défaire de la triple alliance et de tendre une main amicale à son beau-frère Louis XIV. On riait un peu en rappelant que si Mlle de Kerouaille avait de beaux traits son embonpoint eût pu déplaire à certains. Mais Madame connaissait bien les goûts du monarque anglais qui, paraît-il, ne se piquait pas de délicatesse et préférait la substance au sentiment. Des officiers de la Bouche du roi passèrent, apportant dans quatre marmites de vermeil quatre compotiers de confitures sèches et trois de fruits, ce qu'on appelait « le petit en-cas de chasse du roi ».
Angélique entendit l'un d'eux s'étonner de l'absence de M. Duchesne, le premier contrôleur du Gobelet.
Elle s'écarta des groupes et vint s'appuyer à l'une des fenêtres de la grande galerie. Il faisait beau. Des parterres montait le bruit des mille râteaux maniés par les jardiniers, et elle se souvint de ce premier matin où elle avait vu, aux côtés de Barcarole, le jour se lever sur Versailles, où chacun est plus seul et menacé qu'en aucun lieu de la terre !
Elle redressa la tête et d'un pas assuré traversa la grande galerie pour gagner l'aile du Midi. Après avoir ouvert plusieurs portes elle pénétra dans un appartement dont la vue donnait sur les parterres.
Mme de Montespan était à sa coiffeuse, dans son salon de toilette, parmi le ravissant décor qu'Angélique avait vu s'élaborer sous les doigts de son frère Gontran, le peintre. Les suivantes s'empressaient autour d'elle en caquetant. Elles firent silence à la vue d'Angélique.
– Ma chère Athénaïs, bonjour, dit celle-ci avec enjouement.
La favorite se retourna d'une seule pièce sur son tabouret de soie broché.
– Oh ! oui, dit-elle, que vous prend-il, ma chère ?
Il y avait un certain temps qu'elles avaient dépassé toutes deux le stade de la paix armée. Ni l'une ni l'autre ne se donnaient plus la peine de feindre, même en public. L'œil bleu d'Athénaïs de Montespan traversa sa rivale. À coup sûr l'amabilité subite de celle-ci cachait quelque chose d'inusité.
Angélique s'assit en faisant bouffer ses jupes sur un petit sofa de la même soie que celle du tabouret et de la liseuse. Les meubles étaient charmants, mais elle se dit que leurs bouquets bleus étaient mal assortis aux grands roseaux d'or vert qui couvraient les murs. Il faudrait changer cela.
– J'ai pour vous des nouvelles intéressantes.
– Vraiment ?
Mlle Desœillet pâlissait. Le grand peigne d'écaillé serti de perles qu'elle tenait commençait à trembler au-dessus de la chevelure blonde de sa maîtresse. Les autres jeunes filles jetaient des regards curieux. Mme de Montespan se retourna vers son miroir.
– Nous vous écoutons, fit-elle sèchement.
– C'est de trop. Il suffirait que vous m'écoutiez, vous.
– Vous voulez que j'éloigne mes dames ? C'est impossible.
– Peut-être, mais c'est préférable.
Mme de Montespan se retourna vivement. Elle dut voir sur le visage d'Angélique quelque chose qu'elle n'aurait jamais soupçonné y trouver, car sa voix marqua une hésitation.
– Je ne suis ni fardée ni coiffée, et le roi va m'attendre pour la promenade dans les jardins.
– Qu'à cela ne tienne ! Je peux continuer à vous coiffer et pendant ce temps-là vous mettrez votre poudre, dit Angélique en se levant.
Elle s'avança obligeamment derrière Mme de Montespan et prit d'une main habile la lourde chevelure couleur de blé mûr.
– Je vais vous composer la dernière création de Binet, elle vous ira certainement à merveille. Donnez-moi cela, petite, dit-elle en prenant avec un sourire suave le peigne des mains de Mlle Desœillet, médusée.
Athénaïs congédiait son monde.
– Allez, Mesdames !
Angélique, avec des gestes lents, étala la cape soyeuse de la chevelure au parfum subtil, y passa le peigne pour la séparer en deux, puis d'une main sûre, tordit une tresse épaisse, coulée dans l'or pur et la ramena vers le sommet de la tête. Quelle merveille ! Ses propres cheveux paraissaient brunis près de cette chevelure. Lucifer, en son temps céleste, devait en posséder de semblables.
– Passez-moi deux épingles, je vous prie.
Mme de Montespan, dans le miroir, observait sa rivale, toujours plus belle et d'une beauté dangereuse parce que plus originale que la sienne.
Son teint uni, sans fragilité, la mettait à l'abri des petits ennuis qui accablent les carnations de lys et de rose : boutons, rougeurs. Elle avait toujours l'air d'être poudrée et la clarté de son petit nez parfait résistait à la générosité des bons vins et à la chaleur des ragoûts. Ce teint, qui eût pu la déparer, faisait sa force et était créé pour ses yeux verts, comme l'or est créé pour sertir les pierres précieuses. Ses cheveux, qu'elle eût pu trouver moins blonds, se rachetaient par des ondulations spontanées, des nuances riches et vivantes de pelage animal.
« Aucun homme ne peut regarder ses cheveux sans avoir envie de les caresser », se dit Athénaïs, bourrelée de jalousie.
Dans le miroir, Angélique accrocha le regard bleu de son ennemie. Sans la quitter des yeux elle se pencha et dit à mi-voix :
– M. Duchesne, premier officier du gobelet de la Bouche du roi, est mort cette nuit, assassiné.
Elle admira que Mme de Montespan tressaillît à peine et sût conserver son expression insolente et tranquille.
– Tiens ! Personne ne m'avait encore porté la nouvelle.
– Personne ne la sait encore. Moi seule la connais. Cela vous intéresse-t-il d'entendre comment la chose s'est passée ?
De ses doigts écartés elle divisait les mèches évanescentes et lumineuses et les prenant une à une les roulait sur un bâton d'ivoire.
– Il sortait de chez la devineresse Mauvoisin à laquelle il avait porté un message et de laquelle il avait reçu en échange un petit sachet, un petit flacon... Cela personne ne le saura jamais... à moins que vous n'y teniez absolument... Faites attention, ma chère, vous mettez votre rouge de travers.
– Petite garce ! dit Montespan, les dents serrées. Petite p... ! Petite ordure !... Vous avez osé... Vous avez osé aller jusque-là !
– Et vous ?
D'un geste vif Angélique jeta le peigne et le bâtonnet sur la coiffeuse. Ses mains se crispèrent sur les épaules blanches et rondes, un peu charnues, que le roi aimait baiser et elle y enfonça ses ongles sous l'effet d'une colère terrible.
– Et vous, que n'avez-vous point osé ! Vous avez voulu tuer mon fils...
Haletantes toutes deux elles s'affrontèrent dans le reflet du miroir de Venise...
– Vous avez voulu me faire périr de façon atroce et ignominieuse !... Vous avez appelé sur moi les maléfices du démon ! Mais le démon se retourne contre vous. Écoutez bien. Duchesne est mort. Il ne parlera plus. Personne ne saura jamais chez qui il allait cette nuit, ce qu'il y cherchait et de qui était la lettre qu'il a remise à la Voisin.
Mme de Montespan s'amollit subitement.
– La lettre, fit-elle d'une voix changée, la lettre, il l'a brûlée ?...
– Non !
Elle récita à mi-voix :
– « La personne est toujours bien vivante et le roi s'attache chaque jour un peu plus à elle. Vos promesses ne valent pas l'argent que je vous ai déjà versé... Plus de 1 000 écus à ce jour pour des médecines qui ne donnent ni l'amour ni la mort... »
Athénaïs devint blême. Mais elle réagit avec l'impitoyable ressort qui la dirigeait et se dégagea fièrement des griffes d'Angélique.
– Laissez-moi, furie !... Vous me massacrez.
Angélique reprit le peigne. Mme de Montespan, ayant attrapé une houppette, poudrait à grands nuages son décolleté meurtri.
– Que faut-il que je fasse pour que vous me rendiez cette lettre ?
– Je ne vous la rendrai jamais, dit Angélique. Vous me croyez donc la dernière des sottes ? Cette lettre et les quelques babioles dont je vous ai parlé sont entre les mains d'un haut magistrat. Vous me pardonnerez de ne pas vous dire son nom. Mais sachez qu'il a souvent l'occasion d'approcher le roi... Voulez-vous avoir l'obligeance de me passer vos épingles à tête de perles, que je fixe votre chignon ?
Mme de Montespan les lui passa.
– Le jour de ma mort, reprit Angélique, à peine la triste nouvelle de la fin subite et inexpliquée de Mme du Plessis-Bellière sera-t-elle parvenue aux oreilles de ce magistrat qu'il se rendra chez le roi et qu'il lui remettra les objets et cette lettre dont je lui ai fait dépôt. Je ne doute pas que Sa Majesté n'y reconnaisse votre écriture et votre brillante orthographe...
La favorite ne cherchait plus à feindre. Elle étouffait, la poitrine soulevée de hoquets spasmodiques. Ses mains fébriles ouvraient des pots et des flacons, étalaient des pâtes à tort et à travers sur ses tempes, ses joues et ses paupières.
– Et si votre chantage ne m'atteignait pas, s'écria-t-elle tout à coup, si je préférais tout risquer mais vous voir... morte !
Elle se dressa, crachant des flammes de haine, les poings serrés.
– Morte, répéta-t-elle. C'est la seule chose qui compte pour moi. Vous voir morte ! Car vous vivante, vous me prendrez le roi. Je le sais. Ou bien c'est le roi qui vous prendra. Cela revient au même. Il vous veut férocement. Vos manœuvres de coquette qui se refuse lui travaillent le sang, lui font perdre la tête. Je ne compte plus. Bientôt il me détestera car c'est vous qu'il voudrait voir à ma place, ici, dans cet appartement qu'il a fait installer pour moi. Puisque ma disgrâce est certaine que vous soyez morte ou vivante... alors, au moins, que vous mouriez, que vous mouriez !...
Angélique demeurait impassible devant ce déchaînement.
– Entre une disgrâce passagère, et dont le roi aurait quelque remords à votre égard, et qui vous laisserait – qui sait ? – l'espoir de le reconquérir, et l'horreur que vous lui inspireriez s'il était au courant de vos crimes, l'exil ou l'emprisonnement qu'il vous infligerait pour la fin de vos jours, il y a une différence entre laquelle je ne doute pas qu'une Mortemart sache faire le bon choix.
Athénaïs se tordit les mains. L'étalage de sa rage et de son impuissance atteignait dans son débordement à une certaine naïveté.
– L'espoir de le reconquérir, répéta-t-elle. Non. Si vous le tenez sous votre emprise ce sera pour la vie. Je le sais. Vous ne le connaissez pas comme je le connais. J'étais toute-puissante sur ses sens. Mais vous, vous êtes toute-puissante sur son cœur. Et c'est quelque chose, croyez-moi, que d'être toute-puissante sur le cœur d'un homme qui n'en a pour ainsi dire point.
Elle regarda sa rivale comme si elle la voyait pour la première fois et apercevait à travers sa beauté dangereuse et sereine une arme inconnue qu'elle n'avait pas soupçonnée. Et cette orgueilleuse eut un mot étonnant :
– Je ne suis pas de force.
Angélique haussa froidement les épaules.
– Ne jouez pas les victimes, Athénaïs. Cela ne vous sied point. Rasseyez-vous plutôt, que je termine votre coiffure.
Mme de Montespan bondit derechef, telle une chatte en colère.
– Ne me touchez pas. Vous me faites horreur.
– Vous avez tort. La coiffure vous va fort bien mais il serait dommage de la laisser en boucles d'un côté, en mèches de l'autre.
Comme à une servante, Athénaïs, à bout de nerfs, lui jeta le peigne.
– Terminez ! Et dépêchez-vous.
Angélique tourna sur son doigt une longue boucle d'or qu'elle fit descendre d'un mouvement souple le long du cou pour reposer sur la gorge nacrée, à l'échancrure du corsage. Elle regardait dans la glace l'effet de ce mouvement et rencontra les yeux chargés d'orage de son ennemie. Matée ! Mais pour combien de temps ?
– Laissez-moi le roi, dit brusquement Athénaïs d'une voix sourde, laissez-moi le roi. Vous ne l'aimez pas.
– Et vous ?
– Moi ? Il m'appartient. J'étais créée pour être reine.
Angélique roula encore deux boucles, et ramena sur la tempe une mèche légère plus blonde que les autres, pareille à un copeau de soie pâle. Binet n'aurait pas mieux fait.
– Ma chère Athénaïs, dit-elle enfin, c'est en vain que vous ferez appel à mes bons sentiments. Je n'en ai point pour vous. Je vous ai posé le marché. Ou vous me laissez en paix ; vous cessez de vouloir attenter à mes jours et vous pouvez compter sur ma discrétion en ce qui concerne vos relations avec devineresse et démons. Ou bien vous me poursuivez de votre vindicte et vous déclenchez vous-même les foudres qui doivent vous anéantir. Ne pensez pas non plus que vous pourrez tourner la question en cherchant à me nuire d'autre façon, en sapant ma réputation, en ruinant mon crédit, en soulevant autour de moi les mille obstacles d'une petite guerre sournoise qui me rendrait la vie intolérable. Je saurai toujours d'où viennent les mauvais coups, et croyez que je n'attendrai pas d'être morte pour me débarrasser de vous... Le roi m'aime, dites-vous ? Méditez sur sa colère lorsqu'il apprendra que vous avez essayé de me faire mourir. Le haut magistrat possesseur de mes secrets a lui-même examiné la chemise que vous aviez fait préparer à mon intention. Il se portera témoin devant le roi des torts qu'on a voulu me causer. Encore un conseil, ma chère. Vous êtes coiffée à merveille mais fardée en dépit du bon sens. C'est un désastre. À votre place, je recommencerais.
Sur sa sortie, les demoiselles de compagnie entrèrent, anxieuses, et entourèrent avec précaution leur maîtresse à sa coiffeuse.
– Madame, vous pleurez !
– Eh oui, sottes ! Vous ne voyez donc pas comme je suis fardée ?
Ravalant des sanglots Mme de Montespan contempla dans le miroir son visage tacheté de rouge, de blanc et de noir que des larmes délayaient. Un profond soupir lui échappa.
– Elle a raison, la garce, murmura-t-elle. C'est un désastre. Tout est à recommencer.
*****
À la promenade du roi, l'expression nouvelle qu'il y avait sur les traits de Mme du Plessis-Bellière n'échappa à personne. Une clarté émanait d'elle, et dans la façon dont elle redressait la tête on sentait une force presque intimidante. L'impression qu'avait tout à l'heure éprouvée Mme de Montespan se communiqua à tous. On avait été dupé. Cette petite marquise, belle certes, avait plusieurs masques de rechange. Il fallait se rendre à l'évidence et tout craindre. Ceux qui avaient cru facile de se ménager ses bonnes grâces comprirent que ce ne serait pas une La Vallière.
Ceux qui misaient sur l'abattage de Mme de Montespan pour écarter « la provinciale » sentirent leur foi chanceler devant le regard hautain qu'elle leur dédia, et le sourire qu'elle eut pour le roi. L'attitude de celui-ci acheva la déroute. Il ne cherchait même plus à feindre. Il n'avait d'yeux que pour elle.
Mme de Montespan était absente. Personne ne s'en formalisa et l'on trouva tout naturel de voir Angélique descendre au côté du roi l'allée de Minerve jusqu'au bosquet de la colonnade et, après avoir franchi les portiques de marbre blanc, remonter vers le château, en admirant les merveilles de l'allée d'Eau.
Au retour, le roi fit appeler la jeune femme dans son cabinet de travail : il en usait parfois ainsi lorsqu'il avait besoin de son avis pour la question commerciale qu'il était en train de traiter avec ses ministres. Mais cette fois elle vit que le bureau était vide, et dès que la porte se fut refermée il vint à elle et la prit dans ses bras.
– Belle, dit-il, je n'en peux plus ! Quand donc ferez-vous cesser mon supplice ? Vous m'avez subjugué ce matin, envoûté. Je ne voyais plus que vous. Vous étiez pour moi comme le soleil, l'astre que je ne pouvais atteindre, l'eau fraîche vers laquelle je ne peux me pencher. Vous êtes là. Vous m'environnez de votre éclat, de votre parfum, et je ne peux poser la main sur vous. Pourquoi ? Pourquoi tant de cruauté ?
Il l'étreignait, brûlant d'un désir qu'il ne parvenait plus à maîtriser et qui se transformait en colère.
– Ne croyez pas que vous pourrez jouer ainsi longtemps de moi. Il faudra bien que vous finissiez par me céder. Je vous contraindrai s'il le faut. Croyez-vous que ma force ne pourrait avoir raison de vous ?
Elle sentait ses muscles de chasseur la broyer, l'amenuiser contre un torse à la dureté de pierre.
– Vous feriez de moi votre ennemie.
– Je n'en suis pas si sûr. J'ai eu tort de croire que votre cœur s'éveillerait pour moi si je me montrais patient. Vous n'êtes pas une sentimentale. Vous demandez à connaître votre maître avant de vous attacher à lui. C'est parce qu'il vous a faite sienne que vous lui devenez dévouée. C'est quand j'aurai pénétré votre chair que je pénétrerai votre cœur.
Il dit à voix basse, comme une plainte :
– Ah ! les secrets de votre corps me tourmentent.
Angélique trembla. Des pieds à la tête elle sentit le langoureux vertige la saisir. « Moi aussi je n'en peux plus », se dit-elle, s'abandonnant à une sorte d'épuisement.
– Quand vous serez à moi, disait le roi, quand je vous aurai prise de gré ou de force, je sais que vous ne me quitterez plus car vous et moi nous sommes faits pour être accouplés et régner sur le monde comme Adam et Ève eux-mêmes.
– Mme de Montespan exprime quelque certitude de ce genre, fit remarquer Angélique avec un pâle sourire.
– Mme de Montespan ! Que va-t-elle s'imaginer ? Qu'elle a barre sur moi ? Croit-elle que je suis aveugle ? Que j'ignore son mauvais cœur, ses intrigues de concierge, son orgueil démesuré et lassant. Je la prends pour ce qu'elle est : belle... et amusante à l'occasion. Est-ce sa présence qui vous fait peur ? Sachez que je balaierai devant vous ceux qui vous sont indésirables. Si vous me demandez aujourd'hui d'écarter Mme de Montespan, demain elle aura quitté le palais.
Angélique feignit de prendre la chose en riant.
– Sire, cet excès même de pouvoir m'effarouche.
– Vous n'avez pas à le craindre. Je vous remets mon sceptre. Je sais qu'il est en dignes mains. Voyez, vous avez encore réussi à détourner le cours de ma violence et de nouveau je me confie à votre sagesse pour choisir le jour et l'heure où vous me ferez grâce. Je laisserai au temps le soin de calmer vos appréhensions à mon égard. Pourtant ne croyez-vous pas que nous pourrions nous entendre tous les deux ?
Sa voix maintenant était humble, tandis qu'il tenait ses deux mains dans les siennes.
– Oui je le crois, Sire.
– Alors un jour, ma beauté, vous me laisserez vous emmener vers Cythère, l'île des amours... Un jour... promettez-le-moi.
Vaincue sous ses baisers, elle dit dans un souffle :
– Je promets.
Un jour elle s'agenouillerait devant lui et lui dirait « Me voici... » Et elle poserait son front sur ses deux mains royales. Elle savait qu'elle s'avançait vers cet instant de façon inéluctable, et maintenant qu'elle avait écarté les dangers qui menaçaient sa vie, cette attente de l'amour pesait sur elle et l'emplissait tour à tour d'effroi et de triomphe. Serait-ce demain ? Serait-ce plus tard ? D'elle dépendait la réponse, et pourtant elle attendait, comme pour laisser le choix au destin.
Et le destin se prononça. Un événement affreux, qui endeuillait la Cour de France et atterrait le monde, devait hâter la reddition d'Angélique. Elle venait de passer trois jours à Paris pour y traiter des affaires avec M. Colbert, et, s'étant attardée ce soir-là chez le ministre, elle regagnait sa demeure. Devant l'hôtel du Beautreillis la silhouette d'un mendiant clopinait dans l'ombre bleue des nuits de juin sans lune. Elle reconnut Pain-Sec quand il s'approcha de la portière.
– Va à Saint-Cloud ! Va à Saint-Cloud, fit-il de sa voix rauque.
Elle voulut ouvrir la portière mais il la repoussa.
– Va à Saint-Cloud, j'te dis. Y en a des choses qui s'y passent là-bas... J'en viens moi-même avec la carriole du vinaigrier... Y a d'la distraction là-bas, c'te nuit. Vas-y donc...
– Je ne suis pas invitée à Saint-Cloud, mon vieux Pain-Sec.
– Y en a une autre qui n'est pas invitée et qui y est pourtant... C'est la Camarde17... Et même que c'est en son honneur qu'on fait la fête. Vas-y donc voir...
Angélique pensa tout à coup à Florimond et son sang ne fit qu'un tour.
– Que se passe-t-il ? Que sais-tu ?
Mais le vieux vagabond s'éloignait déjà en grommelant.
Angélique, indécise et perdant la tête, cria au cocher de partir pour Saint-Cloud. Le nouveau cocher ayant servi chez la duchesse de Chevreuse possédait beaucoup plus de philosophie que son prédécesseur. Il eut cependant un petit sursaut et fit remarquer que sans escorte traverser les bois à cette heure de la nuit représentait un danger. Sans descendre de voiture elle envoya réveiller trois laquais et le maître d'hôtel Roger. Ceux-ci montèrent à cheval et, bien armés, encadrèrent le carrosse, qui tourna en direction de la porte Saint-Honoré.