CHAPITRE (OBJECTIVEMENT) SEIZIÈME

Évidemment, question intelligence, Béru ne se signale pas à l’attention de ses si tant cons porains. Il est décoiffé des cellules, le Gravos. Broussailleux du bulbe. Son cervelet ressemble à un cœur d’artichaut non épilé. C’est de l’article affligeant, du point de vue de l’intellect. Le produit de la ferme française.

Il fait roue libre sur le plan de LA pensée. Seulement, ce qui le sauve, toujours, partout, en toute occasion, c’est sa jugeote. Son sens aigu de la combine, du système D. Il invente ce qu’il ignore, Alexandre-Benoît, s’impose par son déterminisme. Rien ne l’effraie, tout lui est motif à démonstration. Je vois dans l’occurrence présente, avec la monstrueuse vachasse… N’importe qui, ayant entrepris d’étreindre cette montagne, se demanderait par où l’aborder ? Lui escalader la face nord, ou sud ? S’armer de quel matériel ? Par où lui forcer le retranchement, à c’te bête monstrueuse ? Un lot pareil, ça désoriente la frénésie, fût-elle artificiellement provoquée, comme c’est le cas chez mon ami, l’infirme du scoubidoche. Je ne tiens pas à donner à ces pages d’une haute tenue littéraire et morale un aspect équivoque susceptible de les éclairer d’un jour fâcheux, comme l’écrivait avant naguère un écrivain professionnel qui, depuis lors, a déposé son bilan (dans le tiroir du haut de son stylo). Je veux pas scabrer, mes fils. Ça ferait se cabrer les bien-pensants. Y’en a tellement, des pleins wagons à bestiaux ! Bien-pensant ! Le terme m’a toujours amusé, et puis troublé aussi. Comment peut-on bien-penser ? Ceux qui bien-pensent, en fait, pensent la pensée des autres, des maîtres à bien-penser… Ils se branchent sur le cerveau d’un autrui qui a déjà balisé le parcours. Mitonnent de la coiffe ! Rien de plus sot qu’un bien-pensant, de plus odieux ! On aurait le droit de massacrer, je voudrais saintbarthélemier ces mecs. N’importe leur milieu. Tous ; les gros, les grands, les petits, les moches, les Français, les étrangers, les papistes, les huguenots, les jeunes, les vieux. De pleines charretées ! À lèche, à faux ! Hue ! Mettre des barbelés autour de l’intelligence ? Salauds ! À bas ! Vouloir écumer le bouillon ? À tue ! Je leur défends ! Les prohibe ! Condamner des extravagances d’idée, voire de langage ? Au poteau ! À la découillade ! Je les laparatome ! Les énucle ! Les disloque ! Les en-loque ! Tudieu de merde, ce que j’en aurai bavé, de toujours leur buter contre, à ces faisandés de l’esprit, à ces louches, à ces obscurantés, à ces gueux vomiques, à ces calfeutrés, à ces calorifugés de la houppe, à ces contamineurs, à ces espèces d’espèce, à ces tortueux, à ces naufrageurs d’idées, à ces épouvantés-d’eux-mêmes ! Ah, Dieu ! cher Dieu Ami, merci de les avoir fait cocus, cardiaques et vérolés, comme tout le monde. N’aurait plus manqué qu’ils échappassent à la misère et au chagrin, ces pénuriés. Qu’ils s’embaumassent dans leurs bien-pense, ces burnes molles !

Gredins poursuiveurs ! Où s’aller planquer pour ne plus les voir ni les entendre ? Les oublier ? J’ai beau m’enfuir au cœur des Oberland, me foutre la tronche dans la neige jusqu’à la raie culière, ils continuent de me surgir dessus, sans crier gare ! Me vitriolent de leur connerie abominable. Des fois, tu prends pas garde… Ils se pointent, ruisselants de sympathie. Te disent qu’ils t’adorent, t’admirent, te pipent moralement. Bonne pomme, tu les prends sur ton cœur. Et soudain : vzoum ! Ils te poignardent sauvagement, au débotté. Ils tenaient leur gueuserie dans la manche, façon stylet ! T’as pas l’opportunité d’une parade. T’es viandé de première. Tu titubes de désillusion. Tu déplores ta confiance toujours renaissante. Finito ! La grande baisance ! Ils t’ont eu une fois de plus et t’auront encore jusqu’à la crevaison. Alors t’attends d’être un peu mort pour te remettre de ces vilains. Tu te dis qu’APRÈS l’ultime asticot, quand t’auras les os lisses comme un peigne, ce sera enfin terminate, ces éprouvances. Au cœur du néant, tu trouveras peut-être la paix ! En attendant, se garer au maxi. Partir loin, toujours plus, là où t’es pas connu et ne pas y résider jusqu’à ce qu’on te connaisse. Passer, quoi… Rien que passer, en passant ! Et ne pas répondre à leurs invites, surtout. Non plus qu’à leurs chieries de lettres ! La bafouille à laquelle tu réponds, c’est le doigt dans l’engrenage. Un courrier, deux courriers, et puis leur vase te parvient, sanieuse à l’extrême, pestilentielle !

Je connais, j’ai été client ! Pigeonné de première ! À présent je sais. Dès que me déboule un mec, je recroqueville et j’attends. Oh, pas longtemps. Ça vient vite ! Une piqûre de moustique ! La bestiole t’inocule sa saloperie au milieu d’un sourire. Mais je déblate, je proteste pour la peau. À quoi bon ? C’est pure perte ! Excusez-m’en. Je vais revenir à l’action, ne m’en écarterai plus avant le mot fin, juré ! Mais si vous saviez, ces tristesses, parfois…

Je voulais vous narrer Béru en train d’embourber l’ogresse. La manière futée qu’il s’y prend pour lui remonter le sentier de la vertu à cette avalancheuse mégère. Car elle a des proéminences inouïes à contourner, Poupette ! Devant, derrière, en haut, en bas… Drôlement caparaçonnée, la fillette ! Des loloches comme deux bonbonnes ! Un bide de vache pleine ! Des meules en édredon de grand-mère ! Des cuisses où cascadent les bourrelets ! Ah, croyez : elle est duraille d’accès, Frau Machin ! Pour la visiter, y a du travail de défrichage à accomplir.

Lorsque je les rejoins, attiré par la qualité rarissime du spectacle, Béru achève tout juste de placer sa partenaire. L’on dirait qu’il procède à la mise en position d’une pièce d’artillerie. Y’a également un côté Barnum dans tout ça. Une ingéniosité bien française ! Un sens réaliste de la situation qui confine au gaullisme de l’époque tricolore.

La baleine est allongée sur un lit de repos, le buste en légère surélévation, grâce à l’utilisation d’une pile d’oreillers. Ses jambes sont placées, de part et d’autre du lit, sur les accoudoirs rembourrés de deux prie-Gott bas. Afin que la passive personne ne soit pas tentée, l’ankylose jouant, de les ramener en cours d’action sur la coloquinte de son compagnon, l’astucieux compère a suspendu une chaise à chaque pied de Frau Chose. Dès lors, il ne lui reste plus qu’à perpétrer son forfait, en s’aidant des genoux et surtout des mains pour écarter les derniers obstacles. Pour ceux qui n’auraient pas compris, je peux organiser une séance explicative, avec projections en couleurs, graphiques détaillés et bruitage personnalisant. Tout pour votre agrément, les gars. Je suis le seul auteur qui se mette à la portée du lecteur, moi. J’en ai rien à branler de m’asseoir par terre pour qu’on puisse causer en tête à tête, craignez pas ! À plat ventre dans la gadoue, pour me mettre à votre unisson.

Une fois installé dans sa forteresse, Béru prend un panard somptueux. C’est le beau labeur paysan. Le chant du terroir. Du Victor Hugo… Il marche dans la plaine immense, va, vient, jette la graine au loin. Rouvre sa main et recommence. Et je médite, obscur témoin…

On ne comprendra jamais les réactions de certaines femmes, pendant l’acte.

Celle-là, par exemple, est certainement ravie de la séance, pourtant sa satisfaction reste purement cérébrale. Elle garde un self-contrôle de toute beauté.

— Vous n’avez pas laissé sortir le chien, quand vous êtes rentrés ? demande-t-elle en allemand-vagissant.

Question assez saugrenue, compte tenu de sa position et des soins attentifs qui lui sont prodigués.

Je m’autorise de mon droit imprescriptible à la conversation pour m’avancer et lui donner la réplique.

— N’ayez aucune inquiétude, chère madame. Vous êtes l’épouse de Karl ?

— Oh, nein ! Sa sœur. Nous ne sommes pas mariés, ni lui ni moi. Notre vénérée mère m’a fait jurer à son lit de mort de ne jamais abandonner Karolus, mais j’ai bien du mérite à m’occuper d’un vaurien pareil, allez…

— Qu’est-ce é déconne ? s’inquiète le Gros (qui pour sa part fait exactement le contraire). Elle va au fade où si é demande l’heure des trains pour Sainte-Hélène ?

— Ça marche, Gros, t’es en train de gagner la Croix de Fer avec mention spéciale, le rassuré-je charitablement. Dans mon château fort intérieur, je me dis que, sitôt terminée cette foutue enquête, va falloir le soigner, Béru. Le guérir de ces élans répétés qui lui feront commettre des attentats à la pudeur dans un avenir proche si son goumi périclite pas.

— Vous étiez au courant de ses affaires ? demandé-je à la dondon.

Elle gronde sauvagement :

— Pensez-vous ! Et je n’y tiens pas. Elles ne doivent pas être reluisantes !

— Vous êtes au courant d’une transaction récente qu’il aurait opérée à propos d’un dirigeable.

— Lui, un dirigeable ? bée-t-elle.

Tiens, j’y pense, mes lambines, c’est à ça, qu’elle ressemble, Fräulein Steiger : à un dirigeable. Gonflé à éclater et râpoteux de la baudruche. Ouais, parole : un dirigeable à poils !

Bon, elle ignore. Décidément, devait pas y avoir beaucoup de liant dans les relations des frangins.

— Le maréchal Von Dechich, ça vous dit quelque chose ?

— Heil Hitler ! barrit l’éléphantasque.

— Metz encore, chère mademoiselle ?

— Un après-midi, Karolus m’a chargée d’un message. Quelqu’un devait lui téléphoner. « Tu diras à cette personne de me rappeler chez le maréchal », m’a-t-il ordonné. Je lui ai fait remarquer qu’il recevait beaucoup d’appels téléphoniques et qu’une confusion risquait de se produire s’il ne me donnait pas le nom du client en question. « Demande simplement s’il est bien le monsieur de Brême. » Voilà tout. Ainsi, Karolus connaît le glorieux maréchal von Dechich ?

Elle n’en casse pas plus. Brusquement son regard chavire. Sa respiration se précipite. Des spasmes la parcourent et l’on voit frissonner sa peau comme la surface d’un étang à la brise du soir…

— Ach ! Mais il me fait quelque chose, râloche-t-elle. Mais qu’est-ce qu’il me fait ?

Son sensoriel qui finit par lui transmettre les ondes de choc propagées par Béru, z’enfants ! Dans une masse pareille, faut du temps pour établir le circuit. Moi, pudique, je la laisse à ses félicités. Béru sort sur mes talons. Avant de passer le seuil il la regarde vrombir et trémousser de la masse. Ça ressemble à quelque éruption volcanique. Elle strombole drôlement du cor des Alpes, mam’zelle Steiger.

— Tu vois, soupire le Dodu, avec un vaisseau de c’tonnage, faudrait z’être deux : un qui la place sur son orbite, comme je viens d’assurer, et un qui touche les dividendes. C’est un peu dommage que cette chérie s’extasiât à blanc ! Je l’ai branchée sur le pilotage automatique, seulement y’ a personne à bord pour sa traversée du cosmétique. Elle allunit en ermite. M’est avis qu’elle devrait consulter sur son problème, je suis pas toubib mais je parierais que ses glandes font de l’auto-allumage !

Nous nous en allons discrètement, après une caresse à Médor.

* * *

— À quelle heure on arrive à Carte ? demande Sa Majesté.

— Comment ça, à Carte ?

— T’as pas dit qu’on allait à Carte ?

— À Brême, hé, Truffe !

Le Bouillaveur d’élite hausse ses robustes épaules de portefaix :

— Carte ou Brême, c’est identiquement pareil, assure l’éminent pléonaste. Tu ne vas pas nous péter une pendule parce que j’invertis deux mots homonymes ! Avec toi, on dirait grammairien de valable ! T’es un vanneur, San-A. Ton peu de culture, faut que tu la cotes en Bourse. T’ostentes, quoi ! De toute manière, conclut-il, j’ai faim.

Le mot lui fouaille l’entraille. Béru prend une expression propre à illustrer le martyre d’un hépatique :

— J’ai faim, redit-il, pour l’intensité de la rime.

Silence. La route se déroule sous la pluie. Je double des voitures lambineuses.

— T’as remarqué, fait-il, qu’il y a ici presque autant de bagnoles allemandes que dans les autres pays ?

— Peut-être parce que nous sommes en Allemagne ? suggéré-je.

Il convient :

— Ouais, probable. Ces chleuhs, la majorité de la plupart conduisent comme des cons !

Songeur, il poursuit.

— Tu les regardes aller-venir, bien gentils, comme des Suisses-Allemands caféinés, tu ne peux plus croire que c’est les mêmes de l’Occupation, ceux qui ratissaient le ghetto de Varsovie et qu’arrachaient les bébés des bras de leur mère pour les virguler par la portière du wagon. Car on a beau nous dire, mais c’est les mêmes, Gars. Laisse qu’y leur arrive un nouveau dingue à petites baffies et tu les verras se refout’ au pas de l’oie pour s’en aller écraser les burnes des gens. C’est des mecs que j’aurai jamais plus confiance. Leur restera toujours du raisin sur les paluches, comme sur la clé à Barbe-Bleue. Tu ne sais pas ?

— J’écoute.

— Non seulement j’ai faim, mais je reprends des émois charnaux. La trépidation de la voiture, je pense. Tu crois que je devrais faire une cure de bromure ?

— Ce serait assez indiqué dans ton cas, mon pote. Du train où vont tes choses, bientôt tu violeras les gardiens de la paix, dans les carrefours…

— Cause pas de violer, rien ce mot me porte à la peau ! Parlons plutôt boulot, qu’est-ce t’espères trouver, à Brêmouze ?

— Le monsieur de Brême dont parlait ta dernière conquête.

— C’est grand, comme ville ?

— Un bon demi-million d’habitants.

Il me défrime d’un œil glacial.

— Et c’est tout ce que tu possèdes en fait de signalement ? Un gus qu’on appelle « le monsieur de Brême » !

— Il faut se contenter de ce qu’on a, mon chéri.

— C’est pas chouchouille !

— On fera avec…

L’Épais sélectionne un de ses poils de nez et l’arrache d’un coup sec. Il le fait miroiter dans la lumière du jour, puis, délicatement, l’appose sur le parebrise côté racine. Le poil se fixe à la vitre et s’agite dans un courant d’air.

— Merci pour Hertz, dis-je.

— Hein ?

— Le don de ce valeureux poil béruréen, renforcera encore le prestige de la célèbre Agence. On le protégera au moyen d’une ventouse et une plaque sera vissée au tableau de bord pour en indiquer l’origine. Alors, les futurs loueurs de la Mercédès ci-jointe s’en iront de par le monde révéler aux meubles éblouis qu’ils auront fait du cent cinquante à l’heure derrière un poil de toi. Ainsi naîtra le culte de ton poil, bien que ce poil ne soit pas un poil de ton cul !

— Par moments, je me demande si t’as bien toute ta raison, soupire l’Imbibé.

— Que ferais-je de TOUTE ma raison, Gros ? Alors que je fonctionne admirablement avec les seuls intérêts qu’elle me sert ? Préservons notre capital…

Des maison s’accumulent sur notre passage.

Un panneau indicateur (hou, le vilain !) annonce : « BREMEN ». Alexandre-Benoît me le montre au doigt :

— Un faubourg de Brême, sans doute ? hypothèse-t-il.

* * *

Je déguste une truite au bleu, dans un restaurant du port. Plus appétueux, mon chosefrère consomme une choucroute si importante qu’elle me le dissimule quasi entièrement. Mais la voracité du Mammouth est telle que, bientôt je peux réapercevoir le front bouvillonesque du Très Cher. Et puis, ses yeux larmoyant de bonheur… Son nez délicat… Sa bouche, enfin, dont le fantastique travail me restitue la vue sur son propriétaire.

Il ne lui reste plus à tortorer qu’un chapelet (Béru a de la religion) de dix saucisses, un kilo et demi de lard gras fumé et un jambonneau lorsqu’il demande :

— Maintenant qu’on est dans le pied d’œuvre, bonnis-moi un peu le pourquoi du comment, Mec. Depuis le temps qu’on se pratique, je te connais. T’aurais pas venu ici sans un tuyau de première. Le coup du m’sieur de Brême, ça me paraît un brin chétif pour te déclencher…

Brave homme ! Dès qu’il a moins faim, il redevient consciencieux, mon aminche. Une petite ponction de la moelle et il sera fin paré par l’hallali.

— Le seul tuyau, c’est mon esprit de déduction, Majesté.

Il se verse un grand gorgeon de vin du Rhin et l’écluse sans la moindre fausse manœuvre.

— Toi, si t’auras les chevilles enflées, prends un bain de pied de moutarde, Gars : ça déconjectionne.

— Tu veux bien essayer de raisonner avec moi ?

— J’aurais trop peur de me couler une bielle…

Pourtant, il murmure en fourageant énergiquement dans son tas de choucroute :

— Bon, passe devant, je t’suis !

— D’après toi, pourquoi a-t-on empoisonné Karl Steiger ?

— Ben, parce qu’il faisait chanter les Zautres ?

— Pourquoi les faisait-il chanter ?

— C’te bourderie : parce qu’il était au courant de leurs manigances !

— En quoi le fait d’être au courant lui donnait-il barre sur les AUTRES ?

— Mais… heu… Parce que… T’es con… Parce que, quoi !

Je pointe un index déterminé sur la poitrine du choucroutophage.

Parce que l’opération a réussi, Gros ! Si le coup avait foiré, si le caillou gisait au fond de la mer, les AUTRES n’auraient pas grand-chose à redouter. En tout cas ils n’auraient pas paniqué au point de liquider Steiger IMMÉDIATEMENT. Conclusion, le caillou est déjà en Allemagne, seulement il n’est pas encore planqué.

— Casquette permet d’induire de la sorte, Santa ?

— Je vais te dire, seulement arrête de mastiquer comme une vache, un sportif, ou un Américain. J’ai l’impression que tu pries à haute voix dans une cabine insonorisée.

— Faut tout de même que j’achevasse ma choucroute, non, merde, s’emporte le Velu. V’là m’sieur Chochotte qu’on n’doit plus lui manger devant, sous peine de l’empêcher de penser. Ah ça, c’est la meilleure.

Par bravade, il s’enfourne la plus importante fourchettée jamais constituée dans un restaurant civilisé.

Attendri, je lui souris.

— Eh bien voilà, Messire… L’histoire telle que je la reconstitue. Découverte du caillou. Les Autres (continuons de les appeler ainsi, faute de mieux) ont vent de la chose et décident de s’approprier le diamant. Ils dressent un plan. Il leur faut un dirigeable. Aussitôt ils contactent leur correspondant munichois, en l’occurrence Steiger, en lui demandant de négocier l’achat d’un engin auprès du maréchal von Dechich, seul possesseur de ce genre de babioles. Le marché est conclu, le FEU O. Q. expédié par avion et réceptionné. En Tathmaziz, le commando des Autres opère et sucre la pierre. Tu me suis ?

Un formidable rot me répond.

Encouragé, je continue ma démonstration :

— Que fait le dirigeable, sa besogne accomplie ? Il survole les immenses marécages et pique sur la mer. Sur la mer où un navire l’attend. On dépose le chargement à bord du bateau en question et on fait sauter le dirigeable pour donner à croire ensuite que le diamant est à l’eau. Effectivement, les autorités françaises mordent à l’hameçon. Pendant que les hommes-grenouilles bathyscaphent au fond de l’océan, le bateau fantôme, lui, regagne son port d’attache à toute vape. Banco ?

— Je crois piger. T’es frappé par le fait que Brême est un port, hein ? murmure le Gros en désignant à travers la baie vitrée un univers de grues. Le m’sieur de Brême… Le port de Brême… Le bateau pour Brême ? C’est ceci-cela qui te remue la cocarde. Les gus ont perdu les pédales hier au chantage de Karl parce que la moindre des nonciations peut leur valoir des conséquences funestes. Pour la bonne raison que le diam est à bord d’un barlu qui vient ou qui va arriver ?

Je lui tends la main par-dessus sa choucroute.

— Impeccable, Gros. Tu as magnifiquement sauté dans ma roue !

Il sourit, boit, se cure les dominos à l’aide d’une des quatre dents de sa fourchette qu’il a préalablement écartée des trois autres.

— Un détail me chiffonne : pourquoi Steiger a-t-il attaqué sa goualante hier seulement ?

Je réfléchis un peu, pas trop longtemps. Mon siège est fait, comme disait un ébéniste du faubourg Saint-Antoine.

— Vois-tu, Alexandre-Benoît, je suppose que ce poivrot de Steiger ignorait à quoi était destiné le dirigeable. Seulement, hier, quand le maréchal l’a appelé pour lui expliquer que deux messieurs voulaient l’acquérir, il a compris que nous étions deux flics français. Il a fait travailler ses grosses méninges et s’est dit que le FEU O. Q. avait dû servir à une vilaine besogne. Alors il s’est payé de culot et a laissé entendre aux AUTRES qu’il était au courant de pas mal de choses. Il leur a demandé du pognon pour prix de son silence.

— Et c’est lui qu’a eu droit au silence, conclut Pépère.

Béru fait claquer ses doigts pour alerter le serveur.

— On pourrait pas avoir un léger rabe de choucroute, camarade ? demande-t-il avec un sourire enjôleur.

Le garçon coltine le chariot à choucroute jusqu’à notre table pour basculer cinq kilos de marchandise fumante dans le large plat ovale servant d’assiette au Gros.

— Et avec ça ? questionne ironiquement le serveur dans un français gélatineux.

— Avec ça, tu me donneras l’adresse d’une bonne radasse, répond le Gros. Car je prendrai une pute en guise de dessert.

Загрузка...