Comme votre belle-mère vous le rappelait l’autre jour en confectionnant des pommes frites : la densité de l’huile est inférieure à celle de l’eau, ce qui lui permet de flotter sur cette dernière. C’est très commode pour repérer les sous-marins français qui se hasardent à plonger et les bancs de sardines Amieux.
Dans le cas présent, la méthode s’annonce infaillible. Une fois opérées les manœuvres de mise au marais de l’auto amphibie, c’est un jeu pour le commandant Béru que de jouer les petits Poucet (ou plus exactement les gros Poussah, comme dirait un ramasseur de magots). Il va de flaque en flaque, tel un canard en vadrouille. La calandre de notre véhicule fend des touffes de nénuphars tathmaziziens avec un bruit gluant comme celui d’une éventration. Sur l’eau pestilentielle, le soleil frappe plus durement que sur la terre ferme. Des moustiques sans oreilles (ventre affamé, etc…) nous harcellent, sirènes bloquées. Un beurre, quoi ! Une aubaine pour eux !
— Tu continues de voir des taches ? questionné-je âprement.
Le Gros répond par des grognements affirmatifs.
De temps à autre il se gifle pour écraser une bestiole.
— Si on réfléchit bien, murmure-t-il après des infinités de silence, ça rime pas à grand-chose notre vadrouille sur cette merdouille. Il est prouvé que les petits dégourdis ont t’utilisé un avion aérien quéconque. Ça fait deux jours de ça. Et nous, on les course à dix à l’heure dans un marais où qu’on risque de se paumer ! Des auxquels qu’on raconterait la chose, ils nous conseilleraient à chacun un bon bain de pieds de moutarde.
Il y a du vrai dans sa réflexion.
Comme toujours.
Alexandre-Benoît Bérurier réfracte la réalité comme un miroir le soleil.
— Plus j’y songe, dis-je, manière de faire dériver son découragement pointant, plus je suppose qu’ils ont utilisé un avion-cargo à décollage vertical.
Le Gros soupire.
— Tu sais que je m’en tamponne, qu’ils aient sucré votre chierie de caillou à pied, à cheval ou en cerf-volant ?
— Hé, hé, monsieur l’Inspecteur Chef, on a la volonté qui flanche ? gouaillé-je. On rêve déjà de se démettre de sa mission ?
— Un bled pareil, tu trouves tenable, toi ? Ah, ce qu’on a bien fait de leur rendre l’indépendance aux gus de la Tathmaziz. Mais tonnerre de mes deux, qui c’était, l’emplâtre qu’avait eu l’idée grenue d’emparer un pays aussi tarte ? Il espérait quoi ? Faire l’élevage des sangsues ?
— L’appétit territorial ne tient pas compte de la qualité du mets, Béru, mais de sa quantité. Longtemps, l’homme a cru qu’étendue signifiait puissance, alors qu’elle était en réalité source de faiblesse. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, mais seulement un coffre-fort bien rempli.
— Terre ! meugle tout à coup le Magellan du pauvre que je soupçonne de ne pas avoir goûté toute la qualité (pourtant évidente) du texte ci-dessus.
— Quoi, terre ?
— J’aperçois une île aux abords de tribord, à moins que ça soye de bâbord car, en nautication, j’ai jamais pu me rappeler si bâbord était du côté du bas tangage ou du côté du roulis. Toujours est-il qu’elle est devant nous à droite. Encore très loin. Y’a des arbres. Pas hauts, mais ça doit pas les empêcher de donner de l’ombre. J’aime mieux ça que des fruits…
— Et les taches d’huile ?
— Elles s’arrêtent positivement. Probable que le carter a fini de se vider. Que faisons-je ?
— Cap sur l’île, Gros.
— Lu et approuvé ! exclame l’Enflure, un petit somme en forme de roupillon qui ressemblerait à une sieste est tout à fait dans mes cordes. Au pied d’un arbre. Tu vois, quand j’ serai rentré à Paris, j’irai passer un véquende dans ma cave manière de me requinquer. Elle est bien fraîchouillarde avec une bibliothèque de feurste qualité. J’ai les zœuvres complètes de Juliénas, reliées pleins pots ; les morceaux choisis de Pommard et un exemplaire numéroté de Château-Chalon, plus quèques bricoles de la Vallée du Rhône à fort titrage. Une fois, déjà, j’y suis été en convalescence dans ma cave. Le toubib m’avait ordonné le calme et le repos à la suite d’une grippe vicieuse. Ma Berthe se trouvait en déplacement à la campagne d’Alfred. Après avoir muré mes réflexions, qu’ai-je fait ? Hop, un lit de camp à la cave. Notre réchaud-campinge pour mijoter les andouillettes. Et pue-cocher[12] je m’ai payé trois jours de flemmes idéaux dans celliers enchanteurs… Ce sidi cramponne-toi, on aborde !
Effectivement, la voiture-embarcation se fiche dans de la bouillasse comme un thermomètre dans des fesses grasses. A.-B. B. veut enclencher les roues, mais on s’enlise. Ça patine mollement. Je reçois des truellées de boue fétide à travers la devanture. Le Gros sacre comme la cathédrale de Reims.
— On est dans la gadoue jusqu’au ventre ! commente-t-il. Heureusement, v’là du monde.
— Quel genre de monde ?
— Des indigènes d’ici, bouge pas, je te vas leur demander de l’aide et un poil d’assistance ! Hé, la maison Banania, interpelle mon ami. Do you speak engliche ?
— Non, mais nous parlons français, répond une voix de contrebasse.
— Ça ne fait rien, on se débrouillera tout de même, tranche Béru. Chopez c’te corde, les gars, et tirez fort…
Dont acte.
Nous voici sur la terre ferme plus bouseux, puants et cloaqueux qu’un préposé à la pompe à merde remontant d’une fosse où il est allé récupérer son casse-croûte.
— Ils sont nombreux ? je demande à voix basse au Gravos.
— Assez, oui.
— Une tribu vachement primitive, je suppose ?
— Penses-tu, ils sont fringués mylord. Pantalon de flanelle et petite limouille à manches courtes où qu’a un mignon crocodile gravé. Le plus curieux, c’est qu’ils ont chacun séparément leur nom écrit dans le dos.
— Sans blague ?
— Je te les lis au hasard : Céline ! Le Tanneur ! À l’Aigle ! La Hutte ! Innovation !
— En effet, c’est plutôt bizarre… Merci, messieurs, de votre obligeance, dis-je à la ronde.
Un murmure courtois me répond.
— Vous êtes des étudiants de la Faculté de Kelbochibre en vacances, peut-être ? hasardé-je.
On rit alentour.
— Pas du tout, répond la contrebasse, nous sommes des bergers.
— Hein[13] ?
— Cette île, reprend la voix, est une crocodilerie. Le syndicat des tanneurs de France la loue à la Tathmaziz pour faire l’élevage des bêtes chargées d’assurer la production.
— Ah, je comprends ! s’écrie Béru. C’est pour ça que j’aperçois tellement d’unijambistes dans le village !
— Hélas, oui, monsieur : les mutilés du travail. Notez que d’après les nouvelles conventions collectives, nous avons droit à une jambe articulée par personne.
— Et si on vous croque les deux ? s’inquiète Pépère.
— Cela arrive. Tenez, le vieillard que vous apercevez dans un sac tyrolien, au dos de sa femme, a connu cette mésaventure. Quand on se laisse happer les deux jambes, la seconde est pour nos pieds. Que voulez-vous, depuis l’autonomie, nous n’avons plus les moyens de revendiquer. « Ça vous intéresserait de visiter nos élevages ? »
— À condition que vous me commentiez la visite, soupiré-je, car je suis aveugle.
Le gars à la voix grave doit être un chic type car je sens un bras accrocher le mien.
— Je ferai au mieux, promet-il…
Il se met au travail, dix pas plus loin.
— Ici, nous sommes devant le troupeau des sacs à main, dit-il. Belles bêtes, admirablement nourries.
— Il y a sac et sac ! fait une autre voix, avec l’accent bêcheur du seizième.
Mon guide fulmine :
— Ça m’aurait étonné qu’il ne mette pas son grain de sel, celui-là !
— Qui est-ce ? soufflé-je.
— Le berger de chez Hermès, un crâneur ! « Voici maintenant le troupeau des attaché-cases, composé d’animaux plus résistants. Celui des chaussures, dont les éléments sont jeunes et souples. Et puis celui des portefeuilles gardé par un homme qui fut ministre radical-socialiste au temps où nous avions une représentation au Parlement Français.
— Et ce grand parc, là-bas ? demande Bérurier.
Notre mentor manque de chaleur.
— Pff, ne mérite pas le détour, messieurs. C’est le troupeau des Uniprix. Une race atrophiée de crocodiles en peau de skaï. Elle a été créée par insufflation hypodermique de polyester expansé. À présent vous voici initié à la vie de nos îles.
— Car il y en a plusieurs, m’intéressé-je.
— Deux. Vous êtes sur l’île Ator, messieurs. À deux kilomètres au sud se trouve l’île Alig où nos camarades pygmées font l’élevage du lézard.
— Vous passez votre vie ici ? bée Béru.
— Parfaitement.
— Les moustiques ne vous boulottent pas ?
— Pas trop, car nous sommes habillés par Vapona. À présent me ferez-vous l’amitié de venir chez moi déguster un œuf de crocodile coque ? C’est l’heure de la retransmission du match de sauterelles géantes Tathmaziz-Houmonkû à la télé et je ne voudrais pas le manquer.
— C’est très aimable à vous, remercié-je, mais nous sommes pressés. Nous faisons partie de la commission d’enquête chargée d’élucider les événements de l’autre nuit, vous devez être au courant ?
Il fait un bond.
— Comment pourrais-je ignorer l’horreur de cette profonde nuit, monsieur. Elle a failli me ruiner.
— Vous ruiner !
— Six de mes bêtes ont eu la chair de poule et je vais devoir vendre leurs peaux pour de l’autruche. Ce fut terrifiant ! Vous ne pouvez pas savoir !
— Si, grommelle Sa Majesté : il peut !
Mais l’éleveur continue :
— Au début, nous avons cru à un orage, ce qui nous surprenait beaucoup. Un orage formidable… Des clartés aveuglantes — vous m’entendez bien ? A-veu-glantes déchiraient le ciel. Un bruit abominable nous faisait saigner les oreilles. La folie, monsieur ! L’Apocalypse !
Béru m’apprend qu’il se signe à l’envers, car, vous ne l’ignorez pas, les Tathmaziziens, tout comme les Arabes, écrivent de droite à gauche.
— En dehors de ces faits étranges, cher monsieur, demandé-je, avez-vous remarqué quelque chose, consécutivement au phénomène sus-mentionné ?
— Oui, j’ai remarqué, et tous mes camarades crocodileurs avec moi…
— Qu’avez-vous remarqué ?
— Un énorme obus dans le ciel. Il ne s’agissait pas d’une soucoupe volante, mais d’un cigare volant. Il était lumineux du dessous et se déplaçait sans bruit ou presque. À peine un léger ronron, comme dit mon ami Kanigoû.
— Vous êtes certain qu’il ne s’agissait pas d’un avion ?
— Absolument certain. C’était un engin extra-terrestre.
Foutre Dieu, ce garçon m’a l’air singulièrement évolué pour un berger de crocodiles. Je lui fais compliment de son érudition et il rit franchement.
— Je suis un autodidacte, monsieur. Les journées sont longues lorsque nos troupeaux de crocodiles traversent la saison des pleurs. Alors, pour occuper mon temps je me suis abonné à L’Express et je le lis maintenant dans le texte. Si je vous disais que je comprends tout, y compris les articles de M. Jean-François Revel.
— Cher ami, lui dis-je, vous êtes confondant. Et pouvez-vous nous préciser dans quelle direction se dirigeait l’engin en question ?
— Il piquait droit vers la mer, répond spontanément l’aimable indigène. De toute évidence, il avait mis le cap sur Mékouyanbar, notre port de pêche.
Je tente de rassembler mes souvenirs géographiques.
— Mékouyanbar est le nouveau nom de Fort-Dekaffé, n’est-ce pas ?
— Exact.
— La ville-pôle de la sécheresse, si mes souvenirs sont valables ?
— Effectivement, l’hygromètrie y est quasi nulle, déclare notre savant interlocuteur : un millimètre tous les 853 ans, selon les dernières statistiques.
— Le plus court chemin pour y aller ?
— La ligne droite ! Vous obliquez à gauche, longez les côtes de l’île Alig et cherchez à l’ouest le point de l’horizon marqué d’une encoche, c’est là !
— Il faut combien de temps pour s’y rendre ?
— À pied, trois ans, avec votre véhicule une demi-journée.
Nous remercions effusionnément cet homme précieux, lui demandons son numéro de boîte postale et lui promettons de lui envoyer une carte postale représentant la Tour Eiffel sitôt rentrés à Paris.
Il est des services qui n’ont pas de prix.