CHAPITRE (POSITIVEMENT) QUATRIÈME

« Ma vie fut parsemée d’échecs que je me suis fait un plaisir de surmonter », me disait y’a pas tellement naguère je ne me rappelle plus qui.

Pourquoi, en reprenant conscience, éprouvè-je aussitôt, et avant même que d’avoir recouvré ma pleine lucidité, le sentiment d’un échec insurmontable ?

L’amère notion d’une faillite irrémédiable. Hein, pourquoi ?

Première constatation : je suis en position horizontale. Deuxième constatation : je repose sur une surface moelleuse.

Troisième constatation : l’obscurité est totale.

J’attends un instant, me demandant si je suis vivant et où je me trouve.

La réponse est oui à la première question, et « dans un plumard », à la seconde.

« Lit d’hôpital », me dis-je, même.

Car je perçois des odeurs qui ne trompent pas. C’est ténu, mais péremptoire. Les senteurs d’un hosto sont partout les mêmes. Ça pue le désinfectant, l’eau de Javel, la maladie, le drap souillé, le linoléum…

Je soulève mes paupières en grand. La nuit est toujours aussi intégrale. Pas la moindre faille, aucune veilleuse plus ou moins bleuâtre, nul rai de lumière.

On a dû me foutre un pansement sur la tronche. Je porte la main à la hauteur de mon nez. Je PEUX me palper. Pas trace de gaze. Ma main continue d’investiguer. Elle dépasse ma tête, s’affole, rencontre les barreaux lisses d’un lit. Elle remonte, butine de gauche à droite, finit par rencontrer une poire électrique dont elle se saisit avec avidité. Je presse le bouton. Il fait « clic-cliiic ». Mais le noir continue. Je réitère. Le bitougno, cette fois, fait clac-claaac. Sans rien changer à cet état de choses. Ça lancine mochement dans ma tronche. À croire qu’une énorme mèche me vrille le bol silencieusement.

Alors une panique furieuse s’empare de votre cher San-Antonio, mes belles demoiselles. Je m’assois sur mon lit. Le sommier métallique est souple comme une lame de scie à main. Je dansote…

— Énerve-toi pas, Mec ! me lance une voix.

Celle de Béru ! Vous avez beau être gland à faire s’effeuiller une forêt de chênes, vous l’aviez compris au vocabulaire, je gage ?

Le timbre épais comme de la Maïzena du Gros me colmate l’effroi.

— Mince, tu es là, Alexandre-Benoît ?

— Comme 2 et 2 fait 22, mon pote ! gouaille le Mafflu.

— Et moi ?

— Ben toi aussi, t’es là, Dieu merci…

— Où ?

— À l’hosto de Kelbochibre.

— Depuis longtemps ?

— Dans les environs d’une quarante-huitaine d’heures. Sitôt que nous fûmes prévenus, le Vieux m’a chargé d’accourir à ton chevalet.

— Prévenus de quoi, Gros ?

— Ben… De ce qui s’est passé, c’te connerie !

— Et que s’est-il passé ?

Il toussote. Puis, d’une voix plus basse, légèrement enrouée, il soupire.

— Allonge-toi bien, Gars. Reste peinard, je te vas bonnir le topo.

Je pressens des révélations cruelles.

— Je suis aveugle, hein ?

Un éclat de rire un peu forcé salue ma question.

— Non, mais écoutez-moi ce julot ! Complètement siphonné ! Aveugle ! Y’a de quoi se la faire macérer dans du vinaigre pour se la déguiser en cornichon géant ! Aveugle ! Il est fou, ce Gus ! L’a le caberlot qui se désemboîte ! Les cellules grises qui fuient de la valve ! Du mou dans la dure-mère ! Aveugle ! Ma parole, sa boîte crânière prend le jour ! Venir de Paris pour entendre des stupirditudes pareilles, je vous jure ! Aveugle mon c…, hé, c… ! Et mes burnes, elles sont aveugles ? Non, mais réponds, pomme à l’huile, elles sont aveugles, mes burnes ?

Il s’étouffe de sa véhémence.

— Alors, si je ne suis pas aveugle, comment se fait-il que je n’y voie rien, Gros ? Mais alors rien de rien. Nous sommes dans le noir ?

Son généreux postère précautionneusement déposé sur le bord de mon lit manque de me faire basculer.

— Écoute, San-A. reprend Béru. Écoute… On se cache jamais rien, les deux. La main dans la main, toujours… Pas de cadeau, jamais ! La vérité ! À la loyale ! Bon, pour tout te dire, non, on est pas dans le noir. Y fait même une chiasse de soleil. En réalité, voilà… Je vais t’expliquer. T’esposer la situation bien carrément, commak, sans tricher. T’affranchir en grand. À quoi bon se berlurer ? T’es pas aveugle, ah, grand Dieu, non ! Quelle idée ! Pas aveugle du tout, mais y’a comme un hic : t’y vois plus de tes yeux et t’y voiras plus pendant un certain lapsus de temps. T’as une vacherie de la tétine, ou de l’encornée, p’t-être plutôt du glaïeul… Non, c’est pas le glaïeul… L’iris ! Voilà, l’iris ! T’as un turbin aux iris, Mec. Pas de quoi se faire greffer des boutons de jarretelle à la place des lampions, espère ! Mais enfin, ça t’empêche de voir, quoi, comme qui dirait…

— J’avais toujours cru qu’un homme privé de la vue s’appelait un aveugle, coupé-je misérablement.

Ça relance le Mastar. Il m’inonde de postillons épais comme des flocons de neige.

— Ça y est, et voilà, rebelote ! s’égosille l’Enflure ! Il y tient ! Lui faut sa canne blanche, à Césarin ! Son cador ! Un cataphote aux miches ! Je vais y refiler mon plat à barbe pour qu’y s’en fisse une débile[6]. L’ira faire la manche sous la porcherie d’une église. À vot’ bon cœur, m’sieurs-dames, le bon Dieu vous l’rendra ! Quelle cloche, ce type ! Se filer des idées fixes à son âge ! Tu tournes mironton, ou quoi qu’est-ce, dis, San-A. ? Aveugle ! Toi, aveugle…

Là-dessus, à bout de comédie, il éclate en sanglots. Ses spasmes secouent mon lit comme une tornade blanche. D’une main je caresse sa grosse tronche de Saint-Bernard. De l’autre je palpe mes yeux morts.

Car ils sont morts, mes beaux yeux de velours, chères chéries. Éteints pour toujours. Je ne reverrai plus vos corps si mignons, mes belles. Et vous, vous ne verrez plus s’allumer le désir dans mes prunelles de velours. Ah, misère, quel coup dur ! Si je m’attendais… Va falloir réapprendre la vie. Se forger une philosophie. Continuer sa route à tâtons…

— Allez, chiale pas, baluche ! je murmure… Si on se met à nager dans les larmes on sera vite déguisés en filet de morue.

Le Gros reprend souffle !

Espoir…

Voix !

— Écoute, mon vieux lapin, hoquette-t-il. Je permettrai pas que tu te prétendasses aveugle ! Never ! Jamais ! Défendu ! Admettons que t’y voies peau-de-zob, bon, faut se conformer à l’évidence. Tu bernicles comme une moule, mais t’es pas aveugle. D’abord un grand espécialisse parisien va se pointer d’un moment t’à l’autre. Un crack ! Si une greffe serait obligée, banco, je te virgule aussi sec un de mes lotos ! Tiens, le gauche qu’est le moins rouge, le plus parisien, celui que je me serre pour allumer les frangines. Et parole, tel que je connais Pinuche, je me fais couper la zoute s’il t’en filerait pas un idem. D’accord, il a pas le regard Valentino et faudra que tu te déchiasses la paupière toutes les dix secondes, mais enfin, un œil c’t’ un œil, non ? Y’a aussi qui seront dépareillés tes falots. Lui, honnêtement parlant, il a pas mon fringant dans la prunelle. Son regard, c’est paterne et consort. Le lampion du vieux fonctionnaire… Alors, bouge pas… On s’y prend autrement. J’ai une bien meilleure idée. Nickelée ! Lumineuse ! Je te refile mes deux carreaux, et on m’en greffe un à Pinaud. Ainsi, au royaume des borgnes, tu resteras le roi, San-A. Le roi ! Avec deux lanternes pétillantes d’intelligence.

Je lui tends les bras. On s’embrasse.

— Eh bien, en voilà des façons ! roucoule une petite voix.

— Qu’est-ce que c’est ? interrogé-je.

— Ton infirmière, m’affranchit Bérurier. Un lot merveilleux, mon pote ! Pour être paré, t’es paré. Une ravissante noirpiote, avec des rondeurs que de te les décrire ça me filerait le tricotin. De la gosseline jouvencelle. Dix-sept piges tout au plus. Des dents de gibecière[7]. Ah, mon goret, tu vas te la couler douce.

Je salue la jeune personne présentée avec tant d’enthousiasme, et, dominant mon chagrin, je reviens à mes moutons.

— Et le reste, Gros.

— Quel reste ?

— Mes compagnons, la cargaison ?

— Tu sais que t’es beurré, dans ton genre ? répond-il, si tant est qu’une question puisse constituer une réponse.

— Ah bon, je n’avais pas remarqué.

— Ils sont presque tous morts, mon grand ! De légions au cerveau. D’autres qu’ont voulu fuir se sont noyés dans le marécage. Ceux qui vivent z’encore sont enfermés dans un asile, au pavillon des agités. Dingues à ligoter, les pauvrets ! Pas mèche de leur tirer une broque. Y z’hurlent en se bouchant les manettes. Ils gueulent comme quoi le soleil leur éclate dans le cigare…

— Et la cargaison ?

— Le caillou ? Envolé avec le camion qui le transbahutait.

— Hein ?

— Disparu, je te dis… On n’en a pas retrouvé trace de l’un l’autre.

— Mais c’est impossible !

— Faut croire que non, puisque ce fut.

— Comment se trouvaient disposés les véhicules ?

— À la queue de mes leuleu, Mec : une jeep, une chenillette, l’espace vide du camion disparu et une autre chenillette !

— Alors, comment a-t-on pu s’approcher du camion sur cette digue étroite et le dégager de la file sans culbuter les véhicules qui le précédaient ?

— Par la voie des déserts, suggère le Pertinent. En coléoptère, je suppose ?

— Un poids pareil ! Tu charries…

— Toujours est-il que le camion et son diam n’étaient plus là.

— Qui a donné l’alerte ?

— Un berger de crocodiles. Y font l’élevage sur des îles situées en plein marécage. La nuit, ce gazier a été réveillé par un bruit infernal et des lueurs de bombe atomique. Il a cru que c’était la fin du monde…

— Moi aussi, avoué-je. Moi aussi, Gros, je l’ai cru. Et tu vois, ajouté-je en me caressant les paupières, je ne me suis pas tellement trompé.

— Au morninge, le berger que je te fais état a prévenu de ce qui se passait. Les zautorités ont envoyé une commission d’étude. C’est elle qui vous a découverts.

— Comment a-t-elle pu revenir donner l’alarme puisque le chemin était coupé et qu’il n’y a pas moyen de faire demi-tour ?

— En marche arrière, à ce dont on m’a dit. Paraît qu’ils ont des jeunes chauffeurs dressés espécialement pour cette route. Des gars que tout jeunes on leur tord la tête, de manière qu’ils pussent conduire en marche arrière sans se faire un torticolis. C’est au contraire pour piloter en avant qu’ils auraient de la difficultance. Alors on prend deux pilotes, tu mords ? Un pour driver en avant, un pour driver en arrière.

Il se racle la gorge.

— T’as une constitution drôlement impec, mon pote ! La carcasse renforcée avec caberlo en iridium. Pour être le seul à t’en être tiré, faut croire que t’es pas taillé dans du chou-fleur bouilli, mais dans du cœur de chêne !

— Non, murmuré-je, simplement je savais que le diamant est le corps le plus dur qui soit au monde. C’est lui la cause du cataclysme déclenché contre nous, mais en retour, c’est lui qui m’en a partiellement préservé.

Sa Majesté quitte mon lit, imprimant au sommier un mouvement de bas en haut vingt fois supérieur au poids du liquide déplacé que causait notre regretté camarade Archimède. Je manque être éjecté de ma couche.

— Bon, déclare Gradube, compte tenu de ce que te voilà sorti des vapes, je m’en vas me cogner une petite bouffe, vu qu’à attendre ton déboulé du tunnel, j’ai pas jaffé depuis des temps mémorials. C’est l’affaire d’une heure, j’ai retapissé quéque chose ressemblant à un restaurant à deux pas de l’hosto.

Il s’incline sur mon oreille, chuchote :

— Pendant ce temps, fais une petite pogne garnie à ton infirmière croquignolette, manière de te changer les idées. Durant la période que tu vadrouilleras dans de la ténèbre, exerce-toi le sens dactylographe, Mec.

Il exit.

Je l’entends chuchoter dans le couloir. Je suppose qu’il passe ses consignes à ma garde-malade car, peu après, celle-ci entre dans ma chambre et s’approche de mon lit. Sa main fraîche parcourt mon front, mon visage…

— Vous êtes bien ?

D’instinct je me tourne vers la voix. Je fais un effort pour voir. Mais tout est d’un noir intense, profond, définitif. Un noir aussi infini que le bleu du ciel ou celui de la mer.

Aveugle ! San-Antonio est aveugle ! L’univers s’est éteint pour lui. Sa carrière est finie. Il va chanceler d’un trottoir à l’autre et des gens compatissants le prendront par le bras. Il ne conduira plus de voiture. Il ne lira plus de bouquins. Lui faudra apprendre le braille… Regarder avec ses doigts… Deviner… Tout deviner…

— Très bien, merci, réponds-je. À quoi ressemblé-je, lorsque je suis aveugle, mon chou ?

— Vous êtes beau, fait la voix.

Une source, cette petite. À son timbre je l’imagine… Plus belle que ne me l’a décrite Béru. La manière recueillie dont elle a balancé son « Vous êtes beau » me va à la moelle épinière recta. Une bouffée d’espoir me ranime. D’accord, je suis mirot comme un piège à taupes, pourtant il me reste mes autres sens, avec la manière de les utiliser.

Vrai ou faux ?

L’homme fort ne s’occupe pas de ce qu’il a perdu, mais de ce qui lui reste.

Je saisis la main de l’infirmière sans trop tâtonner.

Elle ne me la retire pas.

— Approchez, j’ai envie de vous connaître, dis-je.

Docile, elle se love près de moi sur le plumard. Mes paluches partent en mission de confiance. Elles se frayent des passages, investissent, explorent, balisent.

— Fais-moi oublier ma misère, petite bougresse, haleté-je en lui fourrageant la tranchée des savonnettes.

La v’là qui s’écarte comme les portes d’une église à l’arrivée d’un mariage. Entrez, vous êtes le bienvenu ! Sa peau est douce, souple, froide… Ma parole, elle est nubile, cette gosse. J’ai beau lui trifouiller la vallée des supplices, je lui débusque aucun système pileux. Il exagérait, le Mastar, en lui donnant dix-sept ans. Cinq de trop, oui ! Ces mignonnes noires trompent les bonnes gens mal informés par leur précocité. Moi, comprenez, après cette terrible aventure, j’ai coûte que coûte besoin de contrôler que je suis en bon ordre de marche, mes yeux mis à part. Des fois que les agressions lumineuses et sonores m’auraient fissuré les claouis ? Tire-bouchonné le zobinard ? Mis les pruneaux en cale sèche ?

Notez qu’au premier abord, j’ai pas cette impression. Au second non plus.

Je me démontre que si beaucoup d’hommes b… à l’œil ils ne b… pas avec. Du reste, en amour, la vue est presque superflue, puisque dès que l’extase approche on ferme les yeux.

Je te lui joue un de ces drames lyriques en huit tableaux, mes fils, qui relègue Paul Claudel dans le vide-poche-à-chasse-d’eau de vos vouatères. Très jolie séance en vérité.

Je n’y vais pas par quatre chemins.

Un seul me suffit.

Seulement je le parcours à plusieurs reprises et avec des véhicules différents.

Ne nous perdons pas en ces vaines et fastidieuses nomenclatures qui ne sont, si je puis me permettre, que du remplissage. Contentons-nous de préciser que, dans les grandes lignes (à voie large) je lui pratique un balisage lingual, suivi d’un chaperon rouge et d’un grand méchant loup. Le tout agrémenté de variantes, d’initiatives osées, de prouesses concentriques, de trouducuponcture salace digne d’un inculqueur de mouches, de libidinances à effets compensés et autres… Je l’enveloppe, l’empoulpe, la tréfile, la dévautre, la vachise, l’amplifie, la pénisile, la glandéose, l’endimanche du bosphore, la dilate, la pilastre, la pilote, la poncepilate, la plâtre, l’emplâtre, la siropte, la démarche, la parcours, la paperdute, l’accueille, la cueille, la parcouille, la trémouille, la trifouille, l’encorne-d’abondance-de-bien-n’ennuie-passe[8] et l’intermédiaire sauvagement. Un point, c’est tout.

La chiasse avec les hôpitaux, c’est que les portes des chambres ne ferment jamais à clé. La mienne s’ouvre brusquement. Une voix d’homme roule comme un tonnerre. Amplifiée par les couloirs, elle croasse et se munifie comme la voie de Bourdaloue dans la cathédrale de Bourges en période de carême.

— Que vois-je, vois-je, ois-je, is-je, — je, je, e ! clame l’arrivant, lequel, je le saurai ultérieurement, n’est t’autre que le médecin-chef passant devant les lits.

Il s’avance dans la pièce, supprimant ainsi le phénomène de réflexion sonore.

— C’est un scandale ! continue l’apostropheur. Vous n’avez pas honte, madame Bertrand ! Et vous, le flic, forniquer avec une femme de soixante-dix-huit ans, vous trouvez ça normal ?

Je me DÉcompose, sagrège, contenance, gage, moralise, considère, colle, centralise, calcifie, siste, branche, cape, pour DÉclamer ma rage, cider d’étrangler Bérurier, clarer que c’est un abus de confiance, chirer mes draps, fendre mon honneur, et férer la vieille au parquet d’une solide rebuffée des genoux.

Ah, le gueux de Béruroche ! Ah, le misérable ! Le fieffé menteur, la franche canaille, le sagouin, le luciférien !

La voix d’homme reprend, calmée :

— Eh ben dites donc, le malade, vous avez de la santé ! Ç’a été son jour de gloire, à la mère Bertrand. Voilà qui va lui guérir son eczéma, corriger son strabisme divergent, faire friser les poils de ses verrues, l’inciter à se faire confectionner un dentier ! Bravo, belle performance. Pour un beau gosse, chapeau ! Même les bougnes d’ici, les estropiés, les lépreux n’en voulaient pas…

Il se marre.

— Je suis le docteur Calbasse, médecin-chef de ce hangar aménagé en hôpital. Trente ans de Tathmaziz, donc increvable. La mère Bertrand, elle, elle a connu la conquête, la colonisation. Elle est venue avec les troupes, elle est restée, elle mourra ici, si elle meurt un jour, ce dont je commence à douter. On devrait lui élever une statue. Elle a foutu la vérole à toute l’armée de « pacification ». Ensuite, prise de remords, elle l’a soignée, l’armée française. Guérie ! Bon, je ne vous demande pas comment vous vous sentez, j’ai vu. Nous avons vu. Voici le professeur Bésicle, des Quinze-Vingt de Paris. Il va vous examiner…

— Très heureux, fait une voix un tout petit peu revêche du côté de l’ourlet.

On me fait lever. Asseoir.

On me place des trucs sur la tête. Des choses aux paupières. Je devine, à une légère chaleur, que le professeur de Paris m’examine avec sa lampe frontale. Il me met des gouttes de saloperie dans les quinquets. Ça me brûle. Je chialote.

— Restez calme ! enjoint-il aigrement.

Il a une odeur, Bésicle. À présent, je vais devenir plus sensible de l’olfactif qu’avant ma cécité. Le prof sent le vieux tapis. Je devine son costar gris, son col dur, sa cravate terne, sa rosette d’honneur rabougrie comme un œillet fané.

Des instruments barbares m’investiguent l’œil.

— Vous distinguez une lueur ?

— Non.

— Bon.

Il paraît content de me savoir absolutly aveugle, Bésicle. Le roman du mirot, je vais pouvoir écrire, quand je saurai brailler.

Les deux toubibs échangent de brèves considérations. Bésicle explique d’un ton condescendant au médecin-chef le pourquoi du comment de mon cas. Je sais pas si vous avez déjà assisté à ce genre de converse entre deux toubibs ? Moi, je trouve que c’est un spectacle. On dirait toujours qu’ils cherchent à s’épater l’un l’autre, à se sortir des termes rigoureusement nouveaux, frais pondus, que des fois l’interlocuteur connaîtrait pas encore. C’est une autre langue, quoi ! L’hippocrate est un dialecte plus rébarbatif à nos oreilles que ceux des îles de la Sonde (pourquoi je vais chercher ce point de comparaison en parlant de toubibs moi !). Leur gravité, faut voir. Dans le cas présent, je vois pas, hélas, mais j’entends et ça me suffit. Si je m’efforce de déduire de leurs salades emphatiques et de traduire en langage courant, j’aurai les annexes sclérotiques qui choroïderaient de l’uvée, amenant mon cristallin diapositif à une abstruance défoulante, d’où une obscuricisation à cent pour cent de la tunique externe, compliquée d’un clabouillage de la capsule de Tenon et d’une achromatopsie kératique à caractère exophtalmique du globe réfringent.

Ce dont je me doutais déjà.

Comme vous pensez !

À la fin de leurs simagrées, je me hasarde à demander :

— Alors, votre avis, monsieur le professeur ?

Il a une réponse qui me va droit au cœur :

— Baofff, fait-il.

Tous les malades vous diront combien les dope une telle déclaration de leur médecin. Ils sont immédiatement ragaillardis et foncent vers le futur d’un pas de chasseur alpin défilant au 14 juillet devant la tribune d’honneur.

Un autre mot qui plaît également beaucoup, lorsqu’il résume une opinion médicale c’est « Mouais », surtout lorsqu’il est suivi d’un « Enfin » lâché en plein soupir. Franchement, docteur, c’t un métier délicat. Le malade, s’agit pas seulement de le diagnostiquer et de le soigner, faut également lui cloquer un Clemenceau dans le moteur. La bonne parole est là, pour. Nonante pour cent (comme on dit en français, ailleurs qu’en France) des praticiens se contentent du mot « Bon ».

C’est leur bourrin de bataille. Trois lettres d’une rare éloquence, selon l’intonation. L’examen achevé, le médecin qui se redresse en claironnant « Bon », il ensoleille le chouf le mieux ombragé. Ou alors, c’est le « bon » bien sec, préoccupé. Le côté, « ça va pas être de la tarte, mais j’en aurai le cœur net à l’autopsie ». Y’a aussi le « bon » fataliste. Style « C’était un bon client, pas affilié à la Sécurité, et il va me lâcher avant deux mois. » Faut noter également le « bon » rageur. Un défi à l’inexorable. Très mousquetaire. « À moi, infarctus, deux mots ! » ou bien : « À nous deux, ma belle leucémie. » Et puis un autre encore, répété en douceur « Bon-bon » qui te fait penser in petto « Glaçons, caramels, cornexquis… Bon-bon… Gentiment. Sourire navré au patient. Ton compte est « bon-bon », mon pote. Si t’aimes la musique d’orgue, t’en auras. Il sent le chrysanthème ce « bon-bon »-là. C’est un « bon-bon » fourré à la terre glaise. Tu piges recta que ton con-compte est bon-bon. On y flaire de l’apitoiement professionnel. Le côté fraternel du toubib qui sait déjà la manière que tu le becqueteras, ton bulletin de naissance. Le mal que t’auras à le digérer. Il t’assistera à coup de morphine. Tu canneras stupéfié. Bon-bon, mon con ! Ça va être ta fête ! Le 1er novembre, n’importe ton prénom. Ah, ils sont au poil, nos toubibs, j’ vous jure. Rassurants, euphorisants.

Ayant enregistré le « baofff » du professeur Bésicle, je me risque à insister :

— Et… à part ça ?

— Vous êtes aveugle, mon vieux !

— C’est ce que j’ai cru comprendre quand j’ai vu que que je n’y voyais plus, ricané-je. Une opération est-elle envisageable ?

— Pas dans votre cas. Chez vous, c’est le système grabo-neurotatif qui est atteint par déconnection du grand frémitatoire. Une opération risquerait de détruire toute chance de guérison.

Les hommes, vous, vous les connaissez. Un rien et ils sautent en croupe des pires chimères.

— Parce qu’il existe une chance de guérison ? questionné-je d’une voix que la pudeur ne parvient pas à étouffer.

— C’te couennerie ! Il est louf, ce mec, hein, Doc ? tonitrue l’abject Bérurier. Comme si qu’on pourrait douter de la chose. Ton aveuglette, mon grand, c’est du temporaire provisoire absolument momentané et qui ne durera pas ! Expliquez-y, Doc !

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demande à mi-voix Bésicle.

— Son remplaçant, fait le médechef.

Cette brève présentation me foudroie. « Son remplaçant » !

C’ext vrai que je suis un gars râpé, terminé. Un gars déjà remplacé !

Ma question n’en devient que plus âpre.

— Hein, dites, il y a une chance ?

Un bruit craquant d’articulation m’indique que le professeur hoche la tête.

— Oui, il y en a une. Je vous le dis très loyalement, elle est infime.

— Ça lui suffit, coupe le Gros.

Douze postillons criblant mon visage, m’indiquent que le professeur fait un « tsst » agacé.

— On a vu des cas comme le vôtre guérir miraculeusement à la suite d’une forte émotion, car, je vous le répète, chez vous c’est le grabo-neurotatif qui est lésé !

— Lésé-moi rire ! tonne Béru.

Une bouffée de poireaux en salade mal digérés m’indique que le professeur exhale de la hargne.

Il n’en poursuit pas moins ses commentaires, en refrénant son irritation.

— Je connais trois cas semblables qui furent de courte durée. Les malades se remirent spontanément sans qu’il y eût par la suite la moindre séquelle. Il y a le cas du général Povecont qui devint aveugle par suite de l’éclatement d’une bouteille de champagne dans son P. C. de Draguignan au cours de la dernière guerre et qui recouvra la vue miraculeusement, à Lourdes, au cours d’un accident de la circulation. Il y a le cas d’un plombier rendu aveugle par l’éclatement de sa bouteille de gaz et qui ne le fut plus le jour où un bookmaker lui donna un bon tuyau pour le tiercé. Le troisième cas est celui d’un voyant qui devint aveugle en état de transe et qui redevint voyant en tombant d’un toit. L’émotion forte, vous dis-je. C’est là l’unique espoir, monsieur. En attendant, je vais vous faire un bon de réduction pour l’achat d’une canne blanche, j’ai des prix avec une maison de l’avenue Kléber. Vous la paierez dix francs seulement, je suppose que vous n’en avez rien à fiche qu’il y ait écrit dessus « Cinzano, toujours mon préféré » ?

Il finit par me prendre congé.

Et je demeure enfin seul avec Béru.

— Fais-toi pas de mouron, me dit l’Enflure, même qu’aurait jamais eu de guérisons, toi, tu aurais guéri, beurré comme je te sais.

— Oh, toi, écrase ! rebuffé-je. Et merci pour les délices avec la merveilleuse petite négresse. Elle approche des quatre-vingts piges, ta jouvencelle, et elle est blanche comme une merde de laitier. Ex-pilier de vérole, pour couronner le blaud, avec des malformations dont la nomenclature ne tiendrait pas, écrite en italique, au dos d’un rouleau de papier peint. Tu t’engages sur une mauvaise voie, Gros. C’est pas joli-joli de chambrer un aveugle.

Il renifle sa confusion à larges pompées de 600 centimètres-cubes de cylindrée.

— Pff, gars, y’a que la foi qui sauve, me répond-il. Si un connard t’avait pas affranchi de la réalité, tu prenais un pied de toute beauté, oui ou non ? Tu veux que je te confiasse mon point de vue ? La vie, moins tu peux la visionner, au mieux t’en profites. Elle est si tellement dégueulasse, San-A. Avec des gens impossibles, de moins en moins regardables. Tous plus sinistres que les autres ! Une vraie colique. J’ai beau être au petit miste, tu crois que je m’en gaffe pas, mine de rien ? Une bande de teigneux, l’humanité. Des bêcheurs des râleurs, des judas. Prêts à t’embroquer sitôt que t’as le dos tourné, que bientôt tu devras mettre ta main devant ton anus quand tu te déplaces pour ne pas dérouiller un chibre à l’improvise. Gueux et canailles, tous ! Tous, t’entends ? Que parfois, m’arrive d’avoir un peu honte de vivre parmi ce troupeau d’enfoirures, à travers leurs bénédictions, leurs malédictions, leurs signalisations, leurs décoctions, leurs interdictions. Alors regrette pas de ne plus les voir pendant un bout de temps, Gamin : ça te reposera. Merde, c’te chance qui te déboule sur l’endosse. Le blacoûte complet ? J’ sus preneur. Cesser de mater leurs gueules de raies ! C’t’ aubaine, chère madame et néanmoins vierge Marie ! Enfin, tu vas te retailler un monde sur mesure, Sana ! Un vrai bouquet ! Ça va être à tout moment ta fête !

Là-dessus, il se tait.

On fait gamberge séparée pendant un moment. Je pense à mon cas désespéré.

Qu’est-ce qu’il prétendait, l’autre ? Que les cas désespérés étaient les plus bathouzes ? Qu’il vienne me le dire en face, je lui donnerai la réplique !

— Écoute, chuchote tout à coup mon ami, si bas que je l’entends de confiance.

— Quoi donc ?

— Je voulais pas te l’apprendre tout de suite, mais je peux pas garder ça pour moi. Remettre à plus tard un grand malheur, ça le rend plus terrible encore…

— Un grand malheur ? m’enroué-je.

— Un immense, tellement affreux qui va te falloir une montagne de courage, mon pauvre p’tit…

— Ma mère ? je m’écrie.

— Oui, balbutie Béru, elle est morte !

Re-silence. Nous nous taisons farouchement. On entend battre nos deux cœurs dans la pièce. Et puis peu à peu, des bruits extérieurs nous parviennent. Ça gueule du côté de la maternité : les mamans en cours, les bébés pondus… Une voiture qui refuse de démarrer pétarade… Un chien aboie… Une radio grésille par-dessus un chant indigène…

Combien de temps demeurons-nous de la sorte, sans échanger une parole ? La respiration du Gros se fait de plus en plus saccadée.

— Tu… tu ne dis rien ? hasarde-t-il après cette éternité de mutisme réciproque.

— C’est vrai, lui dis-je, il y a « ça ». Tu viens de me doper, Gros.

— Hein ? Mais je… Qu’est-ce que ?…

— Voilà exactement ce qu’il fallait me dire en ce moment, Béru. La mort de Félicie ! En comparaison, ma cécité n’est rien. « La pensée QU’ELLE POURRAIT EFFECTIVEMENT ÊTRE MORTE me galvanise.

— Mais, San-A…

Je lui souris au jugé.

— Te fatigue pas, mon vieux pachyderme. Si M’man était morte, je le sentirais. Tu m’as balancé cette affreuse vanne pour essayer sur moi une violente émotion, n’est-ce pas ? Tu prends pour argent comptant la déclaration de l’ophtalmo et tu espères me rendre la vue en m’assenant de faux malheurs ?

Le Mastar a un rire gêné.

— Je regrette que tu m’eusses point crusse, dit-il. Des fois que ça t’aurait rallumé les réverbères. Enfin, j’ n’ai pas dit mon dernier mot.

— Non, me réjouis-je, la vanne aux turpitudes reste béante.

Il se dégazéifie le tube digestif par tous les moyens mis à sa disposition (ils ne sont pas nombreux, mais d’un bon diamètre) et décrète :

— Bien, c’est pas le tout, mais moi j’ai école.

— C’est-à-dire ?

— Faut que je m’occupasse de l’enquête, ordre du Vieux. À moi le manche à présent que t’es août. Je vas commencer par enregistrer ta déposition. Donc, considère-toi comme simple témoin, Mec, et prenons les choses depuis le début de leur commencement. Je t’écoute…

Je lui fais signe d’approcher son plat à barbe de mes lèvres. Bientôt, les poils de ses oreilles chatouillent ma bouche.

— Le témoin te pisse au c… ! lui susurré-je. Trouve-moi mes fringues et barrons-nous !

— Jamais de la vie ! Mon ordre de mission est extrêm’ment textuel. C’est moi, Alexandre-Benoît Bérurier, que je sus chargé de l’enquête. Técolle, si tu quittes l’hosto d’ici, c’est tuniquement pour te faire rapatrier.

— Si je quitte l’hosto d’ici, ce sera pour faire ce qu’il me plaît, monsieur Bérurier. J’ai un passeport en règle et je suis un libre citoyen. Personne ne me convaincra du contraire, et surtout pas une affreuse peau de boudin emplie de vinasse. J’admets que tu es l’enquêteur en titre dorénavant. Dès lors, je me place sous tes ordres, Anachorète. Mes hardes, te dis-je ! Fuyons. Tu vas devenir ma canne blanche, mon toutou téléguideur, ma sébile. On va jouer la tête et les jambes. Sois les pieds, je serai le cerveau. Butine, je ferai le miel ! On m’a feinté, il faut que je me venge. Je retrouverai leur monstrueux caillou ! Juré !

Bérurier, vous le connaissez, c’est pas le mauvais cheval ; ce serait même le meilleur des ânes dans son genre. Seulement, l’esprit d’à-propos lui échappe parfois aussi facilement qu’il lui vient.

— Mais sacré nom d’ Dieu, qu’est-ce tu peux fiche : t’es aveugle comme un kilo de beurre ! s’égosille l’impulsif bonhomme.

Pour gémir aussitôt de son étourderie.

Moi, ficelle comme pas douze, vous parlez si je la mets à profit.

— Tout à l’heure tu me jurais que je ne l’étais pas, laissé-je tomber d’une voix misérable.

Je l’entends ouvrir une armoire de fer grinçante.

Quelque chose de flasque m’atterrit sur l’épaule.

— Bon, v’là ton calbuche… Ton futal ! Ta limouille ! Et pis v’là ta vestouze. Et tes nougatières ! Tu mets des chaussettes ? Ouais sûrement, un chichiteur pareil ! Moi, dans ce patelin je pourrais pas supporter. Faut que mes orteils elles s’épanouissent, car la chaleur dilate les cors aux pieds, comme on dit dans le principe de Chimène.

Il continue de parler d’abondance, le cornard, manière de cacher sa honte. Il s’est fait trop mal en me traitant d’aveugle.

— Jockey, on va enquêter ensemble ! poursuit l’intarissable. Je t’emmènerai partout. T’auras qu’à me tenir par la manche. J’ te baliserai le parcours. Même si y’aurait un étron sur le trottoir je te préviendrais ! T’es content ?

— On verra, fais-je prudemment.

L’arrivée de Mme Bertrand risque de nous compliquer les choses.

— Eh quoi, que vois-je ! Il se rhabille ! Il veut partir ! proteste la vieillarde. Mais il n’a pas le droit ! Il lui faut le repos complet ! Je m’oppose ! Je vais prévenir le docteur Calbasse…

Je perçois un froissement d’étoffe, une bousculade, un gémissement.

— Toi, la guenon, écrase, ou je te termine ! mugit le Bovin. Puis, au ci-devant commissaire San-Antonio :

— Ça y est, paré ? Banco, chope mon brandillon et le lâche plus. Seulement je te préviens d’une chose, mon pote : inutile de me faire le coup de la pitié. T’as beau ne pas être aveugle, c’est moi que je commande !

Загрузка...