Chapitre 2

De Paris, elle se rendit à Versailles.

Elle rencontra le Roi dans le parc, au bas du tapis vert, que la neige transformait en tapis blanc. Malgré le froid vif, le souverain ne renonçait pas à sa promenade quotidienne. Si la saison ne permettait pas d'admirer fleurs et feuillages, la belle rectitude des lignes, l'harmonie des allées distribuées autour des bosquets, ressortait avec la sécheresse d'une épure, dans le décor de l'hiver. On s'attardait devant les statues nouvelles, d'un marbre aussi candide que la neige ou devant celles de plomb colorié dont les rouges, les ors et les verts allumaient leur éclat sur le fond grisâtre des sous-bois. La Cour, à petits pas, contournait le bassin d'Apollon. Reflété par la surface glacée, le groupe doré du dieu et de son char tiré par six coursiers étincelait de mille feux sous le soleil et c'était vraiment le symbole de l'astre du jour s'élançant dans une apothéose. Mme du Plessis-Bellière attendait au coin d'une charmille, avec son page Flipot – qui tenait la traîne de son lourd manteau, – ses deux suivantes et son premier gentilhomme Malbrant-coup-d'épée.

Elle s'avança jusqu'au-devant du roi et lui fit sa grande révérence de Cour.

– Surprise agréable, dit le roi, en inclinant légèrement la tête. Je pense que la reine s'en réjouira comme moi.

– J'ai été présenter mes devoirs à Sa Majesté, qui a daigné me faire part de son contentement.

– Je le partage absolument, Madame.

Après un autre signe de tête courtois, le roi se tourna vers le prince de Condé qui l'accompagnait et reprit sa conversation avec lui. Angélique se mêla à la suite, répondant aimablement aux propos de bienvenue qu'on lui adressait. Elle regardait avidement les toilettes de son entourage notant d'un coup d'œil les détails nouveaux. En quelques mois la sienne avait pris un aspect terriblement provincial et démodé. Était-ce l'influence de Mme de Montespan qui déjà imposait toutes ses fantaisies ? Angélique avait omis de la saluer. Mais Athénaïs lui dédia un sourire éclatant et quelques joyeux signes d'amitié. Elle était de plus en plus belle, il fallait le reconnaître, son ravissant visage, dont le froid avivait le teint rose, encadré d'une somptueuse fourrure d'un gris presque bleu, moelleuse et comme vivante. Toutes les fourrures étaient très belles, nota Angélique. Le roi avait un grand manchon de même pelage que le capuchon de Mme de Montespan, et retenu par une cordelière d'or. Beaucoup de gentilshommes et de dames l'imitaient. Angélique entendit Monsieur discourir de sa voix de fausset avec Mme de Thianges.

– Je trouve cette mode absolument divine et je suis prêt à m'entendre le mieux du monde avec ces aimables Moscovites auxquels nous la devons. Savez-vous qu'ils ont envoyé en présents, au-devant de leur ambassade, trois chariots des plus belles peaux qu'on puisse rêver : peaux de renards, d'ours, de « skungs »... des merveilles !...

« Ah ! c'en est fini de ces petits manchons pas plus grands qu'une courge, s'exclama-t-il en louchant avec ironie vers celui d'Angélique, cela fait mesquin, avare. Comment a-t-on pu s'en contenter... Oui, le mien est en astrakan... C'est très curieux toutes ces bouclettes. Il paraît qu'on n'emploie que des peaux d'agneaux mort-nés... »

Cependant le groupe remontait lentement l'allée Royale vers le palais, lui aussi couleur de soleil pailleté d'or par le miroitement des vitres et des glaces. Par ce grand froid on avait dû allumer toutes les cheminées. De multiples traînées de fumées blanches s'élevaient droites dans le ciel bleu.

Grâce à ces feux immenses dans les âtres monumentaux, et aux braseros disposés le long des galeries, la température était supportable à l'intérieur. Dans le salon de Vénus où était dressée la table du roi, et où tout le monde s'entassa on eut vite l'impression d'étouffer. Angélique abandonna lâchement dans un coin son petit manchon « pas plus grand qu'une courge ». Sa robe noire était déplacée aussi.

Elle se devait de garder encore le deuil de son époux et s'y était résignée d'autant plus facilement que le noir seyait fort à sa chevelure blonde. Mais elle reconnaissait dans les détails de sa toilette quelque chose d'ordinaire qui déparait par rapport aux autres. Oui, Mme de Montespan avait commencé à transformer la Cour à son gré. Mise enfin à la place où elle pouvait donner toute sa mesure elle reprenait la Cour en main et marquait chaque chose du sceau de sa fantaisie, de son esprit original et raffiné. Angélique, debout parmi les autres, l'apercevait assise à la table des princes, riant et devisant, faisant rire par ses moindres propos et, d'un mot, donnant à chacun l'occasion de briller à son tour. C'était une grande dame. Elle avait toutes les perfections de son rang. Elle portait avec une élégance inimitable et un enjouement admirable le poids de ses nouvelles prérogatives jointes à celui d'un bâtard royal prévu pour le début de l'année nouvelle. Les visages autour d'elle semblaient détendus.

La Cour était devenue plus gaie et moins compassée. L'étiquette, toujours minutieuse cependant, prenait des grâces de ballet antique autour du dieu souriant. C'était aujourd'hui Grand Couvert. Le peuple, admis à voir manger le roi et qui défilait lentement à l'entrée de la salle, se réjouissait du visage heureux de son souverain. On attribuait cette détente à la joie générale causée par la naissance du second prince, Philippe, duc d'Anjou, né en septembre et qui, avec la « petite Madame » Marie-Thérèse, complétait heureusement la famille royale.

Mais l'on se montrait aussi du doigt Mme de Montespan. Elle était belle et plaisante, la mâtine !...

Bourgeois, marchands et artisans, le nez rougi par le Froid, enveloppés dans leurs grosses laines, se retiraient et s'en retournaient vers Paris, secrètement honorés de voir à leur prince une si belle maîtresse.

Vers la fin du repas, Angélique aperçut Florimond dans son service auprès du roi. Les lèvres serrées d'application il soutenait une lourde aiguière de vermeil, versant le vin dans la coupe que lui tendait M. Duchesne, premier officier du gobelet. Après que celui-ci y eut porté les lèvres il en fit goûter au petit page, puis tendit la coupe au Grand Échanson qui y versa lui-même un peu d'eau avant de la remettre au roi. Tandis que tout le monde, le repas achevé, se dirigeait vers le salon de la Paix, Florimond, très excité et fier rejoignit sa mère.

– Avez-vous vu, ma mère, comme je tiens bien mon emploi ? Avant je soutenais seulement le plateau. Maintenant je dois porter l'aiguière et goûter au vin. C'est merveilleux ! Si quelqu'un un jour essayait d'empoisonner le roi, je mourrais pour lui...

Angélique le félicita d'avoir obtenu si vite un rôle important. M. Duchesne, qu'on croisa, lui dit qu'il était fort satisfait de Florimond, qui sous des dehors légers accomplissait avec beaucoup de conscience ses fonctions. Il était le plus jeune des pages mais le plus adroit, avec une mémoire agile, beaucoup de tact et d'à-propos, sachant parler ou se taire quand il le fallait. Un parfait courtisan en herbe ! Malheureusement il était question de le retirer du service du roi car Monseigneur le dauphin ne se consolait pas d'avoir perdu son compagnon préféré. M. de Montausier en avait entretenu Sa Majesté, qui en avait parlé au Grand Echanson. Il était question que le petit garçon assumât ces deux emplois simultanément.

– C'est trop pour lui, protesta Angélique. Il faut tout de même qu'il trouve le temps d'apprendre à lire.

– Oh ! Tant pis pour le latin. Acceptez, ma mère, acceptez ! cria le pétulant Florimond.

Elle hocha la tête avec un sourire et dit qu'elle réfléchirait. C'était la première fois qu'elle le revoyait depuis six mois. Il lui avait rendu visite au Plessis, deux fois, rapidement. Elle le trouva plus beau encore, avec un air assuré et amène. Trop mince peut-être, car il vivait comme tous les pages des reliefs attrapés au vol, et il dormait peu et mal. Sous le justaucorps de velours elle devinait l'épaule fragile et nerveuse et elle s'attendrit, admirant que cet enfant plein de vie et d'intelligence fût à elle. Il était aussi vêtu de noir, portant le deuil de son beau-père et de son frère. Dans les hautes glaces aux trumeaux d'or Angélique se vit passer, silhouette de veuve, la main posée sur l'épaule d'un page orphelin et une soudaine mélancolie l'envahit.

« Versailles vous attendra », avait dit le roi.

Non, personne ne l'attendait. En quelques semaines, un chapitre de la chronique de la Cour s'était achevé, un autre s'était amorcé placé sous le signe de Mme de Montespan. Angélique regarda autour d'elle avec malaise. Elle attendait que des groupes surgît, nonchalant dans sa splendeur, le chapeau sur le bras dans une cascade de plumes, celui qui avait été l'un des joyaux de cette Cour, le plus beau des gentilshommes, M. le marquis du Plessis-Bellière, grand veneur, grand maréchal de France... Elle comprit qu'il n'était plus. Le décor des vivants s'était refermé sur sa présence. Le trou comblé depuis longtemps.

Angélique demeura légèrement à l'écart. Florimond l'avait quittée pour courir après l'insupportable petit chien de Madame. La Reine venant de ses appartements s'asseyait près du Roi, puis formant demi-cercle les princes et les princesses du sang, les grands seigneurs et les dames ayant droit au tabouret devant le roi. Mlle de La Vallière était à un bout... Mme de Montespan à un autre. Elle était assise, toujours rayonnante, faisant bruire avec entrain ses amples jupes de satin bleu. Dans son triomphe d'avoir obtenu un tabouret, elle naguère fille d'honneur, elle se laissait aller à une pointe de vulgarité. Les officiers de bouche commencèrent à circuler, présentant des petits verres de liqueur, eau-de-vie de frangipane ou de céleri, rossoli, anisette, ou des tisanes fumantes bleues, vertes et dorées.

La voix du roi s'éleva :

– M. de Gesvres, dit-il à son grand chambellan, veuillez avoir l'obligeance de faire avancer un tabouret à Mme du Plessis-Bellière...

Les conversations baissèrent brusquement. D'un seul mouvement les têtes se tournèrent vers Angélique. Il était de mauvais ton que les bénéficiaires d'un si grand honneur manifestassent une joie ou une reconnaissance exagérées. Angélique s'avança, fit sa révérence et s'assit près de Mlle de La Vallière.

Elle prit sur un plateau un verre de vin de cerises. Sa main tremblait un peu.

*****

– Ainsi vous l'avez eu ce « divin » tabouret, lui cria Mme de Sévigné de plus loin qu'elle l'aperçut. Ah ! ma chère, je sais la nouvelle transcendante. Tout le monde en parle, personne n'en revient, sauf moi. Je savais que vous n'auriez qu'à paraître. Les gens s'y sont trompés, car il paraît que le roi ne vous a dit que deux petits mots en vous saluant ; mais quelle surprise ensuite ! Ah ! que j'aurais voulu être là !

La marquise embrassa Angélique avec fougue. Elle arrivait de Paris pour assister à une nouvelle pièce de Molière. Conviés comme elle par le roi, de nombreux invités descendaient de carrosse.

– Demain, il y aura encore théâtre, puis bal, après-demain... je ne sais quoi, mais l'on doit demeurer à Versailles toute la semaine. Savez-vous qu'il est question que la Cour s'y installe définitivement ? C'est Mme de Montespan qui insiste. Elle a horreur de Saint-Germain. Qu'a-t-elle pensé de votre tabouret ?

– Ma foi, je n'en sais rien.

– Elle a dû vous jeter un regard plus aigu qu'un poignard !

– J'avoue que je n'ai pas pensé à la regarder à ce moment-là.

– Je comprends votre émoi, mais c'est dommage. Votre satisfaction en aurait été doublée.

– Je ne vous croyais pas si méchante, dit Angélique en riant.

– Je n'apprécie pas la méchanceté pour moi-même. Mais celle des autres m'amuse assez.

Elles pénétrèrent dans la salle du théâtre parmi la bousculade des petites chaises dorées.

– Ne nous quittons pas, proposa Angélique. J'ai le désir, après la pièce, de revenir avec vous sur Paris. Nous pourrons ainsi deviser et rattraper bien des mois de mauvais silence.

– Vous êtes folle ! Versailles ne vous a pas retrouvée pour vous perdre. Vous devez y dîner tout le temps du séjour de Leurs Majestés.

Il y eut un remue-ménage près de la porte. Mme de Montespan faisait son entrée.

– Regardez-la qui s'avance, chuchota Mme de Sévigné, n'est-elle pas splendide ? Enfin Versailles possède une vraie maîtresse royale, de la lignée des Gabrielle d'Estrées et des Diane de Poitiers. Intrigante, amie des arts, dépensière, exigeante, avec ce feu à fleur de peau, cet appétit de l'amour qu'il faut pour dominer un homme, fût-il roi ! Nous allons connaître des jours éclatants sous son règne.

– Alors pourquoi voudriez-vous tant me voir la remplacer ? demanda Angélique sans ambages.

Mme de Sévigné posa son éventail sur son visage et l'on ne vit plus que ses petits yeux spirituels, adoucis d'une subtile tristesse.

– Parce que j'ai pitié du roi, dit-elle.

Elle referma son éventail, poussa un long soupir.

– Vous avez tout ce qu'elle possède, plus quelque chose qu'elle ne possédera jamais. Peut-être ce quelque chose fera-t-il votre force ?... à moins qu'il ne fasse votre faiblesse. Le rideau en s'ouvrant sur la scène arrêta les conversations.

Angélique écouta distraitement les premières répliques. Elle méditait les paroles de Mme de Sévigné. Pitié du roi ?... Voici une sorte de sentiment qu'il ne semblait pas devoir inspirer. Il n'avait pitié de personne. Même pas de la pauvre La Vallière ! Angélique avait été péniblement impressionnée par la maigreur, l'expression de tristesse hagarde de l'ex-favorite. La façon dont le roi l'obligeait à paraître comme autrefois, à assister minute après minute au triomphe de sa rivale, confinait à la cruauté. Athénaïs la traitait ouvertement avec mépris. Comble d'inconscience ou de cynisme, Angélique l'avait entendue s'écrier :

– Louise, aidez-moi à épingler ce ruban. Le roi m'attend. Je vais être en retard...

Docilement la pauvre fille avait rectifié le pli de la parure. Qu'espérait-elle obtenir par son humilité ? Un renouveau d'amour de la part de celui qui demeurait la passion de son cœur ? C'était bien improbable. Elle semblait l'avoir compris puisqu'on disait qu'à plusieurs reprises elle avait demandé au roi de lui permettre de se retirer au Carmel. Mais le roi s'y était opposé. Angélique se pencha vers Mme de Sévigné.

– Pourquoi croyez-vous que le roi s'oppose au départ de Mlle de La Vallière ? Chuchota-telle.

Mme de Sévigné, qui commençait à glousser de rire aux répliques de Tartuffe, parut surprise mais répondit à mi-voix :

– À cause du marquis de Montespan. Il peut encore reparaître et prétendre que l'enfant de sa femme lui appartient selon la loi. Louise sert de façade. Tant qu'elle n'est pas répudiée ouvertement, on peut toujours prétendre que la faveur de Mme de Montespan est un bruit calomnieux.

Angélique remercia d'une inclination de tête et revint à la scène. Ce Molière avait décidément bien de l'esprit. Mais Angélique, durant le spectacle, ne cessa de se demander pourquoi M. de Solignac et les grands nobles de la Compagnie du Saint-Sacrement avaient vu rouge à l'apparition de cette pièce. Ils devaient en avoir lourd sur la conscience de mesquinerie, d'hypocrisie et de fausseté pour s'être crus attaqués par l'image de ce Tartuffe d'un bas milieu, ignorant, sans éducation et dont l'escroquerie aux bons sentiments ne ressemblait guère à leur intransigeance moyenâgeuse. Le roi avec son bon sens foncier ne s'y était pas trompé. Il savait que l'esprit de l'Église n'était pas atteint par une peinture de mœurs qui venait à point. Les faux dévots, qui ne sont utiles ni à Dieu ni aux hommes, étaient remis à leur place, et le roi, bon chrétien mais sans plus, était le premier à s'en réjouir et à se tenir les côtes de rire. On n'avait pas grand-peine à l'imiter. Certains pourtant riaient jaune. La bataille de Tartuffe n'était pas terminée. Mais le Roi, Madame et Monsieur, et même la Reine le protégeaient. Le spectacle s'acheva dans les applaudissements. Dans son appartement Angélique trouva ses deux servantes Thérèse et Javotte occupées à allumer le feu. Sur la porte était inscrit le POUR honorifique.

« Dois-je me présenter au roi pour le remercier de ses bienfaits ? se dit la jeune femme, embarrassée. Feindre d'ignorer ses attentions serait grossier... Ou dois-je au contraire attendre qu'il m'adresse la parole ? »

Elle se laissa enlever sa robe noire et en revêtit une autre d'un gris pâle brodé d'argent qui ferait plus habillé pour le grand souper.

On gratta à la porte. C'était Mlle de Brienne, très animée.

– Je le savais bien que le petit apothicaire finirait par vous obtenir un tabouret. Ah ! je vous en prie, dites-moi ce qu'il faut faire, ce qu'il faut lui promettre pour qu'il s'occupe de moi ?... Comment procède-t-il ? Est-ce qu'il revêt une robe d'astrologue pour faire ses invocations ?... Devez-vous avaler des poudres de sa confection ?... Est-ce que c'est très mauvais ?...

Elle tournait en rond, déplaçant les objets. Elle en laissa même tomber quelques-uns.

Angélique rattrapa au vol un de ses flacons de parfum. Cette jeune fille avait décidément l'esprit dérangé. D'ailleurs on prêtait à son frère Loménie de Brienne une exaltation tour à tour religieuse ou amoureuse, proche de la folie.

– Calmez-vous, dit-elle en haussant les épaules. Maître Savary n'y est pour rien. J'arrive tout droit de ma province.

– Alors ?... C'est la Voisin qui vous a aidée ?... Il paraît qu'elle est très forte. C'est la plus grande sorcière de tous les temps, m'a-t-on dit... Mais je n'ose pas aller chez elle... J'ai peur d'être damnée. Pourtant s'il n'y a que ce moyen-là pour obtenir un tabouret. Racontez-moi ce qu'elle vous a fait faire ?... Est-ce vrai qu'il faut égorger un enfant nouveau-né et boire son sang ?... Ou avaler une hostie composée de matières immondes ?...

– Trêve de sottises, ma chère ! Vous m'excédez. Je n'ai pas plus de commerce avec la Voisin qu'avec l'apothicaire, tout au moins en ce qui concerne le tabouret. Le roi accorde cet honneur à ceux qu'il veut honorer, de son plein gré, et il n'y a aucun sortilège là-dessous.

Mlle de Brienne pinçait les lèvres, toute à son idée fixe.

– Ce n'est pas si simple ! Le roi n'est pas faible. On ne peut l'influencer pour lui faire faire ce qu'il ne veut pas. Il n'y a que la magie qui puisse le contraindre. Voyez Mme de Montespan, n'a-t-elle pas réussi ?

– Mme de Montespan ferait tourner la tête à n'importe quel homme dans la force de l'âge. Il n'y a rien de magique dans son cas.

– Oh que si ! ricana la jeune fille d'un air entendu. D'ailleurs, pourquoi mentez-vous ? Tout le monde sait que vous entretenez des relations avec le petit mage à barbe blanche. Il vient de vous réclamer à cor et à cri à travers le palais.

– Maître Savary ? Il est à Versailles ?

– On l'a vu avec les délégués du commerce auxquels Sa Majesté donne audience en ce moment.

– Que ne le disiez-vous plus tôt ! J'ai le temps de le rencontrer avant le petit souper.

Elle prit son éventail, son étole, rassembla ses jupes, et s'en fut rapidement, suivie de Mlle de Brienne, toujours pressante.

– Vous me promettez de lui parler de moi ?

– Je vous le promets, affirma-t-elle pour s'en débarrasser.

*****

Maître Savary sauta sur elle avec de grands gestes et l'entraîna à l'écart.

– Vous voici enfin, ô traîtresse !

– Maître Savary, je sors d'entendre la comédie de Monsieur Molière et c'est assez de théâtre pour aujourd'hui. Pourquoi vous mettez-vous dans cet état ?

– Parce que tout est perdu ou presque. Bachtiari bey est aux portes de Paris.

– Vous me l'avez déjà écrit. Je suppose que depuis il a eu l'occasion de franchir les portes.

– Hélas non ! La situation s'envenime entre le roi et lui.

– Pour quelles raisons ?

– Je l'ignore. Mais il est question que l'ambassadeur s'en retourne en Perse sans avoir été reçu par Sa Majesté... et avec la « moumie ». Quelle catastrophe !

– Que puis-je faire pour vous ?

– Car vous voulez bien faire quelque chose ? interrogea-t-il, frémissant d'espérance.

– Je vous l'ai promis, maître Savary...

Elle le retint, comme il voulait se prosterner le front contre terre.

– ...Mais je ne sais comment vous aider. Il n'est pas en mon pouvoir d'aplanir les difficultés surgies entre Sa Majesté le roi de France et l'ambassadeur du Shah in Shah.

L'apothicaire réfléchit un instant.

– Il y a une autre solution. Rendez-vous à Suresnes. C'est là que Son Excellence a pris ses quartiers dans la maison de campagne du sieur Dionis. C'est un ancien colonial et sa villa possède des bains turcs, ce qui a plu à Bachtiari bey.

– Et une fois là, que ferai-je ?

– Tout d'abord vous vous assurerez que la moumie se trouve bien parmi les présents destinés au roi. Et puis vous tâcherez d'en obtenir quelques gouttes.

– Tout simplement ! Et vous croyez que ce grand personnage irascible, si j'en juge par sa conduite insolente envers le roi, va s'empresser de me recevoir, me montrer un trésor si précieux et m'en faire cadeau ?

– Je l'espère, dit l'apothicaire en se frottant les mains.

– Pourquoi n'y allez-vous pas vous-même, si la chose est tellement aisée ?

Savary leva les bras au ciel.

– Peut-on émettre pareilles sottises ! Croyez-vous qu'un vieux bouc comme moi pourrait seulement ouvrir la bouche sans que Son Excellence lui fît sauter la tête d'un coup de sabre ! Mais j'imagine qu'elle aura une oreille plus indulgente pour l'une des plus belles femmes du royaume.

– Maître Savary, je crois que vous voulez me faire jouer un rôle un peu spécial, pour ne pas dire condamnable...

Le bonhomme ne se justifia pas.

– Hé ! Hé ! Chacun son métier, fit-il. Moi je suis un savant et ce n'est pas de mon ressort d'essayer de séduire un ambassadeur. Par contre si Dieu vous a fait naître femme, et ravissante, c'est qu'il avait des vues sur vous dans ce sens.

Après quoi il lui donna les dernières instructions pour leur expédition à Suresnes. Elle ne devait pas s'y rendre en carrosse mais à cheval, animal noble pour lequel les descendants des légions de Darius nourrissaient une grande passion.

Elle ne devait pas craindre de se parfumer outrageusement et de se noircir les paupières. Angélique lui fit promettre qu'on serait de retour en fin de matinée, car elle ne tenait pas à ce que son absence fût remarquée du roi à l'heure de la promenade dans le parc. Savary jura tout ce qu'on voulut et la quitta rayonnant de joie.

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