Lorsque Son Excellence Césarin Tavékapalimé déclare que le soleil est la seule industrie de la Tathmaziz, il est dans le vrai.
Et même dans l’énorme.
Tudieu, ce qu’il infernale, le père Durand !
Ce coup de buis, mes drôles !
Un qui sortirait sans sa gapette, il aurait le cervelet à la coque en moins de rien. Ici, l’insolation, c’est le sport national. Faut toisonner de la soupente pour se garer des ultraviolets, espérez du peu ! C’est pas avec trois poils de derche que tu te rabats sur la coquille, genre m’sieur Giscard (des Établissements Grippe-Sous et Yvette Horner réunis) que tu peux te préserver la boîte à idées. Sous mon bitos de toile blanche, je regrette de ne pas m’être payé un bada climatisé. Je souhaiterais la maison Frigidaire entre ma tête et le mahomed. Une calotte glaciaire en guise de couvre-chef ! Tu te sens devenir tournesol dans cette étuve. Je crois que la denrée qui fait le plus défaut à la Tathmaziz, c’est l’ombre. Un exportateur avisé qui inonderait le pays de boîtes d’ombre en conserve, je vous l’affirme, il ferait fortune. Surtout s’il vendait de l’ombre à bon marché, genre ombre de palissade ou de grillage. Les notables eux, bien sûr, se paieraient de l’ombre surchoix, bien dense, bien noire, bien fraîche, style ombre de cathédrale ou de tunnel.
Les grossiums se goinfrent toujours.
Et y’en a de plus en plus, malgré la grande marée socialisante (ou p’t-être à cause d’elle ?). Des gus bourrés d’osier qui achètent ce qu’il y a de plus chérot en s’inscrivant pour les produits en cours d’augmentation. J’en sais, ils commandent d’office les denrées coûteuses, sans s’occuper de savoir ce dont il s’agit. Parole ! Ils reçoivent un catalogue, tout de suite ils foncent à la colonne des prix, ne s’arrêtant que sur ceux comportant le plus de chiffres. « Mettez-moi-z’en douze de chaque », ils disent, à tout hasard, que ça soient des Cadillac ou des Van Gogh, des livres rares ou du caviar, des châteaux faits au dos ou des écuries de course. Tout de suite, les v’là qu’accaparent. Je dis ça sans rancune. On n’a pas de rancune envers un malade, sauf s’il te fait chier trop longtemps avec sa maladie, naturellement. Car y’en a qu’ont aucun savoir-mourir et qui s’éternisent à plaisir. Des qui emmerdent leurs draps et leur entourage pendant des mois, des années, à promettre un dernier soupir qui ne vient pas. Te font de fausses agonies pathétiques, que chaque fois tu t’y laisses prendre et que t’y vas de ta larme. Tes fringues noires, bien pimpantes, se fanent dans des antres naphtalineux. Les moissons de chrysanthèmes se succèdent et le client est toujours fidèle au poste au milieu de ses médicaments exorbitants qu’à force d’à force, la Sécurité en fait une maladie !
Mais je m’écarte.
Et Dieu sait que ce n’est pas le moment de s’écarter, vu que la route-digue, ou la digue-route où nous circulons ne mesure pas plus de trois mètres de large. Je me demande comment on fait pour doubler sur cette voie. Le plus faible doit reculer, probable. Ou se foutre dans la tisane. Laquelle n’est guère appétissante. Elle est couleur de rouille, la flotte des marécages. Avec d’inquiétantes plaques vertes qui ressemblent à de l’huile de vidange. C’est le cloaque à l’état pur (si je puis me permettre). La fange sur des milliers et des milliers d’hectares. Le soleil te fait bouillonner ce vilain potage au-dessus duquel ronflent des nuages d’insectes inquiétants.
Le zig qui pilote notre jeep est un grand rouquin pas rasé, pas lavé, qui pue comme une étable de trente-six boucs. Les rouquins devraient jamais descendre au-dessous du quarantième parallèle, qu’après l’odeur devient trop néfaste. Moi, de Wiky (c’est le blaze du chauffeur) et du marécage je saurais pas dire lequel fouette le plus fort. J’aurais des boules quiès, c’est dans les narines que je me les enfournerais.
C’est vrai, ça : on n’a pas commercialisé des trucs pour s’obstruer les fosses nasales. On se protège du bruit, pas des odeurs. L’olfactif, il est travaillé à sens unique, seulement dans le suave. La poudre de Guerlin-pinpin, elle t’embellit les trous de pif, mais t’as quoi pour combattre les remugles ? Les désodorants ? Combat inégal. C’est la lutte du pot de terre contre le port de merde. L’unique moyen de se préserver radicalement des miasmes, c’est de se neutraliser l’odorat. Tant qu’il te reste un bout de sens, tu l’utilises. Un eunuque jouissant d’un quart de burne, il respire encore les frangines, c’est certain. Vérifié ! Je suis convaincu qu’il existe des fils d’eunuques de part la planète. Me semble même en avoir reconnu au passage…
Des heures qu’on roule de la sorte sous ce soleil que je n’ose qualifier de « plomb » afin de ne pas éveiller la cupidité des ferrailleurs.
Wiky chante en néerlandais, vu qu’il est Hollandais d’origine. Sa voix me fait mal aux nerfs. Je m’écouterais au lieu de l’écouter, je l’estourbirais et le filerais dans le marécage. On est trop bon avec ses contemporains. On les ménage exagérément. Le christianisme nous a ramollis, les gars. Mais bougez pas, attendez la suite… Le jour que Paul VI aura fusionné avec la General Motors, on verra peu à peu la nature reprendre ses droits.
Après avoir longtemps malenpatienté, j’aperçois à l’horizon les premières pentes du Zobmastar.
Je pige l’émotion qu’ont dû éprouver les Christophe Colomb’s sailors, quand le gus du mât de misère a beuglé « Terre ». Atteindre le bout de la nuit, c’est dopant ; même lorsque cette nuit se traduit par un soleil concasseur ! Tout en beuglant sa complainte du moulin à vent et de la tulipe réunis, Wiky champignonne, et bientôt nous franchissons les dernier kilomètres maudits de la région du Kelmerdouilh. Ouf ! J’en pouvais plus !
Franchement, à première visée, ce diamant de deux tonnes ne paie pas de mine. On dirait un gros rocher. Pas si énorme que ça, d’ailleurs, puisqu’il possède le volume d’une petite bagnole (qui se serait fait malmener par une plus grosse). Une gangue brune l’habille. On a seulement gratté quelques centimètres carrés de sa surface afin de mieux l’identifier. Ensuite de quoi cette cicatrice a été badigeonnée de minium.
Quelques gars hirsutes veillent sur le caillou en fumant à l’ombre des tentes. Leur chef, le colonel Torgnol, s’avance vers moi d’une démarche chaloupée. Il lui manque un œil, une main, les deux oreilles et le sens des convenances. Il est cubique comme un robot, plutôt petit, avec la plus belle gueule de vache que j’aie jamais vue.
— C’est toi, le grand con qui fallait qu’on attende ? m’aborde-t-il sobrement. Qu’est-ce t’as de particulier, mon gars, à part tes belles mains de bureaucrate et tes dents blanches ? Tu sais broder des nappes et refaire leurs tresses aux petites filles ?
Les autres pommes pouffent à qui mieux mieux. Z’adorent les rutilantes saillies de leur chef. L’esprit, c’est comme le fromage : il en faut pour tous les goûts (prenez mes livres par exemple). Y’a de l’esprit mou, de l’esprit fort, de l’esprit de sel, de l’esprit à l’ail (voire au cul d’ail). Y’a l’esprit devin, l’esprit d’Éloi, l’esprit sain, l’esprit de clocher et celui de l’escalier. L’esprit frappeur… Et puis, vous le voyez, l’esprit du colonel Torgnol, lequel colonel devait être précédemment sergent dans l’armée française.
Un pareil accueil est certes déconcertant, pourtant il en faut bien davantage pour sectionner le sifflet de votre réputé San-Antonio.
— Tu sais que t’es presque marrant, toi, dans ton genre, avec ton air gland et tes galons achetés aux puces ? je lui rétorque. Dis voir, quand tu mets des lunettes, tu fais tenir les branches avec du sparadrap ? Tes portugaises tu les as déblayées en te rasant, un matin que t’avais mal cuvé, ou bien si c’est un farceur qu’avait filé des lames Gillette dans ton képi ?
Le colonel Torgnol devient si hideux à force de colère qu’on pourrait barrer la route aux Allemands rien qu’en plaçant sa photo agrandie à l’articulation de la charnière de Sedan.
Les mecs de son acabit ne se perdent jamais en parlotes. Quand ça ne va pas, ils cognent.
Je le sais.
Voilà pourquoi j’esquive avant que son ultime poing ne me percute le tiroir.
Un contre d’une belle précision l’envoie sur son derrière massif. Le tout n’a pas duré deux secondes. Il a un léger ébrouement, comme un mec sortant d’un coma éthylique au petit matin, avec de la bile jusqu’aux paupières pour considérer un univers tournant plus vite qu’une scie circulaire.
Il porte la main à l’étui de cuir de son revolver. Seulement j’ai déjà le mien en pogne.
— Tu ne vas pas nous quitter à la fleur de l’âge alors qu’il te reste encore un œil pour regarder les filles et une paluche pour leur dégrafer le soutien-loloches, je récrie.
Il renonce. Ses bonshommes ne mouftent plus. Je promène un regard aimable sur l’assistance.
— Dites, l’armée de métier, les interpellé-je. On nous paie pas pour jouer Il était une fois dans l’Ouest ! Qu’est-ce c’est que ces manières de se tirer la bourre d’emblée, avant même de s’être dit bonjour ! Je vous cherche pas de patins, moi ! Je fais mon travail et j’ai bien assez de ce soleil à la noix et de ces moustiques gros comme des vautours pour occuper mes loisirs.
Là-dessus je rengaine.
— Mon nom est San-Antonio, ajouté-je. On va se filer au turf illico et profiter de la fraîcheur de la nuit pour rapatrier ce minerai de mes fesses. Après la route que je viens de m’offrir, une petite nature vous dirait qu’elle a besoin d’une bonne nuit de repos, seulement, je vais vous faire un aveu : malgré mes mains de bureaucrate et mes dents blanches, je ne suis pas une petite nature.
Du coup, ces bons messieurs me sont acquis.
Torgnol compris.
Nous adoptons la formation suivante : la jeep roule en tête, avec à son bord le vaillant colonel Nonœil. Vient ensuite une chenillette bourrée de gus. Puis le camion lesté du diamant, camion à bord duquel j’ai pris place. Une seconde chenillette ferme la marche.
La nuit est opaque. Une voie lactée nouvelle scintille dans l’infini, à travers des déchirures de nuages. Nous roulons lentement à cause de l’étroitesse de la route. L’air n’est guère plus respirable que pendant la journée. Les odeurs fangeuses sont aussi entêtantes. Le pilote du B. M. C. est un grand gaillard d’une trentaine d’années, assez sympathique. Il a le menton en galoche, le nez en pied de marmite, les arcades sourcilières bosselées. Du poil jusque sur les pommettes ! Bavard, il me fait parler de la France. Faut que je lui raconte Paris, la banlieue, les nouvelles réalisations périphériques. Il veut savoir le Maine-Montparnasse, et la Défense, et puis Sarcelles, la Courneuve… Il ne peut plus « rentrer ». Des ennuis… Assez graves… Un bureau de tabac récalcitrant qui tenait plus à son fric qu’à sa vie. Le monde est encore bourré de connards semblables. Roro (c’est le nom de ce nouveau chauffeur) a eu le vase de pouvoir s’embarquer au Havre avant qu’un mandat soit lancé contre lui. Il s’en est fallu d’une pincée d’heures… Après ç’a été le Sénégal, la Côte d’Ivoire et enfin des pays impossibles où l’on paie grassement ceux qu’ont beaucoup de force physique et très peu de sens moral. L’un dans l’autre (c’est son expression, elle jaillit à tout propos dans la converse) : l’un dans l’autre, donc, « ça » se passerait plutôt bien pour lui s’il ne traînait ce regret de Pantruche chevillé à l’âme. Dès qu’il a éclusé un brin, voilà que ça lui noue la gorge. Les croissants chauds, les percolateurs sifflants, tout un tintamarre de bistrot qui vient d’ouvrir, et puis les odeurs d’autobus. Les petites épiceries de banlieue, décheuses, les cris joyeux des potes retrouvés dans l’aurore pleine de suie, le long des gazomètres : « Comment ça va ? vieux chacal. » Il en a la voix qui chiale, Roro. Il trouve la vie un peu conne.
Écrasé de fatigue, je l’écoute distraitement. Notre camion cahote sur la route défoncée. Je me dis : « Et si l’une des bagnoles qui nous précède tombait en panne, comment faire pour continuer la route ? Je songe au monstrueux caillou posé sur le plateau de notre véhicule. Une excroissance de la nature. Une folie minérale. Du carbone à l’état pur. J’essaie de me rappeler la leçon de chimie d’autrefois… Pouvoir de réfraction très grand… Le diamant est la plus dure de toutes les pierres. Elle ne peut être rayée que par un autre diamant… Et puis ?…
J’ai dû m’assoupir… Un bruit me réveille, lointain, profond… Le tonnerre sans doute. C’est parti des infinis et ça roule dans la coquille du ciel.
Roro cause accordéon. Il évoque le guinche de sa banlieue, le samedi soir. Les deux musicos sur l’estrade enguirlandée. Les canettes de bière qui s’accumulaient devant leurs pieds. L’un deux tenait le piano à bretelle et la batterie, l’autre jouait du saxophone. Ils faisaient du bruit comme vingt ! Un long éclair verdâtre déchire les nues.
— Dis donc, ça se gâte, on dirait ! observé-je en montrant la nuit fendue par la cohorte des phares.
Le baroudeur cesse de raconter ses tangos et fronce tant bien que mal les sourcils. Avec des arcades comme les siennes, ça n’a rien de fastoche.
— Curieux, murmure-t-il, c’est pourtant la saison sèche.
Un nouvel éclair nous éblouit. D’une intensité folle, d’une durée et d’une coloration jamais vues. Il s’éternise, avec des flamboiements forcenés de brasier à son paroxysme. Il est d’un rouge orangé frangé de traînées mauves… Avant qu’il ait disparu, un autre se produit. Puis un autre. Tout proche. De plus en plus violents ! Impossible de continuer sa route avec cette cataracte de lumière crue devant les yeux.
— L’un dans l’autre, ça ressemblerait assez à la fin du monde, note Roro[5].
L’Apocalypse !
Nous y sommes très vite ! On ne sait pas ce qu’est LA vraie clarté si l’on n’a pas assisté à ce déferlement insoutenable.
Les véhicules ont dû stopper. Tout le monde est descendu. On essaie de se protéger contre l’agression lumineuse ; mais en vain. Les lunettes de soleil sont impuissantes. Fermer les yeux ne sert de rien. Les éclairs sont plus forts que nos paupières. Je sens ma rétine qui se biscorne. Ma cornée qui se craquelle. Je plaque mes deux poings sur mes orbites. Inutile. La clarté tournoyante vrille ma chair et atteint ma vue.
Le carbone est le plus dur de tous les corps, me dis-je avec opportunité. Je cours à l’arrière du camion, m’y hisse, m’accroupis derrière le diamant, la tête engagée dans une anfractuosité de celui-ci. Ouf, ça va un peu mieux. J’essaie de réaliser ce qui se passe. Des Martiens qui attaquent la Terre ? C’est vrai, vous en êtes sûr ? Franchement, pour une fois, je vous donne raison. Quelle autre explication fournir à ce phénomène ? J’entends hurler mes compagnons autour de moi. Des gueulements sinistres, désespérés… Ah, la laide clameur ! Le chœur des damnés montant des entrailles de l’enfer ! Leurs cris ressemblent à des vociférations. Ils expriment plus que la peur et la souffrance : l’INCRÉDULITÉ ! La stupeur fait mal, mes amis. Elle endolore la chair et l’esprit.
Mais notre calvaire n’est pas terminé, temps cent faux ! Se joignant à la charge lumineuse, le son entre en piste. Il est roi. Un bruit de sirène. Suraigu, constant, croissant, qui monte, qui s’enfle, qui se faufile, qui dépasse le soutenable, qui écrase, pourfend, broie, pulvérise. Ça devient si TOTAL qu’on ne l’entend pas. Le déchaînement lumineux ne compte plus. L’onde a atteint des hertz ultrasoniques. Elle est intallée dans nos cerveaux. Nous sommes son réceptacle, sa tanière. Elle nous investit, nous habite. On meurt d’elle. C’est grandiose comme une éjaculance. Impossible à combattre. D’ailleurs on n’a pas la volonté de se défendre. On est enivré par une souffrance inconnue qui déferle et devient suave à force de paroxysme. On se dépasse avec elle, par elle. On est emporté sans rémission vers des apothéoses insondables. On se donne à l’effroi quasi divin. Et ce qu’on éprouve alors ressemble à un bonheur d’atomisé.