CHAPITRE (EN FAIT) NEUVIÈME

La trouvaille du Gros doit être miraculeuse (à moins qu’il ne soit guéri) — toujours est-il qu’il est d’apparence rigoureusement normale lorsque nous déboulons chez le Dabe.

Auparavant, Béru est allé chez lui enfiler son complet sombre et sa femme avant de se présenter devant son chef suprême. Que je vous apprenne encore : il s’est rasé. Un peu de brillantine dans ce qui lui reste de tifs et voilà un bonhomme en passe (magnétique) de devenir commissaire. Seules fausses notes dans cette gravure de mode : des ecchymoses qui gervaisent[18] sa face de boulimique assouvi. Tout cela, je l’apprends par les exclamations complimenteuses du Vieux.

— Vous dûtes vous battre ? s’inquiète ce dernier en désignant les hognons[19] du Mastar.

— Sifflet, m’sieur le directeur, je dûtes, gazouille l’Abominable.

— Avec qui vous colletâtes-vous, mon bon ?

— Je me collationnâte avec ces fumiers de douaniers tathmaziziens à propos de quéques babioles dont ils refusèrent que j’esportasse et qu’ils ne voulussent point me rembourser de noroît et de surcroît, m’sieur le directeur.

— Quel genre de produits, Bérurier ?

Le Dodu observe un petit silence gêné.

— Pfoff, cinq femmes que j’avais achetées à leur mari pour une bouchée de pain et dont je voulais ramener en France où ce que la main-d’œuvre devient introuvable quand on veut une bonne à tout foutre. Mais les gabelous de là-bas ne se sentent plus plisser depuis qu’y z’ont l’indépendance. Y croyent que ça fait civilisé de réclamer des passeports pour cinq radasses que leurs parents se balançaient encore par la queue dans les cocotiers y’a pas si longtemps…

— Ma parole, vous êtes ségrégationniste, Bérurier ! reproche doucement le Vioque (mais sans animosité).

Le Mafflu branle son chef (le sien propre, et non celui qui se tient de l’autre côté du burlingue). Bien que ne le voyant pas, je sais qu’il agite la tête car il a de l’arthrite.

— Un peu, fait le cher Alexandre-Benoît, en réponse à la remarque de notre éminent chef, mais ça va mieux depuis que je porte un Rasurel.

J’ai déjà fait au Vénérable le récit de notre équipée. Il a donné des instructions et une équipe hautement spécialisée de scaphandriers mariés à des femmes-grenouilles est en route pour explorer les fonds marins au large (et au long) de Mékouyanbar.

— Bon travail, mes enfants, nous dit-il. Vous serez récompensés selon vos mérites. La demande d’avancement de Bérurier est déjà sur le bureau de monsieur le ministre ; quant à vous, mon pauvre ami…

Il renifle un pleur.

Depuis que me voici aveugle, je suis devenu son « pauvre ami ». En attendant d’être « son pauvre vieux ». Puis d’être promu à tous les jamais : « ce pauvre San-Antonio ».

— Quant à vous, mon pauvre ami, j’ai la satisfaction de vous annoncer une bonne nouvelle : la Légion d’honneur, pas moins ! Et attendez, attendez… C’est monsieur le Président de la République en personne qui vous décorera dans la cour, en présence de tous vos camarades. Votre nom restera gravé dans toutes les mémoires et pendant de longues années[20] vous servirez de modèle à cette maison dont vous aurez été l’un des plus beaux fleurons.

— Amen ! lâché-je avec quelque impertinence.

Le Vioque a un léger clapement de langue agacé. Que tu sois aveugle ou extra-voyant, faut pas lui chahuter le respect : il déteste.

— Vous avez quelque objection à formuler, San-Antonio ?

— Une question à poser, Patron.

— Allez-y, mon pauvre ami.

— Si je comprends bien, désormais, pour moi, c’est retraite anticipée, pension, décoration et imparfait. Bref : j’ai été San-Antonio ?

Il toussote. Je sens qu’il regarde Béru.

Je sens que Béru lui adresse des mimiques.

Je sens que je commence d’emmerder.

D’être plus qu’inutile : de trop !

— Que voulez-vous dire, mon pauvre vieux ?

Qu’est-ce que j’annonçais, à peine plus avant, hmm ? Son « pauvre vieux ». Déjà. En plein…

— Je veux dire qu’on n’a plus besoin de moi. Je deviens une image qui va jaunir très vite.

— Écoutez, mon pauvre vieux, vous devez bien comprendre qu’après cette chose dramatique… Nous faisons un métier dangereux, vous le savez mieux que quiconque… Comment un garçon privé de la vue pourrait-il continuer de…

« Mais rassurez-vous. Vous resterez un technicien parfait que ses camarades ne manqueront pas de consulter chaque fois que des questions épineuses les laisseront perplexes.

Je frappe sa table du poing.

Du moins, veux-je. Hélas j’ai mal évalué les distances et ma main choit dans le vide. Ah, mes aminches, quelle vache épreuve ! Cette confiture de ténèbres, je commence à ne plus pouvoir la digérer.

— Patron ! déclaré-je, j’entends continuer de travailler. Certes je suis durement handicapé. Mais avec l’aide de Béru ou de Pinaud, je peux encore fonctionner et être utile.

Re-toussotement du Tondu.

— Voyons, mon pauvre San-Antonio…

Ça y est ! N’avais-je pas « vu » juste ? En quelques répliques je suis déclaré « pauvre San-Antonio » à part entière.

— Ce que vous demandez là est impossible. Jamais, au grand jamais on n’a vu dans nos rangs un…

— Un aveugle ?

Il se tait.

Béru en profite pour parler.

— Patron, déclare mon ami d’une voix grasse, sinistre et martelée, si vous virez San-A, je vous cloque ma démission, et probablement Pinaud de même. Ensemble on ouvrira une agence de police privée qui nous remplira les comptes en banque. Et on deviendra tellement réputés que d’ici pas deux ans, personne à Paris saura qu’il existe encore une police officielle !

Fureur du Dabuche.

— Bérurier, je vous prie ! Comment pouvez-vous parler ainsi alors que votre promotion est sur le bureau du ministre ?

— Si elle y serait, qu’elle y reste ! Il s’en servira pour mettre la coquille des œufs durs de son casse-croûte !

Le Vieux n’a pas le temps de piquer sa crise.

Une volée de boutons de braguette lui part dans la frite.

Le Mahousse égosille :

— Mince, mon bandage vient de flancher et mon futal a explosé, San-A. Je m’étais pourtant arrimé zézette à la jambe avec une grosse sangle de toile !

* * *

Sitôt que le taxi a stoppé, l’odeur de notre jardin me parvient. Un parfum de glycine et de terre fraîche, avec, insidieuses, des fragrances de poireaux et de cerfeuil.

Et puis il y a le glou-glou mélancolique de la petite pièce d’eau moussue. J’ai beau être aveugle, j’en sais la couleur exacte. Elle est à jamais imprimée dans ma mémoire.

Le chauffeur me remercie pour le pourliche. Il descend et retire ma valoche de la malle.

— Tenez, monsieur.

J’avance la main. Un peu trop à droite. Suffit de ramer un peu pour trouver la main poilue du bonhomme et la poignée de cuir de mon bagage.

— Ah, excusez, balbutie le taxi, je n’avais pas remarqué.

Ça me donne une idée. Il « n’avait pas remarqué ». Donc, on ne s’aperçoit pas de ma cécité de prime abord. Bon à savoir, ça. Je vais faire comme si de rien n’était pour Félicie. Je connais si parfaitement notre petit univers… La hauteur de chaque poignée, la place de chaque siège, le coin de tapis qui « rebique », le carreau branlant dans le vestibule…

Tout. Il fait bon être aveugle, chez nous. C’est un plaisir…

Je pousse la porte. Elle grince en la mineur. Le gravier craque sous les pas. C’est à mi-parcours que se situe la pièce d’eau, au milieu d’un arrondi bordé de buis qui sent un peu le cimetière en automne. Par-dessus, il y a une tonnelle avec de la vraie vigne, un peu étiolée. Cette vigne produit un raisin rachitique dont les grains ne sont pas plus gros que des grains de sureau. Chaque année je me fais un devoir d’en manger. Il est acide et tout en peau. Les oiseaux eux-mêmes n’en veulent pas. Je le bouffe parce qu’il me fait penser à mon enfance. J’ai, par certain côté, la vocation du pèlerinage.

— Antoine ! s’écrie Félicie depuis notre seuil.

Je me dis :

— À toi de bien jouer, mon grand. De la décision, de la désinvolture, de l’audace !

— Bonjour, M’man !

Encore six pas. Je sens le paillasson de fer sous mes pieds. Chez nous, on a deux paillassons. Un en fer qui fait râcloir, un autre en crin pour se fignoler la godasse. Je me laisse aller à l’automatisme de l’habitude. Surtout ne pas penser à la position des objets. Lorsqu’on pilote une voiture, la manœuvre est machinale. Tu ne dis pas : « La je vais rétrograder en seconde. » Tu le fais. Tu décides inconsciemment de freiner, de serrer ta droite, de mettre ton clignotant. Bon, en ce moment faut que je songe à autre chose. L’odeur de Félicie. La tiédeur de son souffle. Je sais à quelle hauteur précise se trouvent ses épaules. Je la prends par le cou. Je l’embrasse. Après quoi, comme à chacune de nos retrouvailles, mon nez erre dans les fins cheveux blancs de ses tempes. On est deux vrais animaux, M’man et moi dans la tendresse. Un poulain et sa jument de mère. Besoin de se frotter. Le refuge, quoi. Une odeur d’étoffe neuve me surprend.

— T’as une nouvelle robe, dis donc !

— Oui, Mme Frémis me l’a livrée hier soir. Pourquoi l’ai-je mise ce matin ? On aurait dit que je te sentais, non ?

— Bien sûr que tu me sentais !

— Elle te plaît ?

Je prends un peu de recul. Je feins de regarder de bas en haut.

— Elle est au poil.

— Tu ne la trouves pas un peu trop gaie ?

— Jamais trop gaie, M’man. Pourquoi voudrais-tu toujours t’habiller en sombre ?

— À mon âge…

— Justement. Laisse le sombre aux jeunettes.

On entre.

Magie des odeurs… Je bombe à la cuisine. Je soulève un couvercle de marmite. Je « regarde ».

— Mince, c’est plutôt moi qui sentais ce qui se mijotait ici, M’man ! Du lapin au vin blanc !

Ça devient une sorte de jeu doux-amer. Je joue à faire croire à M’man que je vois ! Vous croyez que je pourrai la berlurer longtemps ? Y’aura fatalement le pépin idiot qui fera tout craquer, non ? Au moment où je m’y attendrai le moins.

— Ma cousine de Chambéry a écrit. Lis, la lettre est épinglée au calendrier des postes.

Je vais la prendre. Pas la moindre fausse manœuvre.

Mes gestes restent souples, presque sûrs. Au toucher j’identifie le méchant papier à lettre de la cousine Marthe. Elle l’achète dans une petite épicerie des faubourgs et il sent la nouille moisie.

— Je la lirai dans ma chambre, M’man…

— Oh, lis tout de suite, il y en a vingt lignes, j’aimerais savoir ce que tu en penses, sa proposition est peut-être intéressante et elle voudrait une réponse d’urgence.

Je retire la lettre de son enveloppe. Je l’ouvre en priant Dieu de ne pas la tenir à l’envers. De toute manière je me place un peu en biais par rapport à Félicie.

Ça dure combien de temps, la lecture de vingt lignes ? Je grommelle des « Hmmm grrrr mouais » incertains. Ceux que se doit d’émettre un cousin Antoine auquel une vieille seringue pucelle de cousine Marthe de Chambéry fait une proposition.

Quelle proposition ? Soudain, si je puis m’exprimer ainsi, c’est le trait de lumière.

Sa bicoque… Depuis des années elle parle de la vendre en viager… Elle est seule, Marthe et ses revenus sont si minces… L’appel du pied. Toujours j’ai fait la sourde oreille. Moi j’aime assez Chambéry, ses éléphants, sa Roussette, ses arcades, ses vieilles rues qui racontent encore le Piémont. Mais la maison de la cousine Marthe, sans façon, je vous la fais cadeau ! Un vrai cauchemar, au fond d’une cour envahie par les matériaux d’un plombier. Quatre pièces superposées. Y’en a une par étage. Et ça pue le triste, le délabré, le vermoulu. Les peintures n’ont pas été refaites depuis le mariage des parents à Marthe, laquelle trotte sur ses septante ans !

Je plonge.

— Elle y tient, décidément ! fais-je négligemment en déposant la missive sur l’étagère, entre le pot marqué café et celui sur lequel est écrit thé en caractères chinois de chez Félix Pothin.

— Alors ? insiste Félicie.

— Qu’est-ce qu’on foutrait de cette bicoque horrible, M’man ?

Elle soupire :

— Oui, bien sûr…

Pour le coup, le sol s’affermit sous mes panards. Je caracole de l’argument.

— Si encore sa masure se trouvait à la campagne, on pourrait la rebecqueter pour y passer des vacances. Mais au fond de son terrier qui pue la soudure et la ferraille… Je veux que ça n’est pas chérot. Seulement qui en voudrait, même réparé ? Je ne suis pas marchand de biens, et le commerce est un vieil ennemi à moi, tu le sais. J’achète toujours au prix maxi et je me fais un devoir de revendre à perte. Je vois pour mes bagnoles…

— À propos, coupe ma mère, le garagiste a téléphoné que ta voiture était prête, alors…

— Bon, bien, j’irai la chercher dès que j’aurai un moment, l’interromps-je.

Re-bise à Félicie.

— Je vais prendre une douche et passer des fringues de fainéant, ensuite je t’aiderai à mettre le couvert…

Une fois dans ma piaule je me laisse tomber sur le plumard et je pleure. Fallait bien que je craque, vous ne pensez pas ? C’est de me retrouver ici, chez nous. J’entrevois le futur… Cette vie végétative qui m’attend… M’man… Elle me fera la lecture, j’écouterai des disques. Pour voyager nous prendrons le train. Moi qui aime tant champignonner une pompe, merde ! Je vais me mettre à devenir une espèce de faux petit vieux, avec des marottes, des plaisirs tristes… Faudra qu’on se réorganise entièrement. Réagir à bloc. Tout vendre et acheter une propriété à la campagne. Qu’au moins j’aie la possibilité de renifler l’herbe fraîche, d’entendre se répondre les coqs et hurler les chiens… Peut-être que la cambrousse aura un effet réconfortant.

Je perçois le pas feutré de ma brave femme de mère dans l’escalier. Vite je me redresse, j’essuie mes pleurs.

Jadis, m’arrivait de chialer dans ma chambre à cause d’une punition subie à l’école et que je passais sous silence. La taire me faisait plus mal que le châtiment lui-même. Chaque fois y’avait ce pas de M’man dans l’escadrin. Vite je me refaisais une devanture. Elle entrait. Elle restait un instant dans l’encadrement et finissait par murmurer :

— Allons, qu’est-ce qui ne va pas, Antoine ?

Elle frappe.

— Je peux venir, mon Grand ?

Son grand répond que oui. Je me mets à déballer ma valoche sur le lit pour cacher mon trouble.

— Tu veux que je t’aide ? propose Félicie.

Sans croire à mon acceptation, car elle connaît ma marotte à propos des bagages. J’ai horreur de les « faire », par contre, inexplicablement, je ne laisse à personne le soin de les défaire.

— Penses-tu…

— Tu es content d’être rentré ?

— En voilà une question ! Pourquoi me demandes-tu ça ? J’ai pas l’air heureux ?

Elle prend place dans mon fauteuil. Il gémit du dossier et l’un de ses accoudoirs remue.

— Antoine, chuchote-t-elle si bas qu’il faut l’ouïe exercée d’un aveugle pour percevoir cet appel.

— Oui ?

— Viens…

Je sais. Je me mets à genoux devant elle. Je pose ma joue droite sur ses jambes. Sa main sèche mais douce me caresse le visage, lentement.

— Antoine, reprend Félicie, « ça t’est arrivé comment » ?

Je sursaute.

— Quoi donc, M’man ? Je ne comprends pas de quoi tu parles ?

Elle respire profondément.

— Écoute, mon chéri, Marthe ne parle pas de sa maison dans la lettre ; le garagiste a ramené ta voiture ici : elle est devant la grille et, pendant ton absence, j’ai retapissé ta chambre avec le papier uni que tu avais choisi. Alors explique-moi, ça t’est arrivé comment ?

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