CHAPITRE (IRRÉVOCABLEMENT) DIX-NEUVIÈME

Je nage comme un triton affamé qui vient d’entendre tinter la cloche du dîner. J’ai plongé du côté opposé au quai et il me faut contourner le navire pour rallier celui-ci à mon panache blanc.

Manque de pot : comme j’atteins la poupe (tous les navires en ont une, peu ou prou) je suis stoppé par les évolutions d’une vedette automobile de la police qui navigue derrière le faisceau d’un fort projecteur. Que fait le Santantonio joli afin de ne pas risquer d’ennuis immédiats ?

Il pique une tronche dans la baille, se laisse couler le long de la massive chaîne de l’ancre.

Un mètre, deux, puis trois…

Alors la chance radine. Je la croyais partie, elle s’était seulement permis un détour. Tout se joue sur une fraction de seconde, comme souvent. L’heureuse conjoncture, quoi. Le vagabondage du destin…

Figurez-vous (si la cuillerée de caviar avarié qui vous tient lieu de cervelle vous le permet) que le projo de la vedette est incliné en avant. Il plonge obliquement dans l’eau. Une fulgurance !

À peine…

Mais j’ai le temps de voir l’énorme paquet sombre ficelé à la chaîne. Mon brave sang (qui non seulement est un sang pur, mais de plus un vrai pur-sang) ne fait qu’un tour (au triple galop).

Rapidos je remonte pour aspirer un peu de gaz-à-poumons.

Je te vas jouer les pêcheurs de perlouzes, gentlemen ! Vlouppp ! Je repique dans les profondeurs, le long de la chaîne. Quatre, cinq… huit mètres…

Le paquet ! Je touche, c’est énorme et c’est très dur bien qu’enveloppé dans du caoutchouc. Je caresse toute la surface du bloc. Pas de question : il s’agit du diamant ! À la partie supérieure de l’enveloppe, je sens une valve. Alors je pige tout. La récupération va s’opérer dans des conditions assurant le maximum de sécurité. Deux hommes-grenouilles vont s’annoncer avec une bouteille de gaz supplémentaire. Ils brancheront la bouteille à la valve. L’enveloppe de caoutchouc se gonflera, rendant aisée la manipulation des deux tonnes de carbone pur sous l’eau. Un jeu d’enfant que de haler le bloc jusqu’à une embarcation légère, puis de l’emmener hors du port. Gé-nial ! Vous ne trouvez pas ?

Si ? Merci !

Brave Mathias, va !

N’a-t-il pas eu l’idée d’attacher sa capsule à un cordonnet, afin que je puisse la porter comme un scapulaire ! Si bien que je l’ai toujours au cou.

Allez, San-A. Au turbin.

Nouvelle goulée d’air.

Re-re-plongée.

Dans un premier temps, je dévisse la valve de l’enveloppe.

Dans un second, je glisse la capsule à l’intérieur de l’enveloppe.

Dans un troisième, ayant revissé la valve, j’écrase la capsule du poing, contre le diamant.

Mission accomplie, monsieur le directeur. Vous comprendrez ce qui va s’opérer maintenant, lorsque je vous aurai révélé que le produit contenu dans la capsule n’est autre que du méta-tito-bromi-éthylosulfate de polyéther-acétate de manganèse chlorohydro-méthylo-oxy-borate de nitro-phéno-fluoricarbure salicili-glucoronamide ascorbique-triméthyl-chroméno-hymécromone propylo-benzyl-adénosinebi-phosphorylé-praa-amino-dipropyline-sulfo-thiorine-panthoténate-calci-sodé de cyproheptadine-alpha-amylase-trichro-mycine-isopropamide-iodure de chlorbutol-hexa-méta-ferreux-furfurylidène-protéolytique-chlor-hydrate de lysozymeanhydreorthoxyquinoléine-éphédro-bromhydrate de scopolamine à excipient parfumé sucré simple, dont la formule, je vous le rappelle à toutes fins inutiles est : L A 1 Q I 2 E H i QBC OVC.

Ayant exécuté cette fort délicate opération, je me mets à nager entre deux zoos pour fuir le navire.

Y’a branle-bas de combat, à bord, moi je vous le crache. Un remue-ménage noir. (C’est le ménage Mhoröflyk qui est remué.)

Ça galope et ça file des gueulées, de bâbord à tribord…

Le commissaire valeureux tire sa brasse aussi rapidement qu’il le peut vers le point du quai où l’attendent le rouquin et le Gravos.

C’est une otarie ruisselante qui s’abat sur la banquette de la chignole.

— J’ai eu peur pour vous, en entendant ces cris, monsieur le commissaire, soupire le Rouillé. Ainsi, il paraît que vous n’avez pas découvert le diamant, m’a dit Bérurier ?

Je ris.

— On ne le trouvait pas parce qu’il est d’un noir d’ancre ! sphinxé-je.

En douze mots (non, attendez : en quatorze et deux « l » apostrophes) j’affranchis Mathias sur ma découverte.

Il me presse les mains.

— Ah, bravo ! Fantastique…

— Pff, le hasard, mon fils. À présent, comme nous sommes brûlés, je vais te charger d’une mission qui sort du cadre de tes fonctions laborantines, mais nous sommes à l’étranger et la France avant tout, n’est-ce pas ?

— Mais bien sûr, monsieur le commissaire ! lance-t-il sur l’air immortel de la Marseille. Qu’attendez-vous de moi ?

Je lui en cause.

Il m’écoute, opine, répète, puis descend de bagnole. Je démarre, laissant cette torche pour inauguration de jeux olympiques sur le quai poisseux.

Le sieur Béru (pardon : le scieur Béru) ne s’est pas réveillé et continu de débiter des bûches en tranches.

Des bûches qui paraissent pleines de nœuds.

* * *

Il dort encore lorsque j’entends stopper une auto dans la rue. Des portières claquent, des gens gutturaux (c’est le mot qui s’impose lorsqu’on situe une action en Allemagne) aboient dans le silence glacé du petit matin. Et puis il y a un pas trottinant dans l’allée. Une clé dans la serrure que j’ai pris soin de refermer. La porte s’ouvre et se referme[31]. La lumière inonde le grand salon.

— Alors, ma petite Grett, vous êtes veuve ou pas ?

Elle fait un saut de carpette, recule comme si elle allait s’enfuir, mais la voix impérieuse du San-A bien aimé la pétrifie.

— Attendez, ma gosse ! Vous avez fait assez de gâchis comme ça !

Béru s’étouffe en ronflant et ouvre un œil. Sa lucidité lui étant revenue, il palpe la région située au-dessous de sa ceinture, se renfrogne et marche dans le livinge. On dirait un ours mal léché par son oursonne. Il arpente la moquette d’une allure traînarde, s’arrête devant Grett, lui fait de l’œil et, sans transition, la gifle.

— Approchez, Grett ! ordonné-je.

Elle ne bouge pas. Pépère la décide d’un coup de genou au postère.

Il a pas besoin de comprendre l’allemand pour se mettre au fait d’une situation tendue, le Mastochard.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, reprends je : il est mort, le Cap’tain ?

— Non.

— Mais c’est tout comme ?

Elle hoche la tête.

— Il paraît que non. Il va s’en sortir…

— Sale blague pour toi, hein, trésor ? Ces matafs norvégiens ont le crâne en béton. Tu lui as pourtant fait une chouette lézarde au grenier… Tu parles d’une fiesta lorsqu’il sera sorti du sirop ! Cocu et estourbi par sa jolie Grett, on peut espérer du grand spectacle. Tu as voulu me baiser en canard, jolie poulette, cependant je ne t’en veux pas : fallait bien que tu essaies de t’en sortir. J’aime les femmes énergiques. Tiens, donne-moi un dernier coup de main, ma gosse, et je te sauve la mise !

Mon langage la ranime.

— Comment cela ? demande-t-elle, intéressée.

— J’ai besoin de ton précieux concours. Rassure-toi, ça ne pisse pas loin. Ensuite, parole d’homme, je te donnerai quelques formules magiques que tu pourras gazouiller à l’oreille de ton ogre pour le faire tenir tranquille.

Elle sourit.

— Qu’est-ce que je dois faire ?

— Une commission à quelqu’un. Mais rien ne presse, j’attends un coup de fil auparavant. Tu devrais nous faire du café, chérie, la nuit a été longue, blanche et mouvementée et le jour qui débute risque d’être son digne fils !

La jeune femme se penche sur mes lèvres et me plante sa langue dans le moulin à parole.

— Si on terminait ce que nous avions si bien commencé, Français ? me dit-elle, après.

Pas contrariant pour un pfennig, je souscris un engagement express dans son corps d’élite.

En vertu de quoi (si je puis dire) c’est Béru qui va préparer le caoua.

* * *

Deux heures plus tard, le bigophone…

Il gazouille dans le silence de la maison.

— Laisse, dis-je à Grett : c’est pour moi.

Effectivement, la voix enrouée de Mathias fait vibrer la plaque sensible.

— Ça y est, monsieur le commissaire, « ils » sont venus récupérer le colis.

— Tu as pu les suivre ?

— Très facilement, d’ailleurs ils ne sont pas allés loin. En ce moment, ils hissent le bloc sur le ponton privé d’une propriété.

Il me file l’adresse d’icelle.

— Merci, blondinet : voilà du beau travail, mais j’ai l’impression que tu as pris froid en faisant le 22, non ?

— Ne m’en parlez pas : je ne peux plus parler. Le petit matin, au bord du fleuve, ça ne pardonne pas.

L’heure n’étant pas à la causette, je raccroche et vais ouvrir la fenêtre. La pluie s’est arrêtée, la pelouse sent bon l’herbe mouillée et des oiseaux vocalisent dans les arbustes. Je pense que nous allons avoir une belle journée. J’arrache Béru du canapé où il gît en essayant un nouveau procédé de ronflage qui consiste à émettre des râles de lion venant de se planter un os de mouton dans le gésier.

— En route, mes amis. Il ne faut pas rater ce qui se prépare…

On déhote en silence. La circulation commence à se coaguler dans les rues. Nous traversons une zone industrielle, puis rejoignons le fleuve large, calme et lent qui brille dans les lumières de l’aube comme des plaques d’acier fraîchement laminées[32].

Bientôt nous atteignons la campagne verdoyante. D’opulentes houses bordent la Weser, toutes plus cossues l’une que l’autre.

Une tache orangée, là-bas…

C’est la chevelure de Mathias, lequel est blotti contre une haie. Ses yeux larmoient et il stalactite du pif.

Je stoppe à sa hauteur.

— Salut, Van Gogh, rien de nouveau ?

— Si, il y a moins de trois minutes, une énorme Mercédès 600, pleine de gens graves, est arrivée.

— Au poil. À toi de jouer, Grett. Si tu es à la hauteur, ma fille, une existence nouvelle s’ouvrira à deux battants devant toi !

Je l’embrasse délicatement. Mathias, pudique, se détourne. Le Gros, par contre, rouscaille :

— Visez-moi Mistère Casanova qui s’prend pour Rudolf Hess-Valentino. M’a remplacé au pied levé, depuis que ce fumelard de rouquin m’a débranché Coquette. Deux fois il a remis le couvert, du temps qu’on poireautait chez la commandante. Et mézigue je morfondais du calbute, tonnerre de merde. Mais caisse tu m’a refilé comme tisane au bromure, dis, l’Incendié ? Une trique de porte-drapeau, j’avais. Et maintenant j’ sus en berne du kangourou ! Je me trimbale une patte-mouille dans l’armoire à vaisselle. Si je ranime pas de la tête chercheuse avant de rentrer à Paname, je vais y combler le bonheur av’c quoi, à ma Berthy ? Hmmm ? Réponds un peu, enviandé ! Une femme de ce tempérament, t’imagines qu’on la démarre au cure-dent ? Qu’on lui catapulque le sensoriel juste à la menteuse. La tyrolienne, Berthe, elle s’en branle, si tu voudras des détails ! Pour elle, c’est de l’amuse-gueule. Lui faut du plat de résidence, à madame ma Dame. De la belle membrure d’homme ! Pas de l’article gélatineux, façon niocchi. Les braques, Berthe, on peut pas les lui servir en rouleaux !

Il continue ses invectives, mais je ne l’entends plus…

Ayant, d’un bond olympique, franchi la haie vive, géométriquement taillée, qui cerne la propriété de nos « clients ».

* * *

Les pays où l’on s’ennuie ont toujours de belles pelouses, vous aurez remarqué. Sans doute parce qu’il y pleut beaucoup ?

Le tapis vert que je foule à emjambées furtives est plus moelleux que celui d’une cocotte grand luxe à injection directe (j’en ai connu une qui s’appelait Mercédès). Je suis une plate-bande (pauvre Béru qui a cessé de) agrémentée de rosiers aux variétés singulières. Je reconnais en passant des Veuve-éplorée-du-Président-Kennedy pourpres, à greffe onasienne ; des Impératrices-Yrotte-Ytrotte jaunes ; des roses Pompon-Élyséennes ; des Princess-Margaret-is-very-big-from-the-backside, des Baccaras, des Belotes, des Tarots et bien d’autres dont je vous dresserai la liste complète, un de ces jours, chez Vilmorin.

Un massif de buis taillé en forme de bouteille Perrier m’offre un abri sûr. Je m’y embusque. Me voici aux premières horloges, z’enfants. Après le massif, l’est un grand garage où stationne une camionnette jaune dont le plateau est nanti d’une petite grue de dépannage. Le « colis » repêché dans les eaux de la Weser est là, ruisselant.

Des messieurs silencieux forment un arc de cercle à l’arrière du véhicule. Sur le plateau, deux zigs en combinaison bleu ciel, armés d’énormes ciseaux de tailleur, se hâtent de découper l’enveloppe de caoutchouc noir. On n’entend que le bruit de mastication des ciseaux. Un silence épais, un recueillement solennel pétrifient l’assistance. Les personnages rassemblés là attendent, au garde-à-vous que le diamant soit débarrassé de sa gangue lisse. Ils sont quatre… Trois grands, un petitou. Le mignard, je le reconnais. L’ai aperçu y’a pas tellement naguère à Paris. Ces longs favoris frisés qui lui tombent sur les épaules, vous parlez que je les retapisse facile. Il s’agit, ni pu ni moins, de M. Perlouze, le Président temporaire des joailliers de France. Ah, le traître ! Le sale vendu ! Ou plutôt non : le sale vendeur ! C’est lui qui a refilé l’affaire à l’organisation nazie. Convictions politiques ? Cupidité ? Allez donc savoir…

D’ailleurs, je saurai.

Et vous itou si vous êtes sages et payez bien votre tiers provisionnel.

Ça y est ! Le bloc est écorcé. Les mecs en combinaison arrachent l’enveloppe. Le moment est impressionnant pour tout le monde.

Pour les copains de l’Organisation d’abord, qui s’attendent à découvrir la fabuleuse pierre.

Pour moi, ensuite, qui espère confusément apercevoir autre chose. Quoi de plus bath que le suce-pince, mes Maîtres ? De plus exaltant ?

Un, deux, trois… Servez chaud !

Un « oh oh oh » effaré secoue les gentlemen.

Diamant mes quenouilles, camarades !

À la place, un énorme bloc de charbon. Vive Mathias le prince des chimistes !

— Qu’est-ce que ça signifie ? tonne le plus vieux des bonshommes rassemblés.

— Mais, l’on dix raies de… du charbon ! s’étrangle le plus jeune.

— Ja, ja, Kohle ! Kohle ! déclarent les gus combinaisés.

Le sieur Perlouze escalade le plateau de la camionnette. Il saisit les ciseaux d’un assistant et gratte furieusement l’énorme pierre. Il ressemble à un petit écureuil frénétique.

— Houille ! Houille ! Houille ! hurle l’infâme salopiot.

— Vous vous êtes fait mal ? s’inquiète quelqu’un.

— Non, houille, charbon ! Anthracite ! C’est de l’anthracite ! Vous entendez ? Me comprenez ? Vous n’avez pas l’air de me recevoir, bande d’ahuris ! Anthracite ! Même chose la Ruhr !

Il se tourne vers les trois compères consternés. Brandit les redoutables ciseaux dans leur direction. Il écume, Perlouze ! Il trépigne.

— Misérables, vous m’avez dupé ! Voleurs ! Criminels ! Nazis ! Alboches ! Me posséder de la sorte, moi qui ai trahi mon pays pour m’approprier le quart du butin ! Ça ne se passera pas comme ça ! À bas Hitler ! Vous n’aurez pas l’Alsace ni la Lorraine ! Allemagne kaput ! Je hais ! Vivement les Russes ! L’Internationale Ouvrière ! Je veux qu’on rase ce pays de fumiers ! On vous coupera les testicules, vous arrachera les dents en or de vos sales gueules ! Tous en Sibérie ! Graine de bagnards ! Ma part ! Il me faut ma part ! Je porterai plainte ! Je dirai tout ! Je le jure ! Sans haine et sans crainte ! Rien que la Vérité ! Ma part tout de suite ! Mon quart ou je vais faire couler le sang ! Vous espérez me berner comme un péquenot au bordel ? Hein, dites, les ordures ? Perlouze marron ? Jamais ! Was is das, ces manières ? Je ne me laisserai pas mettre ! Ah ! que nenni. Oh que non ! J’aurais perdu mon honneur pour la peau ? Me cracherais à la figure en échange de rien du tout ? Non, mais dites donc, oh, hé ! Halte-là ! Verdun ! On ne passe pas ! La tranchette des bâillonnés, messieurs ! Le chemin des Dames ! Douaumont, morne plaine ! Ce que je vous hais ! Ah là là ! Fougueusement ! Bandits ! Allez, oust, ma part et vite ! Mon quart, nom de Dieu, mon quart ! Mon quart sinon je commets un acte irréparable !

Le plus vieux des nazis qui comprend le français et le gargouille un peu éclate :

— Impézile ! Fous ne boyez donk bas gue nous zommes roulés ! Brenez-la, fotre part ! Allez, brenez, crétin ! Fous zavez droit à zinq zents guilos de ce machin !

Perlouze regarde le bloc.

— Cinq cents kilos… d’anthracite ? Hmmm ? D’anthracite ! Alors que je me chauffe au fuel !

Là-dessus, coup de sonnette en coulisse.

Un mec en blouze saute du plateau pour aller ouvrir.

À Grett, je vous l’annonce avant qu’il ne l’apprenne.

* * *

Mes petits canaillous, vous voudrez prendre note d’une chose importante, susceptible de ne pas vous être inutile. Dans la vie, on vous demandera toujours de justifier un refus, mais jamais une acceptation. Ce qui revient à dire que le côté positif du « oui » n’a pas besoin de s’accompagner d’explications, alors que le « non » paraît louche et se doit d’être étayé par des arguments.

— C’est la femme du commandant Mhoröflyk ! annonce le zig qui est allé lui ouvrir.

Du coup, y’a légère réanimation de la part des consternés. Une telle visite, en un tel moment, fait un tantinet « coup de théâtre », et après celui qui vient de leur être assené, met un regain de vigueur dans le concile.

Toujours planquouzé derrière mon buis, je mate avec avidité la prestation de ma jolie championne du radada.

Elle s’avance vers le groupe, très droite, avec une figure de demi-veuve et un air de loyauté qui retiendrait un caissier de banque de vérifier si le chèque qu’elle lui présente est signé.

Celui que j’appelle « le plus vieux », faute de savoir son blaze, toise l’arrivante avec une certaine bienveillance qui ira en s’accentuant.

La salue bas et lui demande, d’une voix engageante, comment il se fait qu’elle soit là et ce qu’elle désire.

À toi de faire, ma toute belle !

Pourvu qu’elle tienne bon la rampe, Grett. L’instant est agréable comme deux plis à son pantalon. Ah, cruelle angoisse, qui toujours nous vrille les nerfs.

— Vous savez ce qui est arrivé à mon mari ? demande-t-elle.

— Nous avons appris qu’il avait été grièvement blessé par un bandit déguisé en femme, répond le Vioque.

Elle se racle la gorge.

— Cet individu m’a abordé pendant que j’attendais la fin des manœuvres du Nekmair-Jiturr, à quai. Il tenait un pistolet et m’a menacée de m’abattre si je refusais qu’il m’accompagne.

— Intéressant, lâche l’autre.

Me voici rassuré. Grett, dans ce rôle, c’est Mme Feuillère dans La Dame aux Camélias. Une justesse de ton ! Une mesure, mes chéries, qui la place d’emblée parmi les meilleurs comédiennes de ce temps.

— Une fois dans la cabine, poursuit-elle, il s’est passé une scène troublante dont je n’ai pas voulu parler à la police. L’homme déguisé en femme a appuyé son arme sur ma tempe et a déclaré à mon mari qu’il tirerait si Willy ne révélait pas ce qu’il avait fait du caillou.

On frémit dans l’auditoire.

— Et alors, chère madame ?

— Bien sûr, mon mari a essayé de renverser la situation, mais mon agresseur l’a frappé d’un coup de crosse en pleine figure. Willy est tombé, à demi inconscient. Je crois que ce coup très violent lui a fait perdre ses moyens. Il a parlé…

— Aoooooo ! font ces messieurs, en cœur.

— Et qu’a-t-il dit, chère madame ? balbutie « le plus vioque ».

— Il a dit que le caillou se trouvait attaché à la chaîne de l’ancre, bien enveloppé dans une gaine de caoutchouc, et que des hommes-grenouilles allaient venir le récupérer avant le jour.

Nouveau remous chez les badernes.

— Et après, mon enfant ? bavoche le fossile, qui a dû être curé dans sa jeunesse.

— Après, eh bien, l’homme s’est fâché plus fort. Il a dit que mon mari mentait, qu’il savait de source sûre que la chose attachée à l’ancre n’était pas le vrai bloc, que Willy avait débarqué le caillou bien avant d’arriver à Brême parce qu’il avait traité avec d’autres gens pour son compte personnel et qu’il devait savoir où et comment Wil s’était débarrassé du caillou.

Une cascade de vilaines exclamations, agrémentées de jurons, ponctue cette annonce. J’en reviens donc à ce que je vous prétendais légèrement plus haut, mes gamins : les gens acceptent sans barguigner un aveu, mais refusent d’emblée des dénégations. Et tout à lavement, comme dit le cher Béru.

Les messieurs réunis devant le tas de charbon, ils doutent pas un poil de seconde de la culpabilité du pauvre commandant. L’acceptent dare-dare pour salaud intégral. L’admettent canaille infâme sans une arrière-pensée.

— Mhoröflyk a révélé à cet homme ce qu’il avait fait du caillou ?

— Non. Il s’était ressaisi pendant que l’autre parlait. Il a voulu de nouveau l’attaquer, mais l’individu l’a assommé au moyen d’un bronze décorant la cabine. Et alors, j’ai crié. On est venu. L’homme s’est enfui par le hublot… On a conduit Willy à l’hôpital. Après on m’a ramenée chez moi. C’est alors que j’ai réfléchi. Je me suis dit que ce sacré Willy avait dû faire une bêtise. C’est un drôle de type. J’ai eu peur des conséquences. J’ignore tout de cette histoire de caillou, mais il m’a semblé de première importance de révéler ce que je savais aux gens qui avaient fait confiance à mon époux. Me rappelant le détail sur les hommes-grenouilles qui devaient repêcher la marchandise accrochée à la chaîne de l’ancre, je suis retournée au port, pour les guetter… J’ai vu le canot automobile arriver dans le bassin. Ensuite je l’ai suivi. Et me voici, messieurs. Après beaucoup d’hésitations. Ça fait une heure que j’attends, morte d’angoisse, devant cette propriété, mais ma conscience avant tout. J’espère que vous me saurez gré de ma franchise et que vous en ferez bénéficier Willy Mhoröflyk. Ce n’est pas un méchant homme, mais…

— Il est dans le coma ? tranche durement « le vieillard ».

— Les médecins ont confiance. Il…

— Allons à son chevet, il faut qu’il parle ! Venez, mes amis ! Faisons vite ! S’il n’est pas mort, il nous dira la vérité, le gredin ! Ah oui, j’en fais le serment ! Suivez-nous, madame !

Et les v’là partis à la queue leu leu dans l’allée. Toute la troupe ! Au bord des vociférations. À la périphérie de la crise de nerfs.

Ne reste plus que cet endoffé de Perlouze qui, ne parlant pas l’allemand, n’a rien compris à ce qui se passait et s’est vu rebuffer d’un coup de tatane hargneux par le dernier de la cohorte.

Tel Don Juan devant le cadavre de son maître, le président temporaire des joailliers de France se met à chialer devant le bloc d’anthracite.

Moi je m’étire.

Crime et Châtiment, les gars. Tout le monde a droit à sa tartine de gadoue. San-Antonio les a bités monumentalement, tous ! La seule bénéficiaire sera probablement cette dévergondée de Grett qui risque fortement d’être enfin veuve avant longtemps. M’étonnerait que son bonhomme réchappe de l’aventure. D’un côté comme de l’autre, il est cuit. Justice, justice ! Les nazis, eux, ont financé cette kolossale opération pour zoby. Quant à Perlouze, il est cocu de première !

Je m’avance doucement vers lui et pose la main sur son épaule chétive.

— Eh ben, vieille frappe, on se laisse aller au désespoir ?

Ça lui évapore les larmes. Il me regarde avec l’air de se demander où il m’a vu.

— Commissaire San-Antonio, me représenté-je.

Du coup, le v’là qui se met à vomir. C’est une petite nature, l’homme aux favoris en oreilles d’épagneul. Un salaud sans envergure. La pire espèce.

— Rien n’est jamais irréversible, monsieur Perlouze, les pires salopes de votre espèce trouvent toujours des possibilités de rachat, pour peu qu’une âme d’élite se penche sur leur misère. Vous allez m’aider.

Un léger bruit me fait tourner la tête.

Trop vite. Je morfle un coup de poing effrayant en pleine mâchoire. Moi qui déjà souffrais des ratiches ! On dirait que tous mes dominos se couchent. J’ai des vapeurs écarlates dans le ciboulot. À travers ce nuage incarnat, je vois tournicoter l’un des mecs en combinaison bleue : le plus costaud ! Ce pain de deux livres qu’il vient de me téléphoner, ma doué ! Mes genoux sont en coton, tout soudain. Je fléchis des cannes. Un autre gnon me finit. Jamais j’ai été cueilli aussi fougueusement… Il va m’assaisonner de première, l’Allemand. Me finir, peut-être ? Qu’en pensez-vous ?

Non !

Les coups cessent. J’entends un bruit. Un cri. Un autre bruit… Mon étourdissement se dissipe. L’homme à la combinaison gît sur la pelouse, les bras en croix. Le père Perlouze l’a descendu d’un coup de bêche sur la noix.

M’est avis que sa rédemption commence.

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