San-Antonio Appelez-moi chérie

CHAPITRE (POUR AINSI DIRE) PREMIER

— Comment trouves-tu mes fesses ? demande Francesca.

— Très facilement, réponds-je, d’autant plus qu’elles sont extrêmement volumineuses.

La môme qui prenait une posture languissante, propice à la pâmoison, se redresse, le regard venimeux et la bouche en rampe de lancement pour invectives.

— Espèce de mufle !

— Quoi, mufle ! protesté-je, je t’adresse le plus beau des compliments et toi, paradoxalement, tu prends la mouche !

Elle saute du lit pour aller se contorsionner devant la glace piquetée de l’armoire.

— J’ai pas un tellement gros cul ! affirme-t-elle en tirant sur le haut de ses hanches pour remonter trente livres de viande sans lesquelles elle pourrait néanmoins s’asseoir.

— C’est pas qu’il soit gros, rectifié-je : il est majestueux. Nuance ! T’as un derrière sublime, Francesca. Que dis-je : primordial ! le plus émouvant centre d’accueil de la région pharisienne. Un havre de graisse ! C’est un monument classé. Un édifesse public. Un éditcul ! Le Panthéon du sexe ! La tour de contrôle de toutes les voluptés. Une auberge espagnole ! Voir ton cul et mourir ! Comparée à lui, Venise n’est rien. Il est appétissant. Il vous fait de l’œil. On est tout de suite en sympathie avec lui. Copain comme cochons, quoi ! C’est un voyage ! Une poésie ! Le monde avec hémisphères est et ouest ! Je l’aime. Le choisis pour y habiter. M’en servir d’oreiller. D’édredon. De fourre-tout ! Il est ma cible ! J’en ai le culte ; j’en ai la digue !

— Cesse de te foutre de moi, murmure ma conquête (rencontrée à midi au Pub Renault, presque assouvie à trois heures dans cet aimable meublé de la rue Chialgraine).

— Je ne me fous pas DE toi, je TE fous de moi ! grammairié-je. Tu es mon coup de foudre. Ma sirène ! Tu m’as séduit, happé. Il n’existe pas un millimètre carré de ta peau qui ne soit fait pour l’amour. D’ailleurs, deux précautions valant mieux qu’une, je vais procéder à une nouvelle inspection pour en avoir confirmation.

Sitôt dit, sitôt fesse…

Je la reprends dans mes bras et l’entraîne sur le plumard qui en a vu tant d’autres (et des moins bien). Cette môme, franchement, elle trimbale un prose dont vous ne feriez pas le tour avec vos deux bras, mais dans l’ensemble elle est plutôt pas mal. C’est de la belle bête à culbuter. Pas farouche pour un denier. Très peu intellectuelle. Une conversation limitée à des onomatopées au moment psychologique. Consentante à l’extrême. Possédant une technique classique, mais qui ne demande qu’à s’enrichir. Bref, exactement le sujet convenant à un après-midi pluvieux de Paris quand vous n’avez pas d’autres chattes à fouetter, et qu’aucun grand film n’est à l’affiche sur les Champs-Élysées.

Je l’entreprends pour une nouvelle séance plus corsée que la première. Une journée de zizi, c’est comme un repas de fromage chez Androuët. Ça se dose. C’est progressif. On démarre par des choses plutôt calmes et gentilles. On se fait tranquillement un palais. Et puis, on progresse dans l’intensité pour finir par des from’tons corses qui t’embrasent le clapoir.

La plupart des gens, si contemporaires, marchent à côté du plaisir uniquement parce qu’ils ne savent pas le doser. Ils s’imaginent que pour prendre son pied il faut se baisser, alors qu’au contraire c’est le pied qu’il convient de s’amener à portée de mains. Conclusion, la volupté est avant tout une question de souplesse. L’homme agile jouit onze fois et demi plus fort que l’empoté, d’après un sondage du gynécologue de ma mercière. L’obèse est en rade de fade, lui. Selon un article que j’ai lu récemment dans Le Monde, à partir du moment où, pour cause de brioche, t’aperçois plus que deux centimètres de ta zézette, t’es en perdition sensorielle. Je connais un gus, ex-Casanova, ex-démanteleur de sommier, il a tellement obésé qu’à présent, pour licebroquer, il lui faut une pince à cornichons et un rétroviseur. Alors tu juges d’en ce qui concerne le reste, les affres du monsieur ! Quand il fait l’amour, il se téléguide au compteur Geiger devant un écran de télé. Calcer bobonne, ça équivaut à couler un destroyer depuis un sous-marin immergé. Faut se livrer à de savants calculs (et surtout ne pas en avoir dans la vessie).

Je lui place donc une seconde rafale amoureuse, à Francesca. Grâce et souplesse. Style cascadeurs marocains. Hop ! Et hop ! Et encore hop là là ! Beaucoup de précision dans la témérité. Il faut ! Une défaillance et tu te massacres la colonne. T’as le scoubidoche comme un mètre pliant. Le panneau routier recommandant de se gaffer du verglas. Tu joues « Z » du périscope. Salement dangereux. Pire que l’Anapurna où quand tu fais pleurer ta frileuse, elle te reste dans la main comme un sifflet. Qu’après, tes deuxièmes de cordée savent plus s’ils doivent t’appeler Madame ou M’sieur l’agent !

— Et mes seins, dis, mes seins, tu les trouves comment ? s’inquiète ma partenaire.

— À tâtons, quand tu es de dos, chérie. On dirait que tu portes le Sacré-Cœur en pendentif. C’est le Ballon d’Alsace contemplé par un ivrogne. Les frères Karamazœuf (de Pâques) en vacances chez les frères Montgolfier. Je les savoure, je les dévale. M’y embusque. Ils sont aussi grandioses que deux Mont-Blanc sous la lune. Plus appétissants que le menu du Lion d’Or de Cologny, ce haut-lieu suisse de la bouffe française. On halète quand on voit tes seins, ma belle pigeonne. On allaite. On allèche. Rien de plus beau qu’eux ; pas même un coucher de soleil sur Venise, pas même la photographie en couleurs du général Massu. Ils te glorifient, ils te précèdent. Ils sont tes labourage et pâturage de la France. L’éternel regret de Rémus et Romulus. Je crois en eux plus encore qu’au gaullisme. Je croîs[1] en nœud.

Francesca prend un air furax pour acalifourchonner une monture de faïence provenant des écuries Jacob-Delafon.

— Je reconnais que tu fais bien l’amour et que t’as du répondant, soupire ma ravissante amie, mais tu persifles trop pendant les temps morts.

— Comment peux-tu parler ainsi, ô modeste fille, alors que ce sont tes charmes qui me rendent loquace. Cette ode à ton cul, cette homélie à tes nichons sont une sécrétion verbale qui ponctue la sécrétion séminale. La sexualité s’accomplit également par les cordes vocales, ne l’oublie pas. Chez certains individus, plus ou moins vieillards, la langue d’ailleurs remplace les génitoires…

J’en suis là de mon lyrisme lorsqu’on toque à la lourde. Je tressaille, et pour le coup me tais.

S’il est une porte à laquelle nul n’a le droit de frapper, c’est bien à celle d’une chambre-d’hôtel-pour-intimités-diurnes. On peut carillonner à la lourde d’une salle d’opération, à celle d’un Président de la République, à celle d’un poumon d’acier, à celle d’un sarcophage, à celle d’un confessionnal, à celle d’une chiotte de marquise, mais pas à la porte d’une pièce abritant l’amour diurnal, le plus beau de tous. Le seul, le vrai, l’intense. L’amour ne se fait bien que l’après-midi, mes frères, ne l’oubliez jamais. Onze fois sur dix, l’adultère découle du fait que les époux se fréquentent seulement le soir. Ils s’accouplent mornement, dans les fatigues vespérales, alourdis de boustifaille et de soucis. Ils sont obligés de se forcer. Ah, l’horreur ! L’acte arrive en bout de course, après les harassantes péripéties d’une journée accablante et turpide. Ils s’accouplent parce qu’ils sont là « pour ça », mariés pour ça, et que c’est leur devoir ! Le devoir de se frotter le lard sans en avoir envie ! Le devoir de s’escalader après s’être in petto exhorté à le faire. La conséquence d’un sermon intime. Bon gu, faut pratiquer une fleur à bobonne, sinon ça rimera à quoi, nous deux, mariés ? Coûte que coûte justifier la plaque de cuivre vissée à la porte. Et puis le jour vient, très vite, où on cède à la lâche fatigue. Qu’on se dit bonsoir-papa-bonsoir-maman, furtivement, et qu’on s’enfuit de part et d’autre dans le sommeil, à tire-d’aile. La baisouillanche d’après-midi, on la pratique alors avec d’autres. D’autres qu’on trouve incomparables par rapport (sexuel) au conjoint. Au con disjoint ! D’autres avec qui on s’enferme dans le mystère d’une chambre où l’on a fait la nuit soi-même. Une nuit artificielle, donc voluptueuse puisque dissipable à volonté. On se livre à des jeux de satiété (la réplétion ou l’amour puni). On fornique en pleine force. On tient la forme, le grand brio de la chair. Et ça, mes amis, faut le préserver au moins, la seule justification du péché c’est qu’il fait du bien par où il passe. D’où ma noire indignation en entendant tambouriner à notre porte.

— Qu’est-ce que c’est ? je demande aigrement.

Oh ! que je me sens méchant.

Je m’attends à quoi comme réponse ? À une voix de bonniche d’hôtel de passe (polonaise en pantoufles, généralement) demandant si « C’est libre bientôt ? » ou « si c’est nous qu’on a sonné ».

Mais le timbre qui s’élève est masculin. Rocailleux. Il s’est formé à Lavelanet ou à Quillan. Il est péremptoire aussi. Cuivré.

— Ici le brrrrrigadier Poilalat, monsieur le commissairrrrre !

Les bras m’en tombent.

Et le voltigeur à breloques, aussi.

Non, écoutez, je rêve ou quoi ?

J’ai soulevé cette nana en douceur. L’ai rabattue sur le meublé douillet. L’ai grimpée sans crier gare… Et voilà que…

Je réintègre mon slip et j’entrouvre.

Le brigadier Poilalat me salue impeccablement, sans rigoler. Il est d’aspect sédimentaire. Son visage se compose de larges traits horizontaux superposés. Y’ a la tranche de sa moustache, celle de son regard charbonneux, puis celle de ses épais sourcils et enfin la visière de son képi. Il est attaché à la grande Cabane en permanence, Poilalat. Con et précieux comme un chien de garde. Pas moyen d’approcher le Dabe si celui-ci ne vous souhaite pas. Poilalat est à l’affût. Il déboule sur l’importun, le râtelier à demi sorti pour des questions grondantes.

— Mande pardon de vous dérrranger, m’sieur le commissairrrre, mais môssieur le directeurrrr demande aprrrrrrès vous de toute urrrrrgence. Faut que vous le rejoindrrrrez à la Banque de Frrrrance, on vous z’y attend.

Il resalue et fait demi-tourrrr sans même essayer une œillade dans la piaule où Francesca cesse de jouer au cadre noir de Saumur, un chiftir entre parenthèses.

— Hé, Poilalat ! bêlé-je.

Il se retourne.

— M’sieur le commissairrrre ?

— Comment se fait-il que… je veux dire que… que vous m’ayez trouvé ici ?

Il hausse les épaules.

— C’est pas moi, assure cette bête d’assomme, c’est môssieur le dirrrrecteurrrr[2].

Une fureur m’empare.

Ainsi le Vieux me fait suivre, à c’t’ heure ! Le bouquet ! Dorénavant je vais ouvrir l’œil et défoncer la hure du premier ange gardien voletant à mes trousses.

Rageur, je rentre dans la chambre dont je referme la porte d’un coup de talon.

Francesca me contemple autrement.

— Sans blague, t’es commissaire ? murmure-t-elle.

— Un peu sur les bords, bougonné-je en me refringuant.

— De police ?

— Non : du peuple !

Elle sourit triste.

— D’après ce que je comprends, il va falloir qu’on se quitte ?

— Les amours, les délices et les orgues ont une fin, ma beauté. Certes, je ne t’avais pas encore placé ma péroraison, mais tu as tout de même eu droit à une vue d’ensemble du personnage. J’espère que tu n’es pas trop déçue et que tu me feras part à tes relations…

Ayant dit, je noue ma cravate.

— Hé, m’interpelle cette douce obstinée, je voudrais te demander encore une chose…

— De la monnaie pour ton taxi ?

— Pour qui tu me prends ! J’aimerais seulement savoir…

Elle passe la main dans sa crinière inférieure, de ce geste d’auto-tendresse, si gracieux, qu’ont les femmes quand elles se promènent nues.

— Comment trouves-tu mon frisottin ?

Je considère la poignée de paille d’emballage de couleur indéfinissable qu’elle essaie de peigner de sa main en râteau.

La rogne qui me taraude me rend mauvais.

— Superflu, lui dis-je. Si tu trouvais dix-sept autres copines et qu’après vous être rasées vous alliez vous étendre dans une prairie, on pourrait jouer au golf. Et je plante sur son coquelicot le baiser de l’adieu.

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