Chapitre 16

Versailles était toute lumière. Une journée d'avril, soudainement chaude et printanière, environnait le château de cette buée rose et dorée qui semble particulière aux pays imprégnés d'eaux dormantes.

« Que Versailles est beau ! » se dit Angélique.

Son courage était revenu, ses angoisses mystiques dissipées. Devant Versailles on ne pouvait que croire à la clémence de Dieu et à celle du roi qui avait édifié ces merveilles. Un fait pourtant était certain. M. de Solignac n'avait pas menti en affirmant qu'Angélique était bannie de la Cour jusqu'à nouvel ordre. Bontemps, auquel elle réussit à faire passer un message et qui la rejoignit près de l'étang de Clagny, lui confirma l'ostracisme de la mesure qui la frappait.

– Pendant quelques jours Sa Majesté ne pouvait supporter d'entendre votre nom. On se garde encore de le prononcer devant elle. Vous l'avez gravement offensée, Madame... Si, si... Vous ne pouvez savoir à quel point.

– Je suis désolée, Bontemps. Ne pourrais-je voir le roi ?

– Vous déraisonnez, Madame. Le roi, vous dis-je, ne peut entendre parler de vous.

– Mais s'il me voyait, Bontemps, si vous m'aidiez à le voir, ne croyez-vous pas qu'il vous serait... un tout petit peu reconnaissant ?

Le premier valet de chambre réfléchit en caressant le bout de son nez. Il connaissait l'humeur du maître mieux que son confesseur et savait jusqu'où il pouvait se risquer sans déplaire. Sa décision fut prise.

– Entendu, Madame. Je vais faire de mon mieux pour entraîner Sa Majesté à vous rencontrer en secret. Faites en sorte qu'Elle vous pardonne, et Elle me pardonnera. Il lui conseilla d'aller attendre dans la grotte de Thétis. Ce lieu était désert aujourd'hui, toute la Cour se trouvait du côté du grand canal, où l'on inaugurait une flottille de galiotes miniature.

– Les barques vont s'égailler sur le chemin de Trianon et le roi pourra s'éloigner sans trop attirer l'attention. De plus il peut joindre la grotte de Thétis sans passer par le château. Mais je ne peux dire quand. Soyez patiente, Madame.

– Je le serai. D'ailleurs la grotte est un séjour délicieux et là au moins je ne souffrirai pas de la chaleur. Monsieur Bontemps, je n'oublierai pas le service que vous me rendez aujourd'hui.

Le premier valet de chambre s'inclina. Il l'entendait bien ainsi et espérait jouer la bonne carte. Il n'avait jamais pu souffrir Mme de Montespan.

La grotte de Thétis se trouvait aménagée au nord du château, dans un massif de pierre, et c'était l'une des plus rares curiosités de Versailles. Angélique pénétra par l'une des trois portes grillées où les rayons du soleil étaient reproduits en dorure et surmontaient trois bas-reliefs représentant le char d'Apollon plongeant dans les eaux, car le soleil, à la fin de sa course, va se reposer chez Thétis.

À l'intérieur c'était un palais de rêve. Les piliers de rocaille, les niches garnies de nacre où des tritons soufflaient dans une conque, se réfléchissaient à l'infini dans des miroirs enchâssés de coquillages et créaient des perspectives immenses. Angélique s'assit sur le rebord d'une grande coquille de marbre jaspé. Autour d'elle d'aimables néréides brandissaient leurs chandeliers aquatiques, dont les six branches dorées en figure d'algues marines lançaient des jets d'eau perlée. Un bruissement de bocage formé par le gazouillis de milliers d'oiseaux animait les voûtes embuées de rosée. On regardait avec étonnement les gracieuses petites créatures de perles et de nacre, oiseaux d'un paradis marin, aux plumes argentées et qui semblaient s'ébattre alentour, créant l'illusion de la vie par leurs chants harmonieux. C'était le résultat d'une invention toute nouvelle de Francinet. Les orgues hydrauliques étaient placées de telle sorte qu'un écho de la grotte leur répondait d'un côté à l'autre. La jeune femme s'amusa à les écouter et essaya de se distraire en détaillant les beaux objets qui l'entouraient. Le raffinement de l'art et de la technique atteignait ici la perfection. On comprenait le goût du roi pour ce lieu somptueux et singulier. Dès les beaux jours il aimait y emmener Tes dames pour y entendre des violons. L'année dernière, en août, il y avait offert un beau régal de fruits et de confiture à M. le prince de Toscane. Angélique laissa traîner sa main dans l'eau fluide, aux limpidités de source. Elle évitait de penser. Il était inutile, et peut-être néfaste, de préparer à l'avance des phrases qui manqueraient d'à-propos. Elle comptait sur sa spontanéité. Mais plus les heures s'écoulaient et plus l'anxiété la gagnait. C'était le roi qu'elle devait rencontrer. Et par brusques bouffées la crainte qu'il pouvait inspirer l'enveloppait d'une sorte de voile glacé. Il lui était arrivé parfois, lorsqu'elle regardait le roi si calme, pondéré et affable, d'être saisie par la majesté effrayante qui transparaissait sous ce masque d'un homme ordinaire. Cette sensation la traversait comme un éclair d'une sorte de peur et si à cet instant il lui eût adressé la parole elle eût balbutié, comme tant d'autres que la présence royale semblait frapper de stupeur. Elle se souvenait d'avoir vu sur le front des Flandres un rude sous-officier couvert de gloire et de cicatrices et qui, se trouvant subitement en présence de Louis XIV et de sa suite, était devenu blême et incapable de répondre autre chose que des sons informes aux questions que le roi lui posait pourtant avec douceur.

« Si je me laisse aller à la panique je suis perdue, se dit-elle. Je ne devrais pas avoir peur. La peur appelle la défaite... Mais le roi tient mon sort entre ses mains. »

Elle tressaillit. Elle avait cru entendre derrière elle un pas sur le sol pavé de cailloux ronds en mosaïque. Mais il n'y avait personne. Son regard revint vers l'entrée principale, ouverte sur le couchant et que l'après-midi déclinant, commençait à teinter de rose. Au-dessus du linteau il y avait le chiffre du roi sur un fond de coquillages gris de lin, et ce chiffre était formé de petites coquilles semblables à des perles. La couronne formée au-dessus était ornée de fleurs de lys de nacre entremêlées d'ambre, qui brillait comme de l'or dans la demi-obscurité. Angélique ne pouvait détacher les yeux de ce signe. Lorsqu'elle sentit près d'elle une présence elle hésita à se détourner. Elle le fit lentement et, voyant le roi, elle se dressa puis elle demeura immobile, comme fascinée, oubliant même d'exécuter sa révérence. Le roi était entré par une des petites portes dérobées de la grotte qui donnaient sur les parterres du Nord et qui servaient aux domestiques lors des réceptions chez Thétis. Il portait un habit de taffetas amarante aux broderies simples mais rehaussé par la beauté des dentelles de la cravate et des poignets. Son visage n'augurait rien de bon.

– En bien, Madame, dit-il sèchement, ne craignez-vous pas mon courroux ? N'avez-vous pas compris ce que je vous ai fait signifier par M. de Solignac ? Cherchez-vous un scandale ? Faut-il que je vous fasse remarquer devant témoins que votre présence est indésirable à la Cour ? Savez-vous que ma patience est à bout ? Eh bien, répondez...

À ces questions, envoyées comme des boulets, Angélique répondit :

– Je voulais vous voir, Sire.

Quel homme voyant se lever vers lui, dans la pénombre dorée de la grotte de Thétis, ce regard d'émeraude émouvant et mystérieux, eût pu résister à son charme ? Le roi n'était pas d'une complexion à demeurer insensible. Il vit que l'émotion de la jeune femme n'était pas feinte et qu'elle tremblait de tous ses membres.

Son masque sévère craqua tout à coup.

– Pourquoi... oh ! pourquoi avez-vous fait cela ? s'écria-t-il presque douloureusement. Cette trahison indigne...

– Sire, un proscrit me demandait asile. Laissez aux femmes le droit d'agir selon leur cœur et non selon des principes politiques inhumains. Quel que fût le crime de cet étranger, c'était un malheureux qui mourait de faim.

– Il s'agit bien de politique. Vous pouviez l'accueillir, le nourrir, l'aider à fuir, que m'importe ! Mais vous en avez fait votre amant. Vous vous êtes conduite comme une prostituée.

– Vos termes sont durs, Sire. Je me souviens que Votre Majesté s'était montrée jadis plus indulgente à mon égard, lorsque à Fontainebleau M. de Lauzun avait été l'occasion d'un pénible incident entre mon mari et lui et j'étais alors plus coupable qu'aujourd'hui.

– Mon cœur a fait du chemin depuis, dit le roi.

Il baissa la tête comme accablé.

– Je ne veux pas... Je ne veux pas que vous donniez à d'autres ce que vous me refusez.

Il se mit à marcher de long en large, touchant machinalement du doigt les oiseaux nacrés, les tritons aux joues rondes. Avec des mots simples d'homme jaloux il avouait son amertume, sa déception, son échec, et ce souverain si secret se laissait aller à dévoiler ses plans.

– J'ai voulu patienter. J'ai voulu vous piquer dans votre vanité, votre ambition. J'espérais que vous apprendriez à me mieux connaître, que votre cœur finirait par s'émouvoir... que sais-je ? J'ai cherché le chemin qui pourrait vous faire mienne et voyant que la hâte vous déplaisait j'ai voulu laisser faire le temps. Voici des années, oui, cela va faire des années bientôt que je vous convoite. Depuis le premier jour où je vous ai vue comme la déesse du printemps. Et vous aviez déjà votre insolence superbe, votre négligence des disciplines mondaines... Vous arriviez, vous vous présentiez devant le roi ainsi sans invitation... Ah ! que vous étiez belle et audacieuse ! J'ai su que vous alliez être à moi, que je vous désirerais follement, et la conquête me semblait facile. Mais par quelle manœuvre m'avez-vous repoussé ? Je l'ignore. Je me vois là dépouillé de tout. Vos baisers n'étaient ni des promesses ni des aveux. Vos confidences, vos sourires, vos graves paroles tendaient des pièges où j'étais le seul à tomber. J'ai souffert des tourments cruels de ne pouvoir vous serrer dans mes bras, de n'oser le faire de peur de vous éloigner plus encore... À quoi bon tant de patience, tant de soins ! Voyez aujourd'hui dans quel mépris vous me tenez encore, tandis que vous allez vous donner à un misérable sauvage des Carpates. Comment pourrais-je vous pardonner cela ?... Pourquoi tremblez-vous ainsi ? Avez-vous froid ?

– Non. J'ai peur.

– De moi ?

– De votre puissance, Sire.

– Votre effroi me blesse.

Il s'approcha d'elle et posa ses mains avec douceur autour de sa taille.

– Ne me craignez point, oh ! Je vous en prie, Angélique. De vous, seule cette crainte m'est pénible. Je voudrais qu'il ne vous vienne de moi que joie, bonheur, plaisir. Que ne vous donnerais-je pas pour vous voir sourire ? Je cherche en vain ce qui pourrait vous combler. Ne tremblez pas, mon amour. Je ne vous ferai pas de mal. Je ne peux pas. Ce mois qui vient de s'écouler a été un enfer. Partout je vous cherchais des yeux. Et sans cesse je vous imaginais dans les bras de ce Rakoczi. Ah ! j'aurais voulu le tuer.

– Qu'avez-vous fait de lui, Sire ?

– C'est son sort qui vous inquiète, n'est-ce pas ? ricana-t-il. C'est pour lui que vous avez eu le courage de vous présenter devant moi ? Eh bien, rassurez-vous, votre Rakoczi n'est même pas en prison. Et voyez comme vous me jugiez mal, car je l'ai comblé de bienfaits. Je lui ai accordé tout ce qu'il cherchait à obtenir de moi depuis longtemps. Il est reparti en Hongrie couvert d'or, pour y semer le désordre puisque ça l'amuse de créer la discorde entre l'empereur d'Allemagne, le roi de Hongrie et les Ukrainiens. Cela arrangeait mes plans, car je n'ai guère besoin d'une coalition en Europe Centrale pour le moment. Tout est donc pour le mieux.

De la dernière phrase Angélique n'avait retenu qu'un mot : il est retourné en Hongrie. Elle en éprouva un choc. Elle ne savait pas si son attachement pour Rakoczi était très profond, mais pas un instant elle n'avait envisagé qu'elle pourrait ne pas le revoir. Or, il était reparti vers ces terres lointaines et sauvages qui lui semblaient appartenir un peu à une autre planète. Le roi l'avait brusquement balayé de sa vie et elle ne le reverrait plus. Plus jamais.

Elle eut envie de hurler de rage. Elle voulait revoir Rakoczi. Parce qu'il était son ami ; il était sain, clair, ardent. Elle avait besoin de lui. On n'avait pas le droit de disposer ainsi de leur vie comme s'ils étaient des marionnettes. Sa colère lui fit monter un voile rouge au visage.

– Au moins lui avez-vous donné beaucoup d'argent, cria-t-elle. Qu'il puisse se battre, qu'il puisse chasser ses rois, qu'il puisse délivrer son peuple des tyrans qui l'oppressent, jouent et disposent des vies humaines comme des pantins, qu'il leur donne la liberté de penser, de respirer, d'aimer...

– Taisez-vous !

Le roi lui étreignait les épaules de ses mains de fer.

– Taisez-vous !

Il parlait d'une voix contenue.

– Je vous en supplie ne m'insultez pas, mon amour. Je ne pourrais vous absoudre. Ne me criez pas votre haine. Vous me faites souffrir jusqu'au sang. Il ne faut pas prononcer les mots dangereux qui nous sépareraient. Nous devons nous retrouver, Angélique. Taisez-vous. Venez.

Il l'entraîna et la fit asseoir au bord d'une vasque de marbre où l'eau avait des transparences de perle. Elle haletait, les dents serrées, la gorge nouée. La force du roi la dominait.

Il lui caressait le front de sa main, qu'elle aimait, et il lui communiquait sa maîtrise.

– Je vous en prie ne vous laissez pas déshonorer par une crise de nerfs. Mme du Plessis-Bellière ne pourrait se le pardonner.

Elle céda avec des sanglots brefs. Lasse, brisée, elle appuya sa tête contre celui qui se tenait debout à ses côtés. Elle le voyait au-dessus d'elle, la dominant. Par l'entrée de la grotte la lueur du couchant pénétrait de rouge et d'or la chevelure du souverain. Jamais Angélique n'avait réalisé à ce point sa force implacable.

En réalisant que depuis qu'elle était à la Cour, depuis ce premier matin où, comme l'alouette fascinée, elle s'était rendue à Versailles pour y être couronnée déesse du printemps, depuis ce jour, sans qu'elle le sût, elle était aux mains du roi. Le plus rétif animal qu'il eût jamais dressé, certes. Mais il y parviendrait. Il montrait en toutes choses la patience, la ruse et le calme invincibles des grands fauves aux aguets. Il s'assit près d'elle. Il continuait à la presser chaleureusement contre lui, parlant avec douceur.

– C'est un bizarre amour que le nôtre, Angélique.

– Est-il seulement question d'amour ?

– De ma part, oui. Si ce n'est de l'amour, alors qu'est-ce donc ? fit-il avec passion. Angélique... Ce nom me revient sans cesse en mémoire. Alors que mon travail me retient, soudain je ferme les yeux, un doux vertige me saisit et le nom est sur mes lèvres... Angélique ! Jamais je n'ai éprouvé un tourment qui me distraie à ce point de mon labeur. Parfois je suis effrayé de l'amour que j'ai laissé pénétrer en moi. La faiblesse qu'il me cause est comme une blessure dont je crains de ne pas guérir. Vous seule, votre don, pourrait me guérir. Je rêve, oui, il m'arrive de rêver... du soir où j'aurai votre peau tiède et parfumée contre la mienne, du regard inconnu que mon étreinte fera naître en vos yeux... Mais je rêve de choses plus précieuses encore et qui de vous seule me paraissent sans prix. D'un sourire de vous. Léger, amical, complice, que vous me dédieriez parmi la foule un grand jour d'ambassade, alors que je ne suis que le roi qui descend la Galerie es Glaces avec son lourd manteau et son sceptre. D'un regard qui approuverait mes desseins. D'une moue, d'une bouderie qui me prouveraient votre jalousie. De ces choses communes et douces que j'ignore.

– Vos amantes ne vous les ont-elles pas fait déjà connaître ?

– Elles étaient mes amantes et non pas mes amies. Je le voulais ainsi. Maintenant c'est autre chose...

Il la contemplait, dévorait ses traits d'un regard où il n'y avait pas seulement du désir mais un autre sentiment fait de tendresse, d'admiration, de dévotion, expression si curieuse dans les yeux du roi qu'à son tour elle ne pouvait détacher ses prunelles des siennes. Elle voyait bien qu'il n'était qu'un homme seul, criant vers elle du sommet de sa montagne déserte. Ardemment, en silence, ils s'interrogeaient du regard. Le chuchotement de l'orgue hydraulique mêlant ses flûtes au bruit des eaux pour l'éternel concert champêtre était autour d'eux comme une irréelle promesse de bonheur. Angélique eut peur de succomber. Elle rompit le charme en se détournant.

– Mais qu'y a-t-il entre nous, Angélique ? dit le roi tout bas. Qu'est-ce qui nous sépare ? Quel est l'obstacle que je sens en vous, auquel je me meurtris en vain ? La jeune femme passa la main sur son front en essayant de rire.

– Je ne sais pas. Peut-être est-ce l'orgueil ? Peut-être est-ce la peur ? Je ne me reconnais pas les qualités suffisantes pour ce dur métier de maîtresse royale.

– Dur métier ? Vous avez de ces expressions flagellantes !

– Pardonnez-moi, Sire. Mais laissez-moi parler en toute simplicité pendant qu'il en est temps encore. Briller, paraître, supporter le poids des jalousies, des intrigues, et... des infidélités de Votre Majesté, ne jamais s'appartenir, être un objet dont on dispose, un jouet qu'on rejette quand il ne plaît plus, il faut beaucoup d'ambition ou beaucoup d'amour pour accepter cela. Mlle de La Vallière s'y est brisée en mille morceaux, et je ne suis pas du cuir de Mme de Montespan.

Elle se leva d'un brusque élan.

– Restez-lui fidèle, Sire. Elle est de votre force. Pas moi. Ne me tentez plus.

– Car vous êtes tentée ?...

Dressé, il l'enveloppait de ses deux bras et l'attirait contre lui, appuyait ses lèvres sur la chevelure d'or.

– Vos craintes sont folles, ma beauté... Vous ne connaissez de moi qu'une apparence. Pour quelle femme aurais-je pu me montrer indulgent ? Les tendres sont geignardes et sottes. Les ambitieuses ont besoin de sentir la férule pour ne pas tout dévorer. Mais vous... Vous êtes née pour être sultane-bachi, comme disait ce sombre prince qui voulait vous enlever. Celle qui domine les rois... Et déjà j'en accepte le titre. Je m'incline. Je vous aime de cent façons. Pour votre faiblesse, pour votre tristesse que je voudrais rassurer, pour votre splendeur que je voudrais posséder, pour votre intelligence qui me révolte et me confond, mais qui m'est devenue nécessaire comme ces objets précieux d'or ou de marbre, presque trop beaux dans leur perfection que l'on a besoin d'avoir là, près de soi, en gage de richesse et de force. Vous m'avez inspiré un sentiment inconnu : la confiance.

Il lui avait pris le visage entre ses deux mains et le levait vers lui, ne se lassant pas d'en détailler le mystère.

– J'attends tout de vous et je sais que, si vous consentez à m'aimer, vous ne pourrez pas me décevoir. Mais tant que vous ne serez pas à moi, tant que je n'aurai pas entendu votre voix se plaindre dans la défaillance de l'amour, je craindrai. J'ai peur en vous d'une trahison qui me guette. Et c'est pourquoi je voudrais hâter l'heure de votre défaite. Car ensuite je ne craindrais plus rien, ni vous ni la terre entière... Avez-vous jamais envisagé cela, Angélique ? Vous et moi ensemble... Quels desseins ne pourrions-nous réaliser ? Quelle conquête ne pourrions-nous entreprendre ? Quelles grandeurs ne pourrions-nous atteindre... Vous et moi ensemble... nous serions invincibles.

Elle ne répondait pas, secouée jusqu'au fond de son être comme par un grand vent terrible. Mais elle gardait les paupières closes et elle n'offrait aux yeux du roi qu'un visage extrêmement pâle, où il ne pouvait rien déchiffrer. Il comprit que l'instant de grâce était passé. Il soupira.

– Vous ne voulez pas répondre sans avoir médité ? Ce n'est que sagesse. Et vous m'en voulez aussi beaucoup de vous avoir fait arrêter, je le sens. Eh bien ! mauvaise tête, je vous accorde encore huit jours de pénitence pour calmer votre rancœur et réfléchir à mes paroles dans la solitude. Regagnez votre hôtel de Paris jusqu'à dimanche prochain. Ce jour-là, Versailles vous reverra plus belle que jamais, plus aimée s'il est possible, et plus triomphante sur mon cœur malgré vos coupables errements ! Hélas ! vous m'avez appris que, tout roi qu'on est, on ne commande pas l'amour, on ne commande pas le dévouement, ni même l'échange du désir. Mais je saurai être patient. Je ne désespère pas. Un autre jour viendra où nous nous embarquerons pour Cythère. Oui, ma chérie, un jour viendra où je vous mènerai à Trianon. J'ai fait construire là-bas une petite maison de porcelaine pour vous y aimer, loin du bruit, loin des intrigues qui vous effraient, avec la seule complicité des fleurs et des arbres qui l'entourent. Vous serez la première à la connaître. Chaque pierre, chaque objet a été choisi pour vous. Ne protestez pas. Laissez-moi seulement l'espérance. Je saurai attendre.

La tenant par la main il la conduisit jusqu'au seuil de la grotte.

– Sire, puis-je vous demander des nouvelles de mon fils ?

Le visage du roi s'assombrit.

– Ah ! voici encore un souci de plus causé par votre turbulente famille. J'ai dû me défaire des offices de ce petit page.

– À cause de ma disgrâce ?

– Que non pas. Je n'avais pas l'intention de l'en faire pâtir. Mais sa conduite a donné lieu à mon mécontentement. Par deux fois il a prétendu que M. Duchesne, mon premier maître d'hôtel, voulait m'empoisonner, tout simplement ! Il affirmait avoir vu cet officier mettre une poudre dans ma nourriture et il l'en a accusé avec beaucoup d'éclat. Au feu de son regard et à la netteté de sa voix, on comprend tout de suite qu'il a reçu la hardiesse de sa mère en partage. « Sire, ne mangez pas de ce mets et ne buvez pas de ce vin », a-t-il déclaré fort clairement, alors que l'on venait de terminer l'essai. « M. Duchesne y a mis du poison ».

– Mon Dieu ! soupira Angélique désolée, Sire, je ne sais comment vous exprimer ma confusion. Cet enfant est exalté et imaginatif.

– À la seconde incartade il nous a fallu sévir. Je ne voulais pas punir trop gravement un enfant qui m'intéresse vu l'attachement que je vous porte. Monsieur, étant présent, le trouva plaisant et voulut se l'attacher. Je le lui ai accordé. Votre fils est donc actuellement à Saint-Cloud, où mon frère vient de prendre ses quartiers de printemps.

Angélique passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

– Vous avez laissé mon fils partir dans cette bauge !...

– Madame ! tonna le roi. Encore de vos expressions intolérables !

Il s'adoucit et prit le parti de rire.

– Vous êtes ainsi faite et nul n'y peut rien. Allons, ne grossissez pas les dangers qui menacent votre garçonnet dans cette assemblée assez légère, j'en conviens. Son gouverneur l'abbé le suit partout ainsi que son écuyer. J'ai voulu vous être agréable et je serais au regret d'y être si mal parvenu. Naturellement, vous voulez courir à Saint-Cloud ? Alors demandez-moi l'autorisation, que je puisse vous accorder quelque chose, dit-il en la reprenant dans ses bras.

– Sire, permettez-moi de me rendre à Saint-Cloud.

– Je ferai plus. Je vous confierai un message pour Madame, qui, ainsi, vous recevra et vous retiendra chez elle un jour ou deux. Vous pourrez voir votre fils à loisir.

– Sire, Votre Majesté a pour moi beaucoup de bonté.

– Non, de l'amour, dit le roi gravement. Ne l'oubliez plus, Madame, et ne jouez pas avec mon cœur...

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