Félicie tricote. Le petit duel de ses longues aiguilles me fait songer à des bretteurs. Les Trois Mousquetaires… Je voudrais revenir à l’époque où, pour la première fois, j’ai lu Les Trois Mousquetaires. Ça c’est un bouquin, un vrai. Qui t’emmène promener, qui te captive. De nos jours c’est râpé : on ne sait plus écrire de livres intéressants. Y’a plus que des recettes. La littérature d’évasion, c’est la cuisine sans peine de « Tante Laure ». Les mots y deviennent ingrédients. Les coups de théâtre sont des fonds de sauces tout prêts sur le coin du fourneau.
En fond sonore la radio transmet un concert de musique-mon-pot-de-chambre. Les violons y trémolent en trombe. Ça t’arrache les premières ficelles de l’emballage. Mais le paquet reste intact. Moi, j’allergise de plus en plus au violon. Menuhin ou Dugenou, ça reste crin-crin à mes oreilles. Le seul type, à mon avis, qui a vraiment su se servir d’un violon, c’est Arman (j’allais dire le peintre, je rectifie : le briseur). Lui, au moins, les violons il les coupe en deux, ou bien les écrase. Et alors, cet instrument devient vraiment artistique. Un Stradivarius revu et corrigé (d’importance) par Arman, c’est quelque chose. Le scieur vous l’offre (moyennant un paquet de millions).
Je sais bien que M’man me contemple tout en pénélopant. Lorsqu’elle n’a plus les yeux fixés sur son ouvrage, le cliquetis de ses épées ralentit quelque peu. Il devient plus calme, plus technique…
Ça fait deux jours que je suis rentré.
Ma nouvelle vie commence à se constituer, doucement. Tu casses un œuf dans du beurre chaud, lentement il se met à « prendre ». Il épaissit, change de couleur et de consistance. Je suis en train de devenir un œuf-au-plat, mes fils.
Tous les matins, à la même heure, je reçois un coup de tube de Béru.
— Salut, Mec, rien de nouveau côté mirettes ?
— Non, rien.
Il soupire. Puis, d’un ton pénétré, mais où je sens son incrédulité :
— Te casse pas le bol, ça reviendra.
— Ben voyons… Et toi, la tricotine ?
— Le chapitre haut du cirque Amar, mon pote ! J’ai ramoné seize fois Berthy dans la journée d’hier et fait une fleur à not’ vieille concierge dans l’escalier, pendant qu’elle balayait. Ça commence à se savoir dans le quartier. Les bergères me matent droit au bouc-office et je leur sens des languisseries dans le circuit. Hier tantôt, la bouchère m’a presque violé entre deux quartiers de bœuf. J’entrevois le moment qu’elles viendront à la relance jusque chez moi. Enfin, je commence à m’y faire.
Je réponds :
— Moi aussi.
Je lui promets qu’on se verra bientôt et je me grouille de raccrocher.
Il appartient au passé, Béru. Il circule, avec son big braque dans un monde où je n’ai plus rien à foutre. Je n’ai pas envie de le voir pour l’instant. Ni lui ni personne.
Je repars à zéro dans l’ombre de Félicie. C’est à elle de me refaire. Y’a eu maldonne en cours de route. Elle doit mettre le compteur à zéro et reprendre le gars à la base. Elle le sait. Vous verriez son courage, madame ! Pas une larme. La voix égale. Elle paraît moins inquiète que lorsque je suis un peu enroué ou que j’éternue. M’man réfléchit. Elle cherche le moyen de moyenner. Peut-être trouvera-t-elle ? J’ai confiance. Je m’en remets à elle seule, lui transmets mes prérogatives d’homme.
Je dresse un peu la tête, m’efforçant de la voir. Je guette un reflet, un halo, quelque chose. Mon imagination amorce un embryon d’image qui s’éteint aussitôt, dompté par les ténèbres.
— T’es belle, M’man.
Je devine qu’elle tressaille. L’espoir… Vite je la détrompe.
— Non, je ne te vois pas, mais je te sais. C’est encore mieux que te pouvoir te regarder. C’est ça la vraie présence.
Le violon insiste et me fait ch…
— Tu veux bien fermer la radio ? je demande.
— Je dois chercher un autre poste ?
— Pas la peine. Le silence est un régal à présent que je marche au bruit. Il faut que j’affûte mon oreille, tu comprends ?
Elle comprend.
Le bigophone retentit, comme par ironie. Je décroche sans tâtonner. La voix du dirlo, enfin.
Sans doute m’annonce-t-il qu’on va me « pomme pomme pomme pomme pomme pomme pomme pomme » incessamment. Tout est prévu chez ces cons d’hommes. Tout est tarifé, homologué, mesuré. Quoi qu’on fasse, on entre dans une catégorie ; on a droit à des trucs précis. On BÉNÉFICIE de ceci-cela.
— Salut, mon bon ami. Je viens bavarder un instant avec vous, je ne vous dérange pas ?
— Pas du tout, monsieur le directeur, si vous saviez comme j’ai le temps !
— Qu’est-ce que vous faites ?
— Je me taille une canne blanche entre deux leçons de Braille.
M’man m’adresse un « tssst-tsst » réprobateur. C’est curieux, depuis que j’ai les yeux fanés, elle devient comme qui dirait sévère avec moi.
Un peu comme si elle m’en voulait de mon infirmité, comme si elle la prenait pour une tricherie. Dans les cas graves, l’amour se tend comme la corde d’un arc.
Le Vieux, lui, ne réagit pas.
— Vous en bavez, mon pauvre vieux ?
— Pas exactement, ou alors oui, peut-être est-ce cela, « en baver ». Toujours est-il que ça ne correspond pas à ce qu’on peut imaginer. Vous êtes très aimable de prendre de mes nouvelles, monsieur le directeur.
— Vous avez consulté un ophtalmo ?
— J’en ai vu (si je puis me permettre) trois en trois jours. Il est difficile de faire mieux, compte tenu que les spécialistes sont rarement disponibles immédiatement. Mais j’ai des recommandations.
— Leurs avis concordent ?
— Pour une fois, oui.
— De l’espoir ?
— Peu. Le phénomène de Reboul pourrait à la rigueur me rendre la vue, mais il ne se produit qu’à un pourcentage avoisinant zéro pour cent. Et de votre côté, patron, ça biche ? La pêche a été bonne ?
Son souffle change. Je réalise qu’il n’avait envie de parler que de cela. Ma vue, il s’en tartine la gaufrette. Y’a tout à coup de l’oxygène dans sa voix. Un moelleux tout neuf.
— Ne m’en parlez pas ! L’équipe de scaphandriers est revenue bredouille. Les bateaux-sondes, les compteurs groutchmich, tout cela a fonctionné en pure perte. On n’a repêché que l’épave d’un dirigeable de forte dimension. On a même retrouvé le camion volé. Mais il était vide. Pourtant, le fond marin n’excède pas trois cents mètres à cet endroit.
Il se tait, attendant que le ci-devant éminent San-Antonio se manifeste. Et San-Antonio prend la parole, en effet. Comme il le faisait avant ; du temps où il pouvait vérifier qu’une fille était vraiment blonde.
— Monsieur le directeur. Et si le dirigeable n’avait pas explosé accidentellement ?
Un temps. Il déglutit. Ça ressemble à une enveloppe qu’on décachète alors qu’elle vient tout juste d’être fermée et que sa colle est encore fraîche.
— Continuez, mon petit, continuez…
Chouette alors : v’là que je suis redevenu son petit. San-A. for ever ! Le retour de San-A. dans « L’Aveugle a vu juste » !
— Imaginons l’histoire suivante, Patron… Les ravisseurs du caillou affrètent un dirigeable pour s’en emparer et ils y parviennent dans les circonstances que nous savons. Ce mode de locomotion est archaïque. Ils ne peuvent aller loin ainsi. Et puis c’est voyant.
« Mais précisément ils tiennent à se faire repérer. Ça sert leur plan. Quelque chose d’extrêmement tapageur qui s’anéantit permet dès lors de disparaître discrètement dans la fumée de l’explosion. Peu de temps après le rapt du diamant, ils déposent ce dernier en terrain propice où les attend un autre camion. Ensuite ils placent une charge d’explosif à bord du dirigeable et le laissent dériver au-dessus de l’océan. L’engin saute. Les débris s’engloutissent. Les enquêteurs concluent — ce que nous avons fait hâtivement — à un accident de parcours. Ils se mettent à sonder la mer, toujours comme nous avons fait. Ne trouvent rien, s’obstinent… Et pendant ce temps-là, nos petits malins planquent leur inestimable cargaison en lieu sûr.
— Je vois que le cheminement de votre pensée est parallèle au mien, San-Antonio. Je voulais avoir votre avis à présent mes derniers doutes sont levés. Je vais réexpédier une commission d’enquête en Tathmaziz. Des spécialistes de l’Afrique. Je veux qu’on explore tout le pays et les pays limitrophes. Nous retrouverons le diamant San-Antonio ! Je n’accepte pas d’être berné de la sorte par des gens qui, que, dont… Au revoir !
Et le Vioque raccroche au plus fort de sa rage, alors qu’il commence à bafouiller.
Je rigole doucement et j’en fais autant.
Félicie a cessé de tricoter.
— C’est étrange, dit-elle, mais lorsque tu m’as raconté cette affaire, l’autre jour, sais-tu que j’ai eu la même idée que toi ? J’ai failli t’en parler… Des gens pareillement organisés n’allaient pas compter sur un vieux dirigeable pour échapper aux recherches.
— Mais dis donc, t’es douée, M’man !
— Le don de la réflexion est à la portée de tout le monde, tu sais, mon petit.
On reste un bout de temps sans causer. Dans le vestibule, notre vieille horloge à balancier, importée de nos campagnes natales, maugrée ses tac-tac dans un grognement de vieux rouages inexorables.
Les clinc-clinc des aiguilles de ma brave femme de mère leur donnent la réplique. J’aime bien quand les objets font du bruit. Le bruit de l’objet, c’est la vie des choses.
— Il fait soleil ? demandé-je tout à coup.
— Oui, mon grand.
Le désir de dehors me chope. Le besoin de marcher, d’écouter se démener le monde en sentant la chaleur d’en haut sur ma figure.
— Veux-tu que j’aille avec toi ? questionne Félicie.
— Où ça ?
— Ben, où tu as envie d’aller, Antoine. Je te sens tout tracassé et tout hésitant. Il faut faire ce qui te passe par la tête, c’est indispensable.
— D’accord, viens avec moi. J’aimerais aller serrer la louche à Mathias.
— Ce grand garçon roux qui dirige le laboratoire.
— Lui-même. Ensuite, on ira au restaurant. Non, pas exactement au restaurant, mais dans un bistrot du côté de la rue Montmartre. Un de ces troquets où l’on mange des saucisses et des frites en buvant du faux beaujolais, tu vois ce que je veux dire ?
— Très bien, Antoine. C’est une bonne idée en effet.
— Sais-tu ce qui me plaît par-dessus tout dans ces sortes d’endroits ? La moutarde, M’man. Les Français ne se rendent pas compte, mais leur moutarde, ça oui, est la première du monde. Nulle part ailleurs tu ne trouves la même. Tiens, à l’étranger, essaie seulement d’acheter un pot d’Amora extra-forte. Tu goûtes et tu grimaces. C’est pas la même saveur. Elle a le goût exportation. La vraie moutarde, c’est dans les bistrots à frites qu’on la déguste. Ils sont cons de bramer partout que Paris n’existe plus. Qu’il est saccagé, vidé, mortibus… Tant qu’on y bouffera des frites avec de la bonne moutarde…
— Allons, Antoine, mon Grand, ne pleure pas, va te préparer…
— J’aurais peut-être dû pleurer plus tôt, soupiré-je. Au moment de leur bousin de chiasse ! Tu te rappelles, Michel Strogoff ? D’avoir chialé ça lui avait préservé la vue. Il faisait seulement semblant d’être aveugle, lui !
Elle range son ouvrage. La pendule sonne onze coups.
Mince, il est l’heure que je me secoue.
Je tourne gonzesse, moi, dans le noir.
Gonzesse émotive ; la pire espèce !
Si ça continue, bientôt je prendrai des petites syncopes, comme les pâles demoiselles du siècle dernier, lorsque le beau lieutenant de cavalerie se coinçait les burnes dans le tiroir de leur corset à crémaillère.
Les rouquins font bien les choses.
À preuve : ils sentent le rouquin à l’intention des gens dans mon cas qui ne peuvent pas les voir.
Si bien que je me dirige vers Mathias sans coup férir, la main tendue.
— Salut beau blond !
Comme tous les incendiés de la coiffe, il se croit blond, Mathias, et il aime à se l’entendre dire.
— Monsieur le commissaire ! Eh bien, si je m’attendais…
Ça lui a échappé.
Donc il s’attendait pas.
On ne m’attend plus.
Désormais ma venue est une surprise. Je suis une catégorie de fantôme. Un truc à oublier.
— J’ai appris cette triste chose… Ça m’a consterné. Tout le monde, ici, est anéanti, monsieur le commissaire. Mais je vois que vous vous dirigez parfaitement ?
— Dans les lieux familiers, oui. Tu ne peux savoir combien il est facile de faire un bon aveugle. Je vais passer pro en un temps record…
Il ne répond pas. Ému, il est. Apitoyé, plus justement. Mince, va falloir s’effacer ça aussi : la pitié des autres ! Enfin, ça les soulage. Éveiller la pitié d’autrui est un cadeau qu’on offre à cet autrui de mes choses ! Une occasion de se sentir supérieur à bon compte.
Il me déballe des salades très gentilles, très encourageantes. Il forme des vœux. Il me donne des adresses de professeurs Nonœil. J’avale le brouet. À la fin, il murmure, à voix peureuse :
— Vous avez la foi ?
— En l’avenir, oui.
— Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais à votre place j’irais à Lourdes, affirme cet homme de science.
— Dès qu’il y aura un match de rugby intéressant je n’y manquerai pas, rétorqué-je.
Il soupire, me jugeant apostasique[21].
— Dis voir, blondinet, coupé-je, peu soucieux de redémarrer une bataille de l’eau de Lourdes[22], le génial Bérurier t’a-t-il remis des lambeaux de dirigeable aux fins d’expertise ?
— En effet, monsieur le commissaire, mais il n’est pas encore venu chercher les résultats.
— Aboule, mon chéri !
Il fouillasse dans un classeur, car personne n’est plus ordonné que Mathias, pas même un prêtre. Y’a plein de chemises dans ses dossiers et de dossiers dans ses classeurs. Son rêve, ce serait un système I. B. M, pour répertorier ses papelards. Le genre de machin où il te suffit de presser un bouton pour avoir le numéro de téléphone d’un garde-barrière lapon et l’âge de sa concierge.
— Je vous le lis ? me demande-t-il.
— Non, sois gentil : chante-le moi, sur une musique de Michel Legrand, ça fera plus gai.
Il rit mou. Bon Dieu, jamais il a pué aussi fort. Une vraie ménagerie à lui tout seul.
— L’enveloppe du dirigeable sur laquelle on a prélevé le morceau en question est vieille d’une quarantaine d’années. On l’a entretenue au mieux, néanmoins le caoutchouc est passablement poreux et il est certain que l’engin était inapte à assurer un grand parcours. Il fut fabriqué en Allemagne par les établissements Hibez-Takrupp entre 1929 et 1934 dans la fameuse série des FEU-O.Q. laquelle dérivait, vous vous en souvenez, des tristement célèbres ZOB-O.Q. qui nous firent tant de mal au cours de la Première Guerre mondiale. C’est tout ce que je peux vous dire.
— C’est beaucoup, Mathias. Tu es un magicien, mon garçon.
À un craquement de brindille en combustion vive, je devine qu’il rougit. Ne me souciant pas d’attraper une insolation, je lui en presse quatre (car je lui laisse la liberté de son pouce) et je vais rejoindre Félicie qui m’attend sur un banc du square voisin.
— Ho, ho ! m’hèle-t-elle.
Je prends place à son côté. Des pigeons peu farouches volettent autour de nous. Leurs battements d’ailes ressemblent à des applaudissements.
— Dis donc, M’man, tu ne connais pas l’Allemagne, n’est-ce pas ?
— Non, c’est un pays qui ne m’a jamais tentée. Tu sais que mon frère a été tué en 1915 par ces gens-là ?
Elle se tait soudain, réalisant avec un léger retard le sens de ma question.
— Quand partons-nous ? demande-t-elle.