Ceux qui ne l’ignorent pas ne sont pas sans savoir que, depuis le décès de Karl Hibez-Takrupp, dernier descendant de la célèbre dynastie, la fameuse firme allemande est passée dans les mains des Von Hewien. De même la vocation aéronautique de la maison a-t-elle quelque peu dérapé sur le produit caoutchouteux synthétique qui va du ballon captif jusqu’au préservatif pour distributeurs automatiques.
On construit encore quelques dirigeables chez Hibez-Takrupp ; mais au Bodygraff-Zeppelin, seulement et, selon la rumeur publique (la meilleure rumeur qui soit), ceux-ci n’auraient pas la qualité d’avant-guerre, époque bénie où le dirigeable était alors fabriqué sur mesures et cousu main.
Une puissante Mercédès (on dit d’une Mercédès qu’elle est puissante, comme d’un savant qu’il est éminent et d’un économiste qu’il est distingué) nous conduit au siège de la firme où le grand patron, prévenu de notre arrivée, nous attend.
Je devine un homme courtois. Il a la voix douce, mais ferme, et il parle le français avec un accent à couper au hachoir de cuisine. Je lui présente ma mère en lui expliquant les raisons de sa présence à notre entretien. Et le P.-D. G claque des talons en débitant du « Jère Badabe », à une Félicie effarouchée. Il nous fait asseoir. Déclare dans un interphone qu’il ne veut pas être dérangé pendant quatre minutes, ce qui nous donne par la même occasion une idée précise du temps qu’il est décidé à nous consacrer, ensuite de quoi, il demande à Herr Kobizaire Zan-Hantoniauss ce qu’il y a bour sa zervice.
J’y vais franco de port et d’emballage. Sans rien révéler du gigantesque diamant, j’explique à Jacob Von Hewien qu’une organisation secrète dangereuse s’est servie d’un dirigeable de sa firme pour perpétrer un redoutable coup de main et que nous aimerions connaître la personne à laquelle fut cédé le véhicule en question. Comme preuve de ce que j’avance, je lui présente un morcif de l’épave. Il me le prend des mains et j’entends crisser le caoutchouc sous les doigts avertis de l’excellent homme.
— Ach ! dit-il (ce qui est un début) ché regonnais… Z’est le bodèle des FEU-O.Q. !
Bravo !
Pour Mathias qui a su déterminer la chose avec une telle précision, alors qu’il n’est ni teuton, ni versé dans le moins lourd que l’air.
— Donc, le dirigeable provient bien de chez vous ?
— Fapriqué, il fut ! Mais nein brovenir ! rectifie-t-il laborieusement. Plus depuis longtemps nous n’afons ! Baintenant, Hibez-Takrupp produktion ultra-moderne ! Les beilleures gabotes anglèses du bonde ! Caoutchouc kimist ! Ecztenzible extra ! Gontenance bossible chusqu’à deux litres !
— Comment, en ce cas, Herr Von Hewien, un particulier peut-il se procurer cet engin, de nos jours ?
— Ogazion ! Zeulement ogazion !
— Car on trouve encore des dirigeables sur le marché ?
— Nein, golleczionneurs zeulement ! Car golleczionneurs il y a !
— Voilà qui doit être plus difficile à entasser que des timbres-postes ? Vous connaissez, vous, des collectionneurs de dirigeables ?
— Jawohl ! In Deutschland, un zeul, fameux ! Baréchal de l’Air Ludwig Von Dechich ! Prima golleczion de dirigeables de la monde !
— Où demeure le maréchal ?
— Brès de Munich ! Kolossal domaine.
— Il faut que je le rencontre d’urgence !
— Hum, diffizil !
— Warum ?
— Herr Maréchal gross blessé de le guerre ! Bras artigulés ! Chambes artigulées ! Rein artifiziel, pompe gardiaque !
— L’homme est un robot pensant, soupiré-je.
J’entends rire Félicie.
— Was ? demande Von Hewien.
J’élude et prends congé au bras de ma maman.
J’ai beau rassembler tout ce que je possède d’allemand, entremêler les suppliques et les menaces voilées, à l’autre bout du téléphone, mon interlocuteur reste intransigeant.
Pas question d’obtenir un rendez-vous du maréchal Von Dechich. Si j’ai quelque chose d’important à lui communiquer, je n’ai qu’à lui écrire. Il ne reçoit personne.
Et là-dessus, le secrétaire raccroche.
— Ça ne va pas ? s’inquiète Félicie.
— Pas fort, non.
Nous sommes dans ma chambre à l’hôtel Tannenbaum. M’man boit son thé dont l’odeur délicate me trifouille la narine. Il y a un silence cruel. Je me sens plus désemparé que jamais. Il me semble que je me berlure dangereusement en espérant continuer mon job en étant aveugle. Un flic miro, accroché au bras de sa vieille mère, vous trouvez que ça fait sérieux, vous ? Policier d’élite présenté par parents ! De quoi se l’accrocher dans un arbre de Noël avec des cheveux d’ange autour et de la poudre scintillante ! Dans la vie, y’a deux sortes de mecs, voyez-vous : ceux qui n’acceptent pas de vieillir, et ceux qui se préparent à mourir.
Faut choisir.
Remarquez que la possibilité de choisir implique que vous appartenez automatiquement à la première catégorie. L’homme qui est capable d’opter est un homme d’action. Mort aux passifs !
Elle flaire mon désarroi comme je hume son thé, la chérie. La v’là qui pose sa tasse et qui vient m’embrasser. Elle me dit d’une voix qui s’efforce :
— Je devine ce que tu éprouves, mon grand. Tu as l’impression que tout t’abandonne et que tout est fini. Je te conjure de ne pas te laisser aller au désespoir. Je sais, tu m’entends ? Je SAIS que ça va aller. Ton salut est proche… Moi, ta mère, je te le dis, parce que je ne peux pas me tromper à propos de tout ce qui te concerne. J’ai des antennes, Antoine…
On se berce mutuellement. Dans ces cas-là, allez donc savoir lequel désendolore l’autre. Je balbutie des « oui-bien-sûr » peu convaincus. Faut tenir, San-A. T’accrocher, mon mec ! Coûte que coûte. Te dire que lorsque ça ne peut pas aller plus mal, ça ne peut qu’aller mieux…
Alors, à cet instant, mes amis. Oui, à ce moment précis. À cette seconde même. Au creux de notre émotion, retentit un chant.
Il est tout proche.
Il est vibrant. Épais. Français.
Les paroles m’en sont familières…
Si les bonnes d’enfant
N’aimaient pas tant les militaires,
À la Charité
Y aurait pas tant de nouveau-nés !
Félicie s’écarte de moi.
— Mais, Antoine, s’exclame-t-elle, ne dirait-on pas ?…
— Bien sûr, M’man ! C’est LUI !
Et, oubliant ma détresse, je me mets à beugler comme trente-six bœufs assoiffés, la suite de ce pot-pourri de notre folklore national :
Oui, j’ le veux !
Le petit affaire, si joli, si mignon
De la petite Suzette !
À côté la voix s’est tue. Elle reprend pour lancer un « Ben merde, ça alors » qui me chauffe l’âme.
Et dix secondes plus tard, Béru tambourine à notre lourde !
— Faut le voir pour y croire ! déclare-t-il. Si je m’aurais attendu… Mais qu’est-ce vous faites z’ici, les deux ?
— Et toi, Gros ? contre-attaqué-je, comme chaque fois qu’il me pose une question.
— Moi, dit-il, je sus venu rapport à l’enquête, toujours. J’ai rendez-vous av’c un maréchal en retraite que ce con-là a la marotte de collectionner des dirigeables.
C’est démentiel, nein ?
Ramoliteux.
Faraminesque.
T’en as le cerveloche qui poisse.
Les cellules qui s’égrènent comme du corinthe secoué.
Tu sais plus par quel bout te choper.
— Rendez-vous avec le maréchal Von Dechich ! écrié-je.
— Tiens, tu sais son blaze !
— Explique, Béru ! Explique vite !
L’homme au mystère entre les dents fait claper sa menteuse contre des chicots bourrés de reliquat savant de répondre. Enfin, il se décide.
— Vois-tu, déclare le Proéminent, dans c’t’ affure, ce dont j’étais tracassé, ce fut par le dirigeable. L’emploi d’un tel fourbi à notre époque me paraissait chronique-anarchiste[23]. J’ai tubophoné à S. V. P. pour savoir si qu’on fabriquait encore des zinzins de ce genre. Il me fut répondu que non. C’t alors que l’hazard se catapulta dans mon horizon. M’étant rendu chez le toubib, hier, pour lui causer de ma délicate infirmité dont tu sais, je trouvai un numéro de Sciences et Vie dans son salon-à-poireauter. Y’avait, sur la revue que je te cause, un grand t’article sur ce maréchal Von Dechich qu’est le dernier collectionneur de dirigeables en Europe. Moi, tu me connais ? J’ai un pif gros comme…
— Un groin ? proposé-je.
— Exaguetely, remercie le Mastar. Quèque chose m’a fait tilt sous la coiffe et je radinai fissa, tout médecin cessant, à la maison poulardin pour me faire prendre un rembour avec le maréchal.
— Il ne reçoit personne, soupiré-je.
— C’est ce dont il fut répondu à mon interprêtre. Seulement, comme j’ai du chou et la manière de m’en servir, un moment plus tard, je repiquais au truc en prétextant que j’avais une montgolfière à brader, vu qu’elle m’encombrait le grenier, et recta le maréchal Von Chose m’a filé la ranque pour la fin de c’t aprême…
— De première bourre, apprécié-je. Je rends hommage à ton ingéniosité, Gros.
Il reclape de la langue en déclarant que ces foutues saucisses germaniques ont du corps, un goût de fumé pas désagréable, mais qu’elles filandrent par trop. Puis, d’un ton de prélat en requête chez la marquise, il murmure :
— Si t’aurais une heure à me concrétiser et que ça n’ennuille pas ta maman, je voudrais que tu vinsses faire une course avec moi, San-A.
— Où cela ?
— Tu le verras bien.
Vivement, il s’excuse :
— Enfin, c’est manière de causer.
— Où m’emmènes-tu ? bougonné-je.
Il marche vite en me cramponnant par le bras. Je dois avoir l’air d’un malfrat alpagué.
— C’est rapport à mon infirmité, assure le Béant.
— Tu veux parler de ta tricotine ?
— Soi-même.
— Elle ne se calme pas ?
— Que tchi ! Et pourtant les trois jours que ça devait prétendument me durer sont révolutionnés. Maintenant, je m’installe dans la godanche inguérissable, Gars. Je fonce à la pointe comme primitivement je fonçais au bistrot. Me faut une demi-douzaine de gerces par jour pour me garder les idées nettes. Quand j’sus en déplacement, à court de cheptel bénévole, faut que je rabatte sur la radasse professionnelle, ce qu’allonge ma note de frais.
— Et c’est dans le quartier réservé que tu m’embarques ?
— Pas si réservé que ça, gouaille le Monumental. On y trouve des gretchenes qui planturent du balcon, espère ! Mon avis est qu’un petit viron dans l’extase te changerait les idées, fils. À t’emberlificoter dans tes sombres idées tu tournes au rat de cave.
— Je n’en suis encore pas réduit aux tapins, clamé-je.
Béru ahane de colère.
— Dénigre pas le plus vieux et le plus beau métier du monde, camarade ! Y sont tous à faire la fine braguette quand on cause de prostiputes, mais ça les empêche pas de s’en régaler en douce. Quelle honte y’a-t-il à employer la main-d’œuvre qualifiée, j’aimerais savoir ! Quand t’as une chaille qui branle au manche, tu demandes pas à ton voisin de palier de te l’arracher, si ? Tu files droit chez un dentiste bardé de brevets ! Dans l’eau-cul-rance, pour te défricher l’intime, rien ne vaut une personne expertisée. Allez, rouspète pas, c’est ma tournanche ! J’ai retapissé tout à l’heure une momasse qu’est pas mon genre, mais qui me paraît sembler être le tien à dix sur dix ! Blonde, grande, mince, pas chouchouille de loloches, mais des yeux pervenche. Des cils de biche en vapeur. Et qui fume avec un fume-cigarette façon Marlène Diète-Riche, long d’au moins cinquante centimètres. Tiens, on arrive justement. Je l’entrave derrière sa vitrine. Elle porte un eskimono noir, à fleurs rouges, qui lui met la blondeur en valeur. Elle nous sourit. Souris-y, par politesse ! Entrons, je te dis. Tu peux toujours lui causer si t’as pas envie de te foutre à l’établi pisque t’as la veine de jacter chleuh. Mince, tu verrais cette langourance qui lui dévale des lampions ! Mazette, elle doit pratiquer des trucs rarissimes. Elle aurait seulement dix kilogrammes de tétasse, je me la payerais, textuel ! On sent la personne cultivée, instruite et tout. Je la situe fille d’ancien ministre nazi obligée de gagner l’entrecôte de son vieux père en prenant du baigneur. Le genre de madone qui te récite les poèmes du Victor Hugo boche entre deux langues fourrées princesse. Elle nous fait signe. Déjà elle tire son rideau pour montrer qu’elle vient de baisser le drapeau du compteur. Y’a plus à hésiter, San-A. Fais-moi plaisir, grimpe Mlle Gretta. Elle s’appelle Gretta, c’est écrit dessus, comme le port salut.
« Ça se b… un prénom pareil, enfin quoi, merde !
Vaincu par sa fougue, je cède à ses exhortations.
Et comme bien m’en prend, vous l’allez voir un peu plus tôt qu’incessamment !
Fräulein Gretta, je ne puis la voir, mais je dois convenir qu’elle semble correspondre à la sirène décrite à l’extérieur par l’éminent Bérurier. Sa voix est rauque, son rire distingué. Elle fume un tabac opiacé et son logement feutré sent la plante de serre.
— Französisch ! roucoule-t-elle en pâmant de la gorge.
Elle approche de mes lèvres sensuelles une bouche parfumée dont l’haleine tiède est déjà de l’amour. Je caresse ses cheveux soyeux, longs et souples… On s’embrasse presque voluptueusement.
— O. K., je vous laisse, déclare Béru, satisfait comme une tante marieuse venant de réussir un doublé avec deux couples de jumeaux. J’sus tout à côté, Mec, chez une gravosse façon baobab qui me paraît mériter ses trois étoiles au Michelin de la tapinerie. Bouge surtout pas, le temps de m’éponger le trognon et je reviens te chercher. Attends que je casque ton orgie ! Tenez, ma petite Gretta, un beau bifton de la Deutsche Bank, tout neuf, pour vous acheter des dessous troublants. Surtout épargnez pas la vertu de mon copain. C’t un téméraire de pucier, un vrai petit salingue, bien déluré, qu’a pas peur des papouilles en chaîne. Sortez-y le grand jeu, ma gosse. Le grand léchelème, comme on dit au bridge. Allez-y de vos dernières nouveautés, petite fille. S’il serait content à mon retour, je vous aboule une prime de bonne volonté. Mais faut que vous lui assurez un travail soigné, hein ? Il aime pas le bâclage, Antonio. C’est pas son genre. Il a trop l’habitude des apothéoses pour se contenter d’un petit coup vite fait sur le gaz. Votre devise, c’est la Bochie au-dessus de tout s’ pas ? Prouvez-le !
Sur ces fortes paroles, il se retire.
Gretta me fait allonger sur un divan moelleux. Elle me défringue savamment, en émettant des soupirs extrêmement bien venus. Moi, que voulez-vous, je laisse flotter les rubans. Elle m’a l’air de connaître son turf, la Fräulein. L’amour à l’handicapé physique, parfois, ça a du bon. L’homme d’action contracte une fâcheuse habitude : il prend toujours l’initiative. Or, la passivité a du bon de temps en temps. Le repos du guerrier, le vrai, c’est ça : un abandon. Pourquoi il va chez Mme Claude, l’homme moderne, guerrier cardiaque des tracasseries contemporaines ? Pour se laisser déboutonner, uniquement ! Figue-figue pan-pan, bien sûr ! Mais avant toute chose, ce qu’il veut, c’est qu’on lui dégrafe le futal. Il en a tellement mare de tant d’ennuis que, pour lui, l’emblême du bonheur c’est une déculottée par des mains vigilantes. En lui ouvrant la braguette, on lui donne de l’oxygène. On lui ensoleille la fatigue.
Elle a des gestes d’une infinie délicatesse, Gretta. Des mains pieuses pour te manœuvres la défroque, t’en écosser en souplesse. Une magicienne ! Elle, c’est la mâtine des magiciennes ! Tiens, çui-là je l’offre à notre bienheureux Louis Pauwels.
On se sent en confiance entre ses griffes probablement laquées rouge. C’est de la personne consacrée au bitougne corps et âme. On traverse une époque de positivisme propice au bon renom de la prostitution, les gars. Jadis, les putasses étaient des aigrefines pas consciencieuses, vilainement cupides, qui te vidaient davantage le portefeuille que les bourses. Des vraies roulures malhonnêtes. Épongeuses voraces. Basses ogresses sans scrupules. Détrousseuses de morlingue. Feignantes en plein. Mesquines ! Et mal embouchées si je puis me permettre. Quand elles glissaient une main dans ton grimpant, c’était pour y cueillir les biftons que t’essayais de leur soustraire. Ah ! les abominables gueuses. Entôleuses. Avec un grand méchant toujours à portée de voix, prêt à venir te virer à coups de lattes dans les noix. Sans compter qu’elles te poivraient pire que les mignons gigots de Baumanière, pour couronner. Il n’est que de lire les souvenirs des grands messieurs : la chetouille à tout bout de champ, ils chopaient. Très pernicieuses, à t’en liquéfier le cerveloche !
Heureusement, de nos jours tout a changé. Les tapins sont devenus honnêtes. Ils ont découvert la probité professionnelle. Y’avait trop de concurrence de la part des civils. Si elles n’avaient pas changé de tactique, sorti la grande technique, saupoudré le boulot de scrupules, elles allaient à la déroute intégrale, les horizontales. Alors, par nécessité, elles se sont fait une morale. Une esthétique ! C’est devenu une espèce d’apostolat, le turbin. Du costaud. Tiens, je te prends les Japonais : pour devenir réellement concurrentiels, y’a fallu qu’ils moulent la pacotille. Bye-bye, le réveille-morninge à deux balles qui perdait ses légumes à sa première sonnerie. Dorénavant ils font la pige aux Teutons, ce qu’est pharamineux comme prouesse industrielle. Pour les radasses, c’est du kif-kif au même. The quality, mes frères ! Des inventions nouvelles ! Un acharnement d’abeille !
Gretta, elle est à la pointe de la nouvelle vague, côté boulot. Elle a le respect du Deutsche Mark, la chérie. Elle paie argent-contente. Se prodigue en connaissance des causes.
La v’là donc qui me décarpille entièrement, en entrecoupant de gentillesses. Moi, je chique au paresseux intégral. J’inertise, je béate pour me relaxer en profondeur.
Pourtant, au bout d’à force d’être passif, je me dis qu’il faut me manifester un peu. Y foutre du mien ; faire un geste ! Mettre la main à la pâte, quoi !
Alors je la mets !
Vacheteté d’Adèle, cette commotion !
Vous savez ce que je découvre ?
Un homme !
Pas un champion du manche, mais enfin, il est caractéristiquement de sexe masculin, Gretta !
Tel que, il ferait pas chialer de désespoir un roi noir, mais enfin, quoi, c’est un bonhomme.
Moi, des abus de confiance pareils je ne tolère pas.
Voilà que la plus terrible des rognes me saute dessus. M’envahit, me dévaste. Je déborde comme du lait bouillant. Une colère pareille, franchement, je me souviens pas en avoir jamais ressenti d’aussi forte. Elle me part des pieds. Elle me grimpe le long des cannes. Me fait trembler. J’ai des chaleurs. Des frissons glacés. Des sortes de bestioles multi-patteuses m’arpentent. Je pousse des grondements, des geignements.
La transe, ma doué ! L’éruption volcanique ! Je jaillis des abîmes océaniens en laves incandescentes. Je gicle ! Je propulse ! Je me répands ! C’est grave ! Pas contenable, incanalisable ! Dévastateur (et à travers). Voilà que je soulève Gretto (je le masculinise d’office) par le revers de son kimono. Au jugé, je lui file une mandale !
Il hurle !
Puis râle !
Je lui tire une série de crochets dont la plupart n’atteignent pas leur but. De boxer le vide accroît encore ma rage. J’savais pas qu’il y avait de la réserve de carburant. Une vitesse supplémentaire à passer. Ben elle est passé. Et je filoche dans les délires les plus noirs !
Au jugé je course la fausse donzelle dans son boudoir à michetonner. Ses pleurnicheries me renseignent sur sa position. Je le crible de gnons, de horions, de savatages.
Je me sens homicide, mes chéries. Équarrisseur !
Je frappe, et frappe encore. Le type malmené part de gauche à droite, d’avant en arrière ! Mes coups font un bruit bizarre et survoltant. J’acharne. Je me livre complet. Je voudrais crier des trucs. Je trouve rien.
Ces jours de désespoir ont pris feu et à présent ils crament comme mille Jeanne d’Arc arrosées d’essence.
Embrase-moi, chérie !
Tiens, v’lan ! Boum ! Chope !
Et soudain j’ai comme une défaillance. Un étourdissement. Me semble que je vais m’évanouir. Je titube. Mon souffle clapote.
Il a une sale gueule, Gretta. Une tête de cheval déguisé en licorne. Mince ce qu’il fait pédoque. Fallait que je fusse aveugle pour ne pas piger au premier regard que c’était une folle guêpe ! Seul un Béru pouvait s’y laisser prendre…
Mais ! Mais nom de Dieu ! comme s’écriait notre sainte paire sur la place du marché de Castel Mongolfière.
Mais nom de Dieu ! J’y VOIS !
Hé, les gars, vous avez lu et entendu ?
Enregistré ?
J’Y VOIS ! ! ! !
Alors là, croyez-le, faut y voir pour le croire ! Je vois cette grande pédale blonde et contusionnée qui me regarde avec crainte et enamourement en épongeant son pif sanguinolent. Je vois le petit studio tendu de velours bleu et garni de fanfreluches ridicules. Je vois une poupée allemande, avec de grands yeux allemands, sur un coussin allemand ! Je vois la porte vitrée d’un cabinet de toilette. Je vois des gravures licencieuses représentant des messieurs et des dames, des dames et des dames, des messieurs et des messieurs, s’efforçant de démontrer qu’ils sont gigognes.
Quel bonheur !
Un concert de harpes retentit en moi, faisant place aux grondements de mon orage wagnérien.
Ainsi donc, Félicie avait senti juste ? QUELQUE CHOSE s’est produit. Le phénomène de je-ne-sais-plus-quoi-j’ai-la-flemme-de-chercher-plus-avant a joué en ma faveur !
Bien sûr, vous n’en doutiez pas.
Vous saviez que San-Antonio, le seul, le vrai, l’unique, ne pouvait demeurer longtemps aveugle.
Son éditeur ne l’aurait pas permis.
C’est un homme qui ne plaisante pas avec le public. Je restais aveugle pendant encore vingt pages, il donnait l’ordre de rembourser la clientèle. Y’avait qu’un éditeur honnête sur la place, l’a fallu que je lui tombe dessus !
Non seulement je vois, mais je vois net.
La vie en rose…
En bleu, en jaune.
En tango.
En valse.
Vautrée sur son sofa de travail, la pédale teutonique, en désespoir de cause, se met à branler le chef.
Elle balbutie des « Jawohl » effarés. Cette tornade, ça l’a commotionnée, mettez-vous à sa place.
Et puis, tout à coup, ce silence… Mon air d’en avoir cent trente-cinq ! Mes yeux extasiés…
Le retour en force du Dodu rompt l’espèce de charme indécis où nous stagnons.
— J’ sus pas t’indiscret ? s’inquiète le Mammouth. Vous avez fini vos galipettes ? En ce qui me concerne, quant à moi, je viens de me respirer une dondon à peine comestible. La vachasse sans réactions. Un fagot. Autant de sensualité qu’une charrette. Tu la brancardes, tu la débrancardes, ça la laisse de marbre. Une vraie salle des pas perdus. Des poteries de ce genre, t’as intérêt à éternuer rapidos et à te faire la valoche. Ça mérite pas un crochet, sauf à la pointe du menton pour y apprendre à mieux comporter. On devrait contrôler les prostiputes. Leur délivrer un carnet d’aptitude, avec des notes de zéro à dix et des appréciations. La mienne, je te la coterais sévère, espère ! Note : 1, juste que ça soye pas éliminatoire. Commentaire ? « Mieux vaut une bonne pogne énergique que ce manchon. » Vlan, roulez ! Et la tienne ? Elle t’a fait une chouette embellie, Mec ? De Dieu, mais caisse y est arrivé ? Tu l’as dérouillée à la julot, ma parole. T’y as fait la grosse passionnata ! L’amour façon hareng terrible. Tu prends de ces mœurs, sans vouloir te sermonner !
— Tu ne remarques rien, Béru ? coupé-je…
Il sourcille.
— À part la méchante bringuée de m’am’selle Gretta, non ?… Y’a à remarquer ?
— Assieds-toi sur cette chaise garnie de velours jaune.
Il m’obéit.
— Bon, après ? demande-t-il.
— Rentre ta cravate qui pendouille sur ton gilet, ça fait trop sortie de boxif.
Pépère obtempépère.
— V’là, Monseigneur, ronchonne mon ami. Et alors, tu causes ?
— T’es tout décoiffé, Alexandre-Benoît, continué-je, tu devrais te filer un petit coup de râteau manière de rectifier ce qui te reste !
Il écarte ses griffes et se « repeigne ».
— Tu sais que tu commences à me courir sur la prostate avec tes remontrances, déclare-t-il.
— Il est possible, Gros, mais ces remontrances te paraissent-elles normales ? N’ouvre pas la bouche comme une carpe à qui on ferait visiter la tour Eiffel, réfléchis plutôt.
— Fectivement, murmure A.-B., y’a pour ainsi dire comme qui dirait un certain quéque chose qui me chiffonne. Je me demande quoi t’est-ce.
Je puise une pièce de monnaie dans son gousset, la fais sauter en l’air, la rattrape, la brandis sous son nez en annonçant : « Face. »
— Ne serait-ce pas ceci qui te déconcerte ?
Il fait la moue.
— Non, c’est pas pile ou face qui…
Et alors, à toute volée, la révélation de ma guérison lui parvient. Le v’là qui verdit. Ses joues flasquent Il tente de s’humecter les lèvres, mais sa langue est plus sèche qu’un os de seiche. Deux déshydratations superposées n’ont jamais engendré la moindre humidité, et il reste aride du grouin !
Son regard se révulse.
Il a un hoquet de voiture restée en prise et dont on actionne le démarreur.
Il tombe à genoux.
Il se signe.
Me désigne.
Récite un Notre father, suivi d’un jevousalumarie.
La belle image, combien édifiante. Ce gros homme en prière dans la chambre bordelière d’une grande pédale germaine.
Une maladie de foi !
Ses dévotions accomplies, il s’assoit sur ses talons.
Comme à la Mecque.
Ce bon mec.
— T’as récuré la vue, mon San-A., soupire-t-il. Ah, ce bonheur ! Ce grand bonheur ! Nous v’là sauvés, toi z’et moi. Sauvés ! Que pour ma part j’en pouvais plus, à cause de mon vœu.
— Quel vœu, Gros ?
— J’avais juré de plus boire une goutte de rouge jusqu’à tant c’est que tu voirais, Mec. Tu peux pas savoir, le calvaire dont j’ai subi… Voué au blanc, c’est sinistre. T’aperçois vite que le bianco c’est juste un rince-gosier. Le truc qu’à condition d’être bien fraîchouillard, tu t’en refais un palais, au morninge, les lendemains de beurranche. Mais dis voir, c’est arrivé comment t’est-ce, cette grande miraculade ?
Je lui explique. Il opine.
— Ouais, je comprends. Avoue que pour une fois, ça a du bon, la pédoquerie ? T’aurais peut-être passé à côté de la guérison pour tout jamais, San-A. Tu sais, je me demande si tu devrais pas aller à Lourdes…
Ils y tiennent, décidément.
— Et gour faire quoi, puisque je suis guéri ?
— Pour rembourser, déclare Béru.
Il sort une liasse de markotins de sa fouille et tend une partie de sa vaisselle à « la » grande blondinette.
— Tu l’as mérité, darlinge ! assure le Gros.
Son regard globuleux se fait tendre.
— Tu sais qu’il est pas mal, dans son genre ? murmure mon sauveur. Moi, depuis que j’sus dans cet état, je sens que mes notions se modifient. Je deviens moins sectaire avec un goumi pareil. Plus tolérant, plus compréhensible. Car si Técolle t’es sorti de l’auberge, moi j’y suis toujours en pension complète, gars. Pisque t’as récuré la vue, tout à fait en camarade et à titre de curiosité, vise un peu ce mandrin ! Dis-moi si tu eusses cru possible une chose pareillement semblable.
Ayant dégrafé sa ceinture, Béru laisse tomber son falzingue sur ses chaussures. Ce qui apparaît alors nous arrache un cri, à Gretta et à moi.
— Mama ! fait la frêle jeune homme.
Le cri du cœur.
Le cri du corps. Maman ! Mama ! International. Humain ! Le mot universel. Le seul… ou alors faudrait le talent branleur d’Edmond Rostand pour célébrer la chose. La tirade du nœud, mes fils !
— Bath, hein ? fait Béru, mi-chagrin mi-orgueilleux.
— Bath ? reprends-je. Ah non, le terme est un peu court, bonhomme, si l’objet ne l’est point. On pourrait dire, Ô dieux, bien des choses en somme… En variant le ton ; — par exemple tiens : Agressif : « Moi, monsieur si j’avais une telle trique, il faudrait sur-le-champ que je me la sciasse ! » Amical : « Mais elle doit traîner sur vos godasses ! » Descriptif : « C’est un soc !… c’est un stick !… c’est un braque ! Que dis-je, c’est un braque ! C’est un très gros bidule ! » Curieux : « De quoi sert cette énorme pendule ? À battre la mesure ou à tanner des peaux ? » Gracieux : « Aimez-vous à ce point les tonneaux que, fort puérilement vous vous imaginâtes, avec un tel bâton, les changer en barattes ? » Truculent : « Ça, monsieur, lors que vous dégainez, à un poste d’essence vous nous faites songer ! Ou bien encore, à un conduit de cheminée ! » Prévenant : « Attention à vous arc-bouter car il ne faudrait pas briser une telle gaule ! » Tendre : « Comme elle doit aimer la gaudriole, ne la vouez pas à des cavités profanes ! » Pédant : « Seul l’éléphant, charriant dans les savanes entre ses deux défenses, le nez de Cyrano, pourrait passer, monsieur, pour votre alter ego ! » Cavalier : « Ben, mon pote, lorsque ce machin gode, je n’hasarderais pas mon cul sur la commode ! » Emphatique : « Avec ce phallus monumental, vous possédez un beau bâton de maréchal ! » Dramatique : « Vous voici, mon ami, logé à belle enseigne ! » Admiratif : « Avec un tel sceptre, quel règne ! » Lyrique : « Un mât si fier résiste aux aquilons ! » Naïf : « Seigneur, est-ce un pylône, ou un pilon ? » Respectueux : « Permets, qu’on te salue, Béru. Car tu possèdes un zob qu’on n’avait jamais vu ! » Campagnard : « Nom d’bon gu, qu’est-ce c’est-t’y qu’c’ machin ? Faudra un ben grand four pour cuire un si gros pain ! » Militaire : « Sacrebleu ! Mais vous êtes dans l’ génie ! » Pratique : « Et ça complète toujours votre vessie ? Vous avez des grolons à la place des grelots ! » Enfin, pour achever d’aussi longs trémolos : « Le voilà donc, ce nœud qui, du trone de son hêtre écorce le vernis ! Il fait au moins six mètres !… » Voilà mon Vieux Béru, ce que tu m’aurais dit, si tu avais le cerveau aussi gros que le vis !
Bérurier qui m’a écouté religieusement secoue la tête et déclare en remontant le rideau de la salle des fêtes :
— Bravo ! T’as retrouvé ta jactance en même temps que la vue. On dirait que tu causes en vers, ma parole. J’ai cru que tu me déballais les stances du Cid à Sophie !
Je lui donne une chiquenaude impériale à l’oreille, et déclame :
— Afin de rendre hommage à ton glorieux mandrin, je te parle, Alexandre, rien qu’en alexandrins !
Il rit, amusé d’être muse…
On se rajuste.
Et, bras dessus bras dessous, nous partons allégrement vers le chapitre douze comme deux copains qui viennent de retrouver simultanément, l’un la vue et l’autre le vin rouge.