La pluie a cessé lorsque je quitte le nid d’ivresses de la rue Chialegraine.
Muflement, j’en ressors seul.
Après l’amour l’animal est triste, dit-on ? Moi, je crois surtout qu’il est pressé.
Pressé de larguer sa partenaire.
Il aime à retrouver ses pensées, ses cigarettes et son autonomie. Faut dire aussi que la nana, après brossage, est beaucoup plus longuette que le julot à se remettre en circulation. Une femme est un puzzle, long à construire, rapide à défaire. L’homme, lui, il a le futal à coulisse. Ça va aussi vite dans la phase ascendante que dans la phase descendante. Il s’habille comme une main se gante.
Je me dis tout ça, et en termes beaucoup plus élaborés en dévalant le bref perron de l’hôtel garni où Francesca m’a fait le prêt de sa personne. Hôtel garni de quoi, je vous le demande ? C’est comme les hôtels meublés… En existe-t-il qui ne le soient pas ?
Je file un œil dans cette voie discrète et j’avise un gus sur le trottoir d’en face, occupé à faire semblant de lire un journal. Je dis qu’il fait semblant, vu que le baveux en question c’est La Nation.
Nonobstant ce personnage, la rue est vide, si l’on passe outre les deux canaris d’une concierge dont on a attaché la cage au montant d’une fenêtre (pas la cage d’escalier de la concierge : celle des canaris).
Je traverse pour aborder le quidam. C’est un gars d’environ quarante-sept ans et trois mois, à la face plus grise que son journal, avec des yeux éblouis de spéléologue hépatique refaisant surface après avoir barboté dans la grotte pendant six mois.
— Alors, collègue, je l’interpelle, on filoche les petits camarades, à présent ?
Il feint les innocents.
— Monsieur, il bredouille, je ne comprends pas…
— T’excuse pas, mon pote, lui riposté-je, tout le monde ne peut pas être Einstein.
Et joignant le zest à la parabole, comme disait un garçon de café féru de géométrie, je lui place un triplé enveloppant. En décomposant, ça donne : droite à la pommette, gauche au menton, genou dans le compte-gouttes à aumônières. Un classique du genre. Du genre masculin. Le « nationaliste » se met à faire dodo dans la street, avec une bordure de trottoir en guise (en duc de Guise) d’oreiller.
— Qu’est-ce y lui arrive ? me demande un mec en combinaison bleue qui déboule d’un garage proche.
— Pff, un zig blindé, réponds-je dédaigneusement. Il chantait Les montagnards sont là quand il a pris une syncope. Si vous avez un seau d’eau sous la main, vous pouvez lui faire le coup des clébards polissons.
Là-dessus, je grimpe dans ma voiture et je fouette le cocher.
Direction Banque de France. C’est bien la première fois que le Big Dabe me fixe le ranque dans un endroit pareil !
Un huissier en uniforme d’huissier de la Banque de France m’accueille et me drive majestueusement par de larges couloirs clairs et grassement moquettés jusqu’à une porte capitonnée comme un écrin de chez Cartier[3].
L’huissier presse un timbre discret. Une loupiote orangée, non moins discrète, s’allume alors, au-dessus de la porte et je suis introduit comme un Grec dans le cabinet de travail (à partir d’une certaine hiérarchie, un bureau devient un cabinet de travail) du gouverneur honoraire adjoint de la Banque de France.
Quatre personnes se trouvent réunies autour d’une large table d’acajou qui serait probablement rectangulaire si on ne lui avait rogné les angles pour la rendre ovale. Y’ a là un petit monsieur grisonnant bas, avec des favoris frisés qui lui tombent sur les épaules, un grand monsieur auquel il reste quatorze cheveux soigneusement collés en travers de son crâne, un Noir albinos qui fait penser au négatif d’un Noir non albinos et enfin mon vénéré directeur. Ces gens sont graves, amidonnés, et vêtus de la Légion d’honneur, à l’exception du Noir qui ne sera décoré que demain, car c’est la première fois qu’il vient en France.
Ces solennels personnages arborent des mines à la fois ravies et soucieuses. Seul, le Vieux se lève à mon entrée.
— Messieurs, annonce-t-il, je vous présente mon meilleur collaborateur : le commissaire San-Antonio.
Je m’incline, rougissant comme une rosière qui vient de saisir la zézette d’un monsieur dans le métro, croyant qu’il s’agissait de la poignée de la porte.
Cette annonce pompeuse devrait se ponctuer d’un roulement de tambour. Faute de batteur, je dois me contenter d’un sextuple roulement d’yeux. Le Vioque me prend alors familièrement par le bras pour me présenter les assistants.
— Monsieur Delfosse-Mornifle, Gouverneur Honoraire adjoint de la Banque de France, me dit-il en me désignant l’homme aux quatorze cheveux en long.
— Monsieur Perlouze, Président Temporaire des joailliers de France, ajoute mon estimé patron en montrant le petit gus aux favoris traînants.
Il désigne enfin le Nègre-blanc et déclare :
— Son Excellence, monsieur Césarin Tavékapalimé, ministre des Affaires Étrangères de la République de Tathmaziz, laquelle, vous ne l’ignorez pas, se trouve en Afrique, croit-il bon de préciser afin de m’éviter postérieurement un impair.
Je serre des mains.
Des mains sèches de gens qui n’ont rien à branler et qui le font consciencieusement.
Un siège m’est désigné, sur lequel je dépose ce qui me sert à faire de l’équitation à mes moments perdus.
— Mon cher ami, attaque le Vioque, nous allons vous narrer une bien surprenante histoire…
Delfosse-Mornifle fait claquer ses doigts.
— Auparavant, dit-il, j’insiste pour que le commissaire San-Antonio prête serment.
Le Boss sourcille.
— Monsieur le Gouverneur-adjoint, dit-il, mes collaborateurs ne sont pas des concierges et leur discrétion est totale.
— Je préférerais cependant, insiste l’autre, plein de morgue. L’affaire est trop importante pour que nous ne prenions pas toutes les précautions. Monsieur, m’affronte-t-il, jurez-vous de garder le secret sur ce qui va vous être révélé dans un instant, et de n’en parler à personne, sauf à vos collaborateurs éventuels, desquels vous exigerez le même serment ?
Je souris, lève la main droite et proclame un : « Je le jure » comme vous n’en avez jamais entendu dans « En votre âme et conscience ».
Delfosse-Mornifle opine.
— Très bien, allez-y, monsieur le directeur.
Le Vieux toussote dans le creux de sa main. Mettant cette légère diversion à profit, le ministre noir-albinos place un démarrage fulgurant.
— Moi, je t’y raconte ! dit-il. Ti connais mon pays ? C’est kif-kif Sahara… Des cailloux ! Une noasis par-ci par-là… Li seule industrie c’est le soleil. J’y dis mon gouvernement : faut vendre li soleil. Et j’y créié tourisme. J’y fais li Clube Atlantique. Mieux que même chose Clube Miditerranée. Bono, ti comprendre ? Bravo !
— Son Excellence a créé un village de toile dans le massif du Zobmastar, annonce le Vieux, désireux de réemparer la converse.
Mais l’albinoir ne se laisse pas feinter.
— Toi, t’as pas d’ chiveux, alors la ferme, coupe-t-il sévèrement. Et il repart.
— Ji fais le nauguration de la station tourismique avec notre primier client, missié Edgar Sentrin, un francé n’employé de la Cénecéef. Grand vin de palme d’honneur. Beaucoup mouton. Li chanté Marseillaise en breton, très rigolo. Bono, ti comprendre ? Bravo ! Missié Sentrin li venu avec son bonne femme. Très gentille, joulie, gros nichons, plus gros que fille tribu Lolo-Mahous. Li femme di missié Edgar Sentrin perdu son slip pendant li vacances…
— Son clip, rectifie le Président Temporaire des joailliers de France.
— Oui : son éclipse, comme y dit ci petit con, admet volontiers l’albistrot. Beau éclipse doré, qu’elle avoir trouvé dans un paquet de Bonux. Tri pricieux. S’est mise à le chercher partout, midame Sentrin… Tout fouille li région du Zobmastar. Mais ne l’a pas revu, jamais plus. Moi ji pritends condor lui voler. Dans le Zobmastar beaucoup de condors-pies. Tout ça qui brille, li condor : hop dans la poche ! Chi nou, le condor-pie, on n’y appelle un pie-pocket.
— Elle a trouvé beaucoup mieux, par contre ! affirme le Big Boss en caressant sa boîte crânienne, entièrement sculptée dans de l’os.
— Ça, ti l’as dit, bouffi ! exclame Son Excellence. À la place de l’éclipse, li trouvir diamant, figure-toi.
— Des diamants ! m’écrié-je, stupéfait.
— Un seul, précise le Gouverneur Honoraire adjoint de la Banque de France.
— Mais de taille, ajoute M. Perlouze.
Le Vieux ne permettrait à personne d’autre de m’assener LA révélation.
Il étend ses deux bras, comme le Christ du Corcovado dont on dirait toujours qu’il s’apprête à plonger dans l’abbé de Rio.
— Attendez, attendez, messieurs ; implore-t-il.
Et, à moi, d’une voix doucereuse de Raminagrobide contemplant une souris dont la queue est coincée dans les mâchoires d’un piège avant que de l’être dans les siennes.
— Devinez combien pèse ce diamant, mon bon San-Antonio.
J’évasive.
— Ma foi, monsieur le directeur…
— Si, si : dites un poids.
Le Président Temporaire des joailliers, entrant dans le jeu de la devinette, m’apporte un élément de comparaison. Le Cullinan, le plus gros diamant connu, pèse 3 025 carats, soit un peu plus de 600 grammes.
— Eh bien, je dis 500 grammes ! lancé-je hardiment.
L’albatros se claque les jambons.
— Li encore plus con que toi ! affirme-t-il à Perlouze.
Le Vieux me prend aux épaules.
— Deux tonnes ! lance-t-il à brûle-machin.
— Comment ça, deux tonnes ? bredouille le cher San-Antonio[4].
Les trois Français mugissent pire que ces féroces soldats qui, il n’y a pas si longtemps encore, venaient jusque dans nos bras égorger nos fils et embroquer nos compagnes.
— Parfaitement : deux tonnes ! clament-ils à l’unisson.
Le favorisé Perlouze tire à pleines mains sur ses rouflaquettes.
— Record absolu et inégalable, fait le petit bonhomme (il est si petit qu’il a l’air d’être vu de loin). Le Koh-i-noor, le Florentin, le Grand Mogol ne sont que des pois chiches en comparaison. L’Orlow, la Croix du Sud, l’Excelsior ? Des grains de millet, monsieur le commissaire ! Notre Régent ? Une babiole. Un pet de carbone ! Cette découverte bouleverse toutes les données, toutes les valeurs. C’est l’Événement du XXe siècle La bombe atomique ? Tenez : fumez ! Les hommes sur la lune ? Mon c… ! En cherchant son clip, la dame Sentrin a révolutionné l’univers ! Quand je pense que ce cher nouveau pays, la Tathmaziz, s’est tourné vers la France pour négocier la chose !
Il saute au cou de l’albichose et l’embrasse.
— Ah, j’en avais tellement envie, s’excuse-t-il. C’est trop beau, trop grand ! Merci ! Quel geste fraternel ! Quel discernement ! Quelle clairvoyance ! Quel…
— Quel con ! tranche le blanc-cassé en s’écartant. Si ji demande à la France ti vouloir le gros caillou ? ci pour le térêt de mon pays.
Et, me jugeant, — j’espère et suppose — interlocuteur plus valable que les autres, il m’affranchit.
— J’ ti disais, l’industrie de mon pays, ci le soleil, Bon, mais quand y vient le sison di pluies, hein ? Qu’est-ce j’y fais pour tirer le touris ? Voir mon zob ? Bon, mais mon zob ti crois qui l’est à vendre ? Pas bono : macache ! Alors ji propose la France le marché suivant : je t’y change mon diamant contre même poids di statues nègres de Vallauris. Li statues, j’y dis partout : art local. Tout le monde, y vient voir et y dit que ci beau l’art nègre local. L’achète mes statues, je rachète di statues à Vallauris et si de suite. La Tathmaziz li devient gros producteur tourismique. Bono, ti comprendre ?
— Merveilleux ! conviens-je.
L’albinocle cligne de l’œil et me chuchote à l’oreille.
— Et en plus, j’y dis à la France : c’est toi ti paies le transport. Et la France dit Oui. La France toujours aussi conne, ti d’accord ?
— Excellence ! s’élève le Vieux, ne moquez pas l’esprit de coopération d’un pays qui a su, en temps et en heure, abdiquer toute tutelle sur des peuples…
— Toi, t’as pas de chiveux, alors ti fermes ta gueule ! réitère le ministre pour qui la calvitie est une forme de déchéance.
Le Gouverneur nanana truc de la B. D. F. se met à tapoter son bureau avec une règle de Troyes en ébène de la région.
— Venons-en aux faits ! dit-il si sèchement que sa voix donne soif.
En venir aux faits : mon rêve !
Car je suppose que ces hautes personnalités attendent quelque chose de moi et franchement je ne vois pas ce dont il peut s’agir.
— Tout porte à croire que la nouvelle a transpiré, déclare le vieux.
— Ci parce qui y fait chaud en Tathmaziz, assure dédaigneusement le ministre des affaires étranges.
Le Daron poursuit.
— Le couple Edgar Sentrin a été assassiné, San-Antonio. On a retrouvé le mari et la femme dûment trucidés sous leur tente. Lui avait été torturé sauvagement et ses tourmenteurs, avant de partir, ont placé ses testicules dans la bouche de son épouse.
— Ci pas un tathmazizien qu’il a fait ça ! affirme Tavékapalimé avec force. Dans mon pays, quand ti couper les roustons d’un homme, ti lui mets dans la bouche à lui, jamais à sa femme, ci pas convenable. Moi j’y toujours fait comme ça.
— Il est probable que Sentrin a parlé avant de mourir, reprend mon vénéré chef. Il faut agir vite.
— Qu’entendez-vous par « agir vite », monsieur le directeur ?
— Pour ramener le diamant. L’opération doit se dérouler dans le plus grand secret. La France enfermera ce prodigieux bloc dans une chambre forte et taira son existence, car cela bouleverserait tous les cours…
— Vous voulez dire que ce serait l’effondrement ! glapit Perlouze. Je frémis en songeant à la catastrophe que représente cette monumentale pierre pour l’économie des pays occidentaux.
— Alors que si l’opération est habilement menée, une ère de prospérité s’ouvrira pour l’hexagone, messieurs. Notre balance sera enfin équilibrée, grâce à un morcellement et à un écoulement à long terme du bloc, prophétise doctement Delfosse-Mornifle.
— C’est vous qui allez diriger le rapatriement du diamant, mon cher, coupe le Dirlo.
Il m’entraîne près de la fenêtre. Une carte de la Tathmaziz est épinglée au mur. Le Vioque me désigne un point rouge sur la carte :
— Ici l’endroit où gît le diamant. Vous le voyez, il est à la limite ouest du massif du Zobmastar. Il s’agit donc de lui faire traverser la partie occidentale de la Tathmaziz pour l’amener jusqu’à l’aéroport de Kelbochibre, la capitale, sur la côte Atlantique. Entre le massif du Zobmastar et Kelbochibre s’étend la vaste zone marécageuse de Kelmerdouilh. Une espèce de digue routière la traverse. C’est cette voie unique qu’il vous faudra emprunter. Vous aurez une escorte d’une vingtaine d’hommes, des mercenaires recrutés dans un pays voisin, belges ou français pour la plupart. Ce sont des durs à cuire. Ils doivent ignorer la nature du caillou convoyé. Officiellement il s’agit d’un prélèvement minéral destiné à être analysé en France pour que soit déterminée l’importance du minerai qu’il contient. Vous disposerez de trois véhicules : un camion et deux chenillettes équipées de mitrailleuses, de façon à parer toute attaque du convoi. Une fois à l’aéroport, un avion-cargo français pourvu d’un équipage nombreux et… compétent prendra en charge votre cargaison.
« Vous décollez du Bourget dans une heure, à bord de ce même avion. Pas d’objections ?
— Aucune. Simplement, j’aimerais savoir deux choses, monsieur le directeur…
— La première ?
— Qui garde le diamant en ce moment ?
Il baisse le ton.
— Officiellement, un détachement de l’armée tathmazizienne. En fait, mon équipe de durs est déjà sur place.
— Vous avez fait vite !
Il sourit de façon énigmatique (selon lui).
— Nous disposons d’un contingent d’hommes de mains, toujours disponibles, dans chaque partie du monde, San-Antonio. Vous ne l’ignoriez pas, je suppose ? Et maintenant, quelle est votre deuxième question ?
Je le mate droit à la rétine.
— Pensez-vous, monsieur le directeur, que je serai toujours honoré de la visite du brigadier Poilalat lorsque j’aurai la bonne fortune d’emmener une fille à l’hôtel ?
Il éclate de rire.
Vous trouvez que c’est une réponse valable, vous autres ?