Moi, vous me connaissez ? Je ne plaisante pas avec les questions d’amour-propre (comme disait un fabricant de bidets), aussi, lorsque je dépose tout le poids d’une enquête sur le piédestal d’une hypothèse (ainsi que s’exprimait un grand écrivain d’un mètre quatre-vingt-douze) j’ai à cœur que ce dernier soit assez robuste pour supporter ce premier.
Je demande un peu d’aspirine au loufiat, because une dent récemment plombée qui me taquine. Probable que l’homme au davier m’a mal neutralisé le nerf.
— M’sieur le baron a ses migraines ? ricane Béru.
Le soir descend peinardement sur le port. Un soir mouillé, avec tout de même des traînées mauves dans les déchirures du ciel bas. On entend hululer les barlus, crémailler les grues, tohu-bohuter les dockers… Non loin de notre restaurant, l’est une boîte à matafs d’où s’échappent déjà des rengaines. Des charrois pesants achèvent de défoncer le sol pavé. La grosse vie teutonne bouillone alentour comme de la soupe dans un chaudron.
On sort…
L’air sent le goudron, l’eau corrompue, la ferraille…
— Où qu’on va ? demande Sa Rondeur.
Je voudrais bien le savoir…
Après tout, j’ai pu me gourrer. Les choses ne se sont peut-être pas du tout passées tel que je l’imagine ? Encore une fois ça n’est qu’une simple hypothèse.
Le Gravos stoppe près d’une énorme bitte qui n’a rien de très surprenant pour lui, le blasé, et me désigne les troupeaux de gros barlus sombres parqués dans l’eau vert sombre de la Weser.
— Dire qu’il est p’t’-être sur l’un de ces rafiots, ton enviandé de caillou !
— Dire, oui, réponds-je mélancoliquement.
— Doit z’y avoir un moyen, non ?
— De quoi faire ?
— Bédame, de savoir ! Ces barlus, Mec, y vadrouillent pas sans un plan de vol, j’suppose ? Au burlingue maritime du port, on doit ben connaître leurs allées-venues ? Même un yachte donne son programme. C’est pas le parkinge de l’avenue George-V, un port !
Je contemple mon ami en branlant le chef.
— Ça doit venir de mon mal de chaille, murmuré-je.
— Quoi ?
— Ma constipation de méninges. Dire que je n’avais pas pensé à ça ! Pas croyable, non ?
Alexandre-Benoît abat sur mon épaule une main fraternelle.
— L’essentiel, dit-il, c’est que t’aies un homme intelligent à ton côté. J’sus ta bouteille de secours Butagaz, San-A. Lorsque tes méninges patinent, les miens se mettent illico à briller comme la vitrine de Van-Flic, le geôlier de la place Vendôme.
Il porte une casquette noire, ornée d’une ancre, dont la visière plongeante semble être l’auvent de son nez. Des cheveux blonds, grisonnants, sortent en touffes mousseuses de son couvre-sous-chef. Il a le regard blanchâtre. Des pommettes bistres, où végètent des poils.
— Vous désirez ?
Je n’y vais pas par quatre chemins (d’ailleurs son bureau forme cul-de-sac).
— Police française, nous appartenons à Interpol, monsieur l’officier.
Ça fait toujours plaisir à un civil de passer pour un officier, tout comme un Dugenou est ravi d’être pris pour un noble. Il opine bien bas, ce qui implique simultanément un acquiescement et un salut, jette un regard poli à la carte que je lui montre, puis nous désigne deux chaises métalliques.
Votre bien-n’aimé San-A. se lance alors dans une explication sobre, crédible et de bon ton. Je te vous résume le topo. « Nous savons de source sûre qu’un dangereux escroc international qui se terrait en Afrique s’est embarqué tout récemment sur un bateau à destination de Brême. Selon les renseignements qui nous furent communiqués, il se trouvait en Tathmaziz. Quels sont les bâtiments en provenance de cette partie de l’Afrique qui viennent d’arriver, ou qui sont attendus à Brême ? »
Les Allemands, je leur fais pas de cadeau dans mes polars, faut admettre. Vous le savez, j’sus du genre maniaque, et leurs grill-rooms modèle Dachau me sont restés sur la patate (en anglais : on the potato), cela dit (y’a des tas de glandus qui obstinent à employer ceci dit, c’est pas français, ne le me faites pas répéter une fois de plus, sinon ça cacatera !) cela dit, reprends-je, je leur reconnais certaines qualités, dont la plus notoire est la conscience professionnelle. Voilà des julots, question turbin, ils sont de première. Le gus du bureau maritime en est le vivant exemple. Son tableau du planning portuaire, il le sait sur le bout des doigts. Nous le débite en cramponnant le registre, mais sans regarder icelui, tout comme un chef d’orchestre dirige sans mater ce que Béru appelle sa « répartition ».
« Aucun bâtiment mouillé à Brême présentement n’a fait escale en Tathmaziz.
— Quand est arrivé le dernier bateau en provenance d’Afrique Occidentale ?
— Il y a trois jours, c’est le Kelkonos, un pétrolier grec.
Je me livre à un rapide calcul. Impossible que ce bateau soit le bon. Il n’aurait pas eu le temps de faire le voyage de Kelbochibre à Brême.
— Pas d’autres, vous êtes certain ?
L’employé sourcille, vaguement mécontent de mon insistance qui suppose le doute.
— Nein !
— Parfait. Tournons-nous dès lors vers l’avenir, quand doit arriver le prochain bâtiment retour d’Afrique ?
Il n’hésite pas :
— Cette nuit !
Mon guignol se trémousse un peu plus frénétiquement que de coutume. À croire qu’il voudrait sortir de sa cage (thoracique), s’envoler comme les oiseaux de mon ami Pierre Perret. Pas de blague ! Vous voyez le tableautin, mes choutes ? Le battant de votre Santonio qui ascensionne dans l’éther ? Et moi, du coup, rancard avec Dieu. En v’là un, si quand je me pointerai. S’il n’ouvre pas la bouche le premier, Il n’aura pas fini de m’entendre. Des moments, je fais la liste de ce que j’ai à Lui causer. Le cahier des réclamations : un vrai Bottin ! Des trucs et des trucs que je voudrais me faire expliquer. Des machins que j’ai pas bien pigés, dans la foulée de ma vie. Des choses croisées sur ma route et qui m’ont paru un tantinet choquantes… Je vais vous dire : Dieu, c’est peut-être un bon auteur, le dommage c’est qu’il a été mal traduit. Toujours ! Moi, j’aimerais le lire dans le texte, un peu. L’entendre enfin en V. O. Effacer les malentendus accumulés. On va pas rester comme ça, en porte-à-faux jusqu’au Jugement Dernier, quoi, merde !
— De quelle unité (comme vous voyez, je parle couramment le langage maritime. Déjà, quand j’étais chiare, M’man me mettait des culottes « Petit Bateau ») s’agit-il ?
— Le Nekmair-Jiturr des Messageries Zaschett, de Brême.
Je note sur le versant nord d’une pochette d’allumettes ce précieux renseignement.
— Pas d’autres bâtiments venant d’Afrique dans les jours prochains ?
— Pas avant une semaine.
La nuit du port est épaisse, de l’autre côté de la vitre. Les lumières qui la constellent ressemblent à des lanternes japonouilles.
— À quelle heure doit mouiller le Nekmair-Jiturr ?
— Dans le milieu de la nuit, vers deux heures du matin.
— Qui en est le commandant ?
— Le capitaine Mhoröflyk.
— Il n’est pas allemand ?
— Norvégien. D’ailleurs, le Nekmair-Jiturr appartenait à une compagnie scandinave, rachetée par les Messageries Zaschett…
— Qu’est-ce que c’est comme bateau ?
— Un cargo jaugeant douze mille tonneaux et filant 17 nœuds volants…
— Importante compagnie, n’est-ce pas, les Messageries Zaschett ?
— L’une des toutes premières de l’Allemagne Fédérale. La plus ancienne en tout cas. C’est le baron Von Ksionher qui en est le Président-Führer général.
Le ton respectueux de mon interlocuteur en dit long sur l’honorabilité de la maison. Je me lève, la main tendue.
— Merci pour votre coopération, monsieur l’Officier Supérieur ; naturellement je compte sur votre discrétion ?
— Elle sera totale ! affirme l’ancré.
Neuf heures.
Béru somnole sur une banquette du bureau de poste ouvert la nuit. À travers la vitre de ma cabine, je vois sa grosse tronche rouler sur sa poitrine. Il paraît contempler le terrible renflement de son bénard.
Cher brave homme, abandonné dans l’innocence du sommeil. Fragile, soudain…
Derrière un guichet de marbre noir, un standardiste en blouse blanche immaculée lit un journal consacré à la motocyclette à travers les âges.
Le Vieux parle.
Abondamment.
Et à mots qu’il veut couvrir, ce qui ne facilite pas la réception. Je me dis que s’il existe des tables d’écoute pour les communications nocturnes avec l’étranger, le transcripteur doit se régaler.
À la fin, le docte personnage se permet un silence récupérateur.
— Bien compris, San-Antonio ?
— Reçu cinq sur cinq, patron.
— Parfait. Mathias sera à Brême autour d’une heure du matin. Où devra-t-il vous rejoindre ?
— À quai. Près de la statue équestre de l’amiral Otto Rhinauh ; j’y serai, ou à défaut, Bérurier.
— Au fait, comment se comporte-t-il ?
— Ardemment, monsieur le directeur. C’est devenu une sorte de handicapé physique.
— Il faudra qu’il se soigne dès votre retour. Je veux bien que son infirmité soit flatteuse pour la police française, mais tout de même…
Il rit et raccroche.
Les ronflements du Mastar emplissent tout le local. De temps à autre, le téléphoniste lève les yeux sur mon ami, comme pour s’assurer qu’il n’est pas le jouet d’une hallucination auditive due à sa lecture sur les motocyclettes.
Je carme la jactance du Dabe. Pendant que l’homme à la blouse persillée rassemble la morniflette, mes yeux fureteurs tombent avec la délicatesse d’un pétale de rose sur l’annuaire des abonnés au téléphone de Brême. Comment naissent les idées ? Je ne saurai jamais. C’est mystérieux comme la vie. Pas décomposable. Elles vous viennent. Elles s’enfuient. Des flèches qui vous criblent le citron, tirées on ne sait comment, ni par qui.
Toujours est-il que je m’approche du bouquin et me mets à le feuilleter. Comme je suis un maniaque des dictionnaires, j’ai le don d’ouvrir ceux-ci, et leurs dérivés, immédiatement à la lettre souhaitée.
En l’occurrence, il s’agit de la lettre « M ».
« M », comme mange !
— Chouette masure, non ? bâilloche Béru. Ça gagne tellement, d’être capitaine le long du cours ?
Je contemple la maison de briques à colombages de bois peint en blanc. Elle est solide, bourgeoise sur sa pelouse, avec son toit tombant, sa véranda ouvragée, ses fenêtres à petits carreaux.
Une barrière basse la cerne. Sur le portail aux lignes arrondies, brille une plaque de cuivre : W. Mhoröflyk.
Bien qu’il parle un peu du nez, Béru, il a la voix de ma conscience.
— Pourquoi ? demande-t-il en montrant la plaque. T’espères quoi ?
Loyal, je masturbe le chef.
— Au pif, Mec ! Si le Nekmair-Jiturr est bien le bateau qui m’intéresse, son commandant est OBLIGATOIREMENT au parfum de l’affaire.
— Donc il est père-sauna-gratin dans la bande ?
— Vraisemblablement, non ? En foi de quoi il m’intéresse de savoir où et comment il vit.
À peine ai-je dit que la porte de la maison s’ouvre. Une tête de femme brune, aux cheveux coupés court, passe par l’entrebâillement. La personne en question examine les abords de la villa. Comme notre bagnole est stoppée dans une zone d’ombre, elle ne nous voit pas. Alors la porte s’écarte. Un homme paraît, qui tient un sac de voyage à la main. Un type chiffonné, qui qui a dû, sa mise en témoigne, se reloquer en vitesse. La femme l’escorte jusqu’au portail. Elle est en peignoir de soie, genre kimono, avec des ramages en forme de plumage. Ils marchent silencieusement. Lui, la tient par l’épaule. Avant de se quitter, elle se jette contre le gars.
— Hans ! Hans ! Hans ! Oh, Hans ! dit-elle textuellement (je ne pense pas en avoir oublié un, si c’était le cas, vous voudriez bien me le pardonner).
— Grett ! Grett ! Grett ! Oh, Grett ! répond-il en lâchant son sac de voyage pour lui palucher le balcon.
Ils se roulent une gamelle, s’essuient les lèvres, s’en offrent une seconde, soudés l’un à l’autre.
— Huit jours, soupire-t-elle. Huit longs jours avec ce sale type !
— Courage, chérie. Après ce sera tellement bon. Je te referai minou. Car je t’ai fait minou, tout à l’heure, hein, Grett ?
— Oui wohl, Hans, tu m’as fait minou.
— Et aussi pil-plok ! Hein que je t’ai fait pil-plok ?
— Ja bien, Hans, tu m’as fait pil-plok !
— Deux fois ! — Oui, Hans, deux fois !
Ces deux connards mignardent pendant dix minutes dans le petit crachin qui frise devant les lampadaires, enfin le julot s’arrache pour s’installer au volant d’une Triumph noire. Il disparaît après avoir fait « adieu, adieu » de la main à la dame de ses panzers.
Elle reste un moment à son portail, Grett. Nostalgique.
— Vous êtes bien Frau Mhoröflyk ? je lui apostrophe, en déboulant de mon carrosse.
Elle exécute un formidable saut de carpe à la juive (bien qu’étant antisémite). Je m’approche. Elle est plus rousse que brune. Son visage très pâle s’agrémente de taches rousses. Je lis la panique dans ses yeux sombres, ardents. Son peignoir mal refermé laisse voir un sein de belle venue, format Cavaillon.
— Qui êtes-vous ? balbutie-t-elle.
— Si vous êtes bien madame Mhoröflyk, je vous le dirai.
— Oui, je suis…
— Alors, allons bavarder au chaud ; toute à vos amours, vous ne vous êtes pas encore rendu compte qu’il pleuvait.
Béru se pointe à la rescousse, l’œil libidineux, la babine retroussée.
— Toi, lui dis-je, tu vas surtout rester calme, hein ! Je commence à en avoir quine de ton numéro tauromachique !
Grett entre la première. Elle tente désespérément de me claquer la lourde au pif, mais c’est pas aux petits San-Antonio qu’on apprend à faire ce genre d’entourloupe. Mon pied gauche est déjà en place et ma main droite refoule le vantail ainsi que la dame qui pèse derrière.
Nous pénétrons en la demeure du valeureux commandant du Nekmair-Jiturr sans plus de difficultés.
— Ne soyez pas paniquée, Grett, dis-je familièrement, on ne vous veut pas de mal, au contraire. Il se pourrait même que nous vous sortions une épine (de cheval) du… pied !
— Que voulez-vous ?
— Quelques minutes de conversation.
— Vous n’êtes pas Allemand ? balbutie-t-elle.
— Hélas non, mes parents étant nés de l’autre côté du Rhin, ça n’a pas pu s’arranger. Mais j’espère que vous accepterez tout de même de répondre à mes questions ?
— Elle est choucarde, hein ? bave le Gros. T’as examiné cette silhouette ? On dirait le dépliant central de « LUI ». Ah, le gus de t’à l’heure doit passer des moments vibrants !
Je le rebuffe d’un coup d’épaule. Pas le moment de m’emberlificoter le charme qui est en train de s’établir.
— Compliments, poursuis-je, votre amant est un très beau garçon. Et roi du minou, champion du pil-plok, avec ça !
Je lui désigne le dossier d’un fauteuil.
— Achtung ! Il a oublié une chaussette. Quand le capitaine va rentrer, tout à l’heure, vous ne pourrez guère prétendre qu’elle appartient au facteur !
Cette précision relative à la venue imminente du seulmaîtraboraprédieu du Nekmair-Jiturr achève de déconcerter la donzelle. Elle pressent des choses compliquées, mais reprend néanmoins confiance, peut-être à cause de son sourire charmeur et de mon physique allant et avenant ?
— Je crois savoir que vous n’aimez guère votre époux, charmante Grett ?
Elle s’abstient de répondre, par contre, la vilaine lueur que j’aperçois dans son regard est éloquente.
Bon, et si je fonçais bille en boule, les gars ? Quand on y va franco, en fin de compte, on risque moins d’être lésé (avec un « b »). Je lui replace mon aimable laïus, comme quoi j’appartiens à Interpol.
Ma carte.
Police !
Jawohl : police ! Mot magique. International ! J’explique que nous nous occupons d’un trafic de drogue. C’est à la mode, ça ne surprend plus personne, la chnouf. De nos jours, les écoliers de 6e ont du « H » dans leur cartable. Les demoiselles de bonne famille dégustent leur L. S. D. en revenant de la messe et dans chaque soute d’avion se trouve au moins une valoche bourrée d’héroïne. Très crédible, mon histoire. D’autant plus que je suis Français et qu’en matière de stup, la France, c’est comme qui dirait l’arbre-à-came !
La v’là intéressée foncièrement, la Grett adorable. L’en oublie de recroiser son peignoir. On a des perspectives inouïes sur ses charmes, selon les mouvements qu’elle exécute. Je sens gronder le Porcin, comme un torrent souterrain cherchant sa résurgence. Il est vauclusien, le désir du Gros. Relève du séisme. Va encore nous mitrailler au bouton de braguche. L’infernal ! Pan, pan, pan, pan !
— Mon mari tremperait dans cette affaire ? n’ose-t-elle espérer.
Elle imagine déjà le commandant Mhoröflyk embastillé, jugé, dégradé ; comme une maison de Haute-Provence, condamné ! Cent ans de bigntz ! La libertade chérie ! The divorce ! Hans for ever ! Radada à toute heure, eau chaude et froide à volonté ! Merci papa, merci maman ! Plus besoin de se cacher. Finis les départs nocturnes dans la bruine, en paumant ses chaussettes dans le grand salon !
— C’est très possible, dis-je. Êtes-vous disposée à nous aider ?
Elle n’a pas la pudeur de refréner : sa haine pour le mataf est trop intense. Tout est question d’opportunité dans la vie. Faut que le déclic joue au bon moment. Pas de vraie réussite sans « le concours de circonstances » : les bonnes affaires, les 18 juin, les 27 avril, les Générales triomphales, les coïts sublimes… Toc : l’opportunité. Y’a le jour « J », la minute « M ». En cuisine, en amour… Un soufflé, une chouette baisance : kif-kif. La guerre, la politique, le prix Goncourt, tout, je te dis ! Si tu ne point-nommes pas, t’es marron, bité profond, bon à dégager.
En ce moment, ma force, c’est d’avoir déniché une gerce toute chaude encore de son amant, et qui appréhende de retrouver son bonhomme abhorré. Elle le maudit, son capitaine au long cours emmanché d’un long bec ! L’encorne, muse d’un autre ! Le rêve mort ! Noyé au fin fond des fosses océanes, avec des algues indépétrables en guise de linceul ! Voudrait le voir tronçonner par des poissons-scie (à ruban). Les burnettes dégustées par les crustacés effilocheurs. C’est cruel, une femme qui déteste son mari. À preuve les Cours d’assises en sont bourrées.
Vous materiez la ferveur de son « Oh, oui, bien sûr », après que je lui aie demandé si elle veut bien nous collaborer ! La sainte Blandine de la haine, mes très chers frères ! Te vous fait froid dans le dos.
— Merci, dis-je. Alors, ravissante Grett, commencez par répondre à cette question, en votre âme et conscience : « Selon vous, le capitaine Mhoröflyk est-il un homme intègre ? »
Rigolez pas, les mecs. Tout se joue sur cette interrogation. Elle constitue le tournant du match. Je m’explique car, comme d’habitude, vous ne semblez pas bien saisir : Grett hait son singe. Elle lui souhaite mille maux. Si, nonobstant, elle me répond que l’officier de marine a la blancheur Persil, C’EST QUE C’EST VRAI ! Une femme nourrissant pareille hostilité ne peut se gourrer. Auquel cas, ne me restera plus que d’aller voir chez le Vieux si j’y suis.
— Lui ! s’égosille la dame. Un coquin ! Une vieille fripouille ! Bon marin, mais malhonnête homme. Il a dû quitter la Norvège après avoir eu des démêlés avec la justice ! Il…
Le reste, je m’en fous.
Ça ne saurait qu’affaiblir le début de la déclaration. Le renchérissement est bien souvent une anémie de l’idée à exprimer. Dans certains cas, plus t’es bref, plus t’es éloquent. Je me rappelle d’un jour, Maître Floriot (qui n’a pourtant pas la menteuse dans le tiroir du bas de sa robe d’avocat), je lui ai demandé ce qu’il pensait d’une dame du Tout-Paris. Il a eu comme un grand geste d’impuissance et a laissé tomber : « Pétasse ! »
Rien que ça. Sans autre commentaire. Pétasse ! Vachement définitif. Ensuite tu passes à un autre sujet.
Donc, on tient le bon filin. Grace à mon flair infaillible, l’enquête fonce à cent nœuds (papillon) à l’heure.
— Tu jubiles ? note Béru. Y’a kermesse au village ?
— Comme qui dirait, Monseigneur.
Je reviens (sans regret) à Grett.
— Si Mhoröflyk est une crapule, comment se fait-il qu’il soit employé par les très respectables Messageries Zaschett ?
— Il a des soutiens occultes.
— De quel ordre ?
— Politique : les néo-nazis ! L’organisation est puissante. Beaucoup plus que les gens du commun ne l’imaginent. Avec des ramifications un peu partout. Des fonds secrets qui enflent. Des espions…
Néo-nazi ! Je pense aux fumées de Treblinka ! Se sont-elles déjà dissipées ?
— Ah bon, fais-je, oui, je comprends…
Et c’est vrai, les z’enfants, que je pige.
Tout, me semble-t-il. Le vol du caillou. Les moyens mis en œuvre. Cette force omniprésente. L’assassinat immédiat de Steiger (probablement un membre du nouveau parti ?)
Mon énergie est forte comme un soc de charrue. Je suis dopé, galvanisé !
— Dites-moi, Grett, vous arrive-t-il, parfois, d’aller attendre votre mari au port lorsqu’il rentre de voyage ?
Elle hausse les épaules :
— Non seulement cela m’arrive : mais il l’exige ! Dès que l’échelle de coupée est en place, je suis la première personne à l’escalader, sur les talons des douaniers ! Il est fier de moi, Willy. Il aime me prendre dans ses bras devant son équipage.
— Je le comprends, susurré-je, manière de me placer un peu auprès de la souris, car, si ça ne rapporte rien, en tout cas ça ne mange pas de pain !
Elle me rend mon œillade assassine. En v’là une, mon frère, quand tu l’épouses, vaut mieux que tu sois bijoutier en chambre que capitaine de corvette, crois-moi ! Une casserole de lait sur le feu, cette Grett !
— Ainsi donc, cette nuit, vous irez l’attendre au port ?
— On me téléphone dès que le Nekmair-Jiturr commence les manœuvres d’amarrage.
Je cueille la main de la jeune femme sur l’accoudoir du canapé.
— Grett, ma chère âme, soupiré-je, voulez-vous que nous devenions AMIES d’enfance, toutes les deux ?