CHAPITRE (DOUZIÈMEMENT) DOUZIÈME

— Hé, M’man ! lance Alexandre-Benoît.

C’est la première fois qu’il appelle Félicie Maman. D’ordinaire il est plus cérémonieux avec elle. Elle est, à ma connaissance, la seule personne qui lui inspire le respect. Mais en cette minute d’exception, le comportement du Majuscule est exceptionnel. Cela va de soie, comme disait un mûrier.

Ma vieille se retourne.

Bon Dieu, on a beau croire, prétendre, mais on voit mal avec les doigts. Elle a changé, M’man en quelques jours. Je lui caressais le visage, mais mon sens tactile ne me rendait pas compte de la transformation qui vient de s’opérer. Elle a les traits marqués. Des ombres grisâtres sur la figure et, dans le regard, je ne sais quelle détresse farouche de vieille femme corse hantée par une vendetta.

Elle sourcille en s’entendant ainsi héler par mon pote. La v’là qui pose son journal de la veille, amené de Paris et qui sent encore l’encre fraîche.

D’ailleurs, vous l’avez remarqué : les journaux français sont comme les routes départementales : ils ne sèchent jamais complètement.

Elle met pas quatre secondes a réaliser le miracle, ma Félicie. Tout de suite ses yeux se plantent dans les miens et elle comprend que je vois.

Il vous est déjà arrivé de voir éclore des fleurs dans des documentaires de cinoche ? Là, c’est pareil. Son bonheur éclôt comme une rose sur un écran. C’est pratiquement instantané. Elle se trouvait en quasi-hibernation morale, et voilà qu’elle s’éveille. La Belle au Bois Dormant, mes frères. En fond sonore des gazouillis de zoizeaux, et musique de Strauss (pas l’Allemand, l’Autrichien).

— Pourquoi en étais-je sûre ? balbutie-t-elle.

Je m’avance. On s’étreint. Béru décroche le bigophone pour, en pleurant et en français, réclamer du champagne au room-service.

— C’est pas que j’en soye dingue, nous dit-il, mais un truc pareil, ça doit s’arroser au champ’. Tout de suite derrière, si vous le permettriez, je passerai au Côtes du Rhône…

— Comment cela s’est-il produit ? demande ma mère.

Question épineuse. Duraille à raconter à sa mother. Croyez-moi ou sinon allez vous faire planter une betterave sucrière dans le rectum, mais Béru a plus de présence d’esprit que mézigue.

— Sans vouloir me pousser du col, c’est grâce à moi, assure-t-il. Je l’ai emmené à un guérisseur dont à propos duquel j’avais entendu dire. Un garçon très bien, pas vrai, San-A. ?

— Heu… oui, en effet…

— Et alors ? insiste M’man en me caressant doucement les paupières du bout des doigts.

— Beû… hummmm… Il lui a fait une passe, hein, San-A. ?

— Une passe ? s’étonne ma brave femme de mère.

— Rigoureusement textuel, chère Maâme, une passe insiste le Volumineux avec force. Mens-je, San-A. ?

— Non, c’est exact.

— Mais alors cet homme possède un don tout à fait exceptionnel ! s’écrie Félicie.

— La preuve ! triomphe l’Enveloppé. Un don que pas beaucoup d’hommes z’ont, hein San-A. ?

M’man qui renifle les choses devine que ma guérison ne s’est pas passée exactement telle qu’on la lui raconte, mais comprenant notre gêne elle cesse de nous questionner. Elle se contente du résultat, Félicie. Bien sagement. D’ailleurs une bouteille de Dom Pérignon tiède surgit opportunément pour nous tirer d’embarras.

* * *

Béru est rond comme un toton (et non pas comme un teuton) lorsque nous déboulons chez le maréchal Von Dechich.

Un singulier bonhomme vient nous ouvrir. Il est vraisemblablement bavarois et tient à ce que ça se sache. Il porte un short de peau, verdâtre, agrémenté de broderies, une veste noire, à revers rouge et un chapeau à poils orné d’une plume et d’une queue de blaireau, qui symbolise la chasse.

Courtaud, grassouillet, pourpre de trogne, avec un regard chagriné et une énorme balafre en travers de la vitrine, le pittoresque personnage n’engendre pas la sympathie.

— Nous sommes attendus par le maréchal, dis-je.

Il me regarde.

— Le maréchal n’attend qu’une seule personne. Qui de vous deux a rendez-vous ?

— Monsieur, fais-je en désignant l’Ignoble, acagnardé contre le chambranle. Mais comme il ne comprend pas l’allemand, je lui sers d’interprète.

— Le maréchal, lui, parle français.

Ce qu’il a l’air mauvais, ce bas-duc. Vous pariez qu’il est francophobe ? Chez les Allemands, ça arrive, vous savez. Ailleurs aussi, faut reconnaître. Pour tout dire, à part le Liban, moi je ne connais pas une seule nation francophile, même la France est francophobe. Tant qu’on avait encore Maurice Chevalier, il nous restait des fibres de sympathie, çà et là. Depuis qu’il n’est plus, le grand Maumau, c’est râpé ! On a plongé dans l’antipathie universelle. Officiel ! Je sais : je voyage… Partout on a droit à la gueule allongée. Bientôt faudra se déclarer Canadien, ou Vaudois, ou Belge, ou Marocain, ou Ivoirien. La gueule, je vous dis. Partout, sauf au Liban. À Beyrouth ils ont gardé une certaine idée de la France, celle que s’en faisait Charly Gaulle. Je vous recommanderais bien d’aller y passer vos vacances, seulement si vous débarquez trop nombreux ils vont virer francophobes, comme les copains et on perdra not’ dernier bastion ! Tant pis : faut descendre aux abîmes avant de remonter. Toucher le plancher des abysses, mes gueux. Et puis décompresser.

Le Bavarois à plume et poils paraît hésiter. Sa tronche ressemble à une calendre de Mercédès défoncée.

Je lui décoche un sourire franc et massif.

— Je ne regrette pas d’avoir accompagné mon ami, déclaré-je, ce pays est merveilleux… Ses traditions, sa bière, sa choucroute ! Quelle beauté !

— Suivez-moi ! enjoint-il.

C’est alors que la fantasmagorie démarre, mes toutes chéries. Franchement, j’en ai vu des dingueries dans ma vie, des turpitudes, des farfadingues. Tant de fous sont en liberté ! Mais des folies de cette ampleur, ah non, jamais de jamais ! Kolossal ! Allemand, quoi ! Ces mecs, ils sont faits pour vivre ailleurs, parole ! Sur une autre planète plus mahousse que la nôtre. Je les verrais (et les enverrais bien) sur Jupiter, tenez ! 1 300 fois plus grande que la Terre, elle est ! De quoi s’ébattre, non ? Se battre. Construire des trucs formidablement formidables. Tiens, des tordus vont encore me lamenter que j’écris pas français. Formidablement formidable, ils vont croire à une erreur. Ça m’est arrivé déjà, un con de j’sais plus où que je rencontre. « Vous avez mal relu votre dernier bouquin, il me fait, protecteur : j’ai relevé un prodigieusement prodigieux qui a dû vous échapper. » Je l’aurais écharpé ! Ah, mon Dieu, fais que je ne sois jamais prostatique. Épargne-moi la rétention, que je puisse les compisser à mon aise, toutes ces nouilles mal cuites ! Leur lancequiner dans la bouche et dans les yeux, bien dru, bien abondamment ! Arrive un moment que t’as plus que ça comme argument suprême : pisser contre ! Toute parole est inutile. Le langage est en faillite. Ne te reste que l’urine pour t’exprimer. Ton éloquence, c’est ta vessie ; ton style l’impétuosité de ton jet ! Faut boire des infusions de queues de cerises. Very beaucoup ! Des kilolitres, afin de te remplir le réservoir. T’entraîner à débraguetter à la volée. On te pose une question stupide ? Vling, vlang, tu te mets en posture de réponse. Psccchhhh ! Puisque tu les as fait cons, seigneur, merci du moins de les avoir rendus haïssables !

J’ai dit une folie ?

Je la prouve.

Voilà, ça se passe de la manière suivante.

Une fois la porte ouverte, on pénètre dans un hall de faibles dimensions, banal, neuf, bête, sans décoration. En fait, ce hall est plutôt une espèce de sas disposé entre la vie extérieure et la survie démente du maréchal. Lorsqu’on l’a traversé et qu’on a franchi une seconde lourde, on débarque dans l’immensité. Un hangar prodigieux. Quèque chose comme le Grand-Palais, sur les Champs-Zé. Tout là-haut, y’a une immense verrière d’un hectare au moins. Et quand je dis tout là-haut, je sais de quoi je cause vu que le plaftard de ce local gigantesque est à quarante mètres de nos têtes. Si t’es agoraphobe, tu meurs en déboulant dans ce cirque. C’est l’écrasement par l’immensité de l’espace clos. Nul musée n’est plus vaste. Impossible ! Lorsqu’on radine, par l’allée principale, on voit la très large façade d’un château de style plus ou moins viennois. Trompe-l’œil ! Il s’agit seulement de la partie étroite de la construction. En longueur, elle est terrible. T’entends ? Terrible ! La collection de Von Dechich est là. Complète ! Des dirigeables de tout module. Des ballons plus ou moins captifs. Des « saucisses ». Un Graf Zeppelin abominablement gros. Gulliver chez les géants !

On a un mouvement de recul auquel le Maître Jacques du maréchal est habitué car il nous lance un rude « Venez » qui claque dans l’immensité comme un départ d’avalanche dans les Grandes Jaurasses.

Nous le suivons, fourmis infimes perdues dans la cathédrale de Chartres.

Un interminable tapis de corde feutre nos pas. Nous l’arpentons courageusement. Au passage, on coule des regards d’effroi aux monstres caoutchouteux rassemblés en ces lieux sauvages.

— Et tout ça est gonflé ! murmure Béru. On couperait tous les zamarres, la construction s’envolerait dans le cosmétique !

Le barbarvarois marche d’un pas décidé. Malgré ses pattes courtaudes il est très véloce et nous avons du mal à le suivre.

Enfin, après un bon kilomètre de parcours nous atteignons une sorte de boqueteau composé d’arbres en fûts qui cernent, devinez quoi ? Un vieux wagon de chemin de fer. Je me cabre :

— Rethondes ! m’exclamé-je.

C’est bien l’illustre clairière où furent signés les armistices de 1918 et 1940 qu’on a reconstituée au fond du musée. D’ailleurs, pour que nul n’en ignore, un panneau l’indique.

Le bravarois qui a enregistré mon exclamation se retourne.

— Exact, fait-il. Monsieur le maréchal habite dans ce wagon depuis la fin de la guerre. Excusez !

Il escalade le marchepied, ouvre la portière et nous fait signe de grimper.

Un wagon-salon début de siècle, en acajou, avec des glaces, des lampes à abat-jour rococo, des sièges cannés, de la moquette brune, style Cook.

Un bouleversant robot est installé dans un fauteuil. Deux pinces d’acier posées sur les accoudoirs remplacent les mains absentes du maréchal. Un appareillage également métallique lui sert de pinceaux. Il a les cheveux coupés court. Un œil de verre nous darde.

Ses dents sont en or et il lui manque une oreille.

— Deux ? gutture-t-il en nous voyant.

Il ne doit pas apprécier les visites. C’est un homme qui a appris à vivre au plus juste. Un reliquat de bonhomme. Il s’est détaché de l’humanité, comme une branche morte de son arbre.

— Je suis l’interprète, l’ami et le conseiller de M. Bérurier, fais-je.

Le Gros tend la main à l’ancienne gloire de l’armée allemande.

— Ravi de vous connaître, mon maréchal, fait-il.

Von Dechich lève une de ses pinces et fait les petites marionnettes avec.

— Excusez, dit-il sobrement.

Fougueusement, l’aimable Béru empoigne la mâchoire chromée qui scintille à sa portée et la secoue.

— Pas de chichi entre nous, mon maréchal, dit-il. J’vais tout de même pas prendre une clé à molette pour vous serrer la pince !

L’unique zœil de Von Dechich lance un éclair glacial. Vivement il retire son faux bras.

— M’avez-vous apporté une photographie de la chose ? demande-t-il.

— Naturellement, mon maréchal, assure le Magistral en sortant de sa poche-revolver un portefeuille semblable à un crapaud-buffle écrasé par un autobus. Av’c moi v’ savez : ce qu’est dit est dit.

Il explore l’ignominie de cuir, en extrait une rondelle de saucisson rance, un permis de conduire, une photographie de Berthe datant de l’époque des cerises, un tronçon de peigne, un préservatif d’occasion, une mèche de cheveux (huileux) prélevée sur son épouse, une recette de cuisine déchirée dans le Match de son dentiste, une adresse de clandé, un ticket de métro et, enfin, soigneusement enveloppée dans du papier hygiénique, la photographie d’une gravure très ancienne représentant une Montgolfière.

— V’là l’objet, mon Von !

— Was ! qu’il esclame, le maréchal, ce n’est pas une photographie, ça !

— Que non, mon Von, repart le Radieux. C’est beaucoup plus mieux ! Une gravure dont à l’époque ce machin était un prototype, découpée dans un livre d’Histoire de France, siouplaît ! Que vous pouvez même constater que les constructeurs sont à bord : Joseph et Étienne de Montgolfier, c’est écrit dessous. Pas dégonflards, les mecs, hein ? Oser se payer une vadrouille tout azimut dans un cerveaulent commak ! Y’avait de la burne, aut’fois, en France !

— Et vous possédez un engin semblable ?

— Quoi, semblable ! C’est çui-là textuellement, mon maréchal ! Que vous jureriez qu’il est neuf. J’ l’a fait espertiser par les surarrière-petits-enfants des frères Montgolfier, y sont formels : c’est bien le bidule d’origine.

— Je n’achèterai pas sans que mon secrétaire l’ait vu et m’ait dressé un rapport, déclare le petit restant de la dernière guerre[24].

— Il va sans dire, m’empressé-je.

Je cherche l’ouverture pour aborder le sujet qui, d’un commun accord, nous a conduits en ces lieux surprenants, Béru et moi. Cette ouverture, l’officier supérieur me la fournit sans plus attendre.

— Au fait, vous en demandez combien ?

Je plonge.

— Herr Bérurier ne veut pas d’argent, il souhaiterait procéder à un échange.

— Quel échange ?

— Sa Montgolfière contre un dirigeable modèle FEU-O.Q., monsieur le maréchal… Car il a su par une indiscrétion que vous aviez ce modèle en double exemplaire.

Le maréchal possède-t-il également un cerveau artificiel fonctionnant à transistor ? Toujours est-il qu’il met un temps avant de réagir.

— Non, je n’ai plus le FEU-O.Q. en double, marmonne-t-il. J’ai dû vendre, dernièrement, pour réparer la verrière de mon musée.

— Oh, mon Dieu ! Et à qui l’avez-vous vendu ?

— J’ignore…

— Comment ça, vous l’ignorez ?

— Les transactions ont été menées par un entremetteur de Munich. On dit, entremetteur ?

— On dit plus volontiers entremetteuse, mais le terme est exact. Comment s’appelle ce monsieur ?

Il ouvre déjà la bouche… Non sans difficulté d’ailleurs, car je le soupçonne d’avoir une mâchoire d’argent (qui lui permet de vérifier que le silence est d’or et lui évite la gueule de bois)[25]. Oui, il ouvre déjà la bouche pour m’aligner un blaze, mais il se ravise et la referme.

— N’ayez crainte, monsieur le maréchal, empressé-je, nous ne cèderons pas la Montgolfière à votre acheteur du FEU-O.Q., lequel s’en moque probablement. Simplement, nous lui ferons des propositions de rachat très élevées. S’il les accepte, dès lors nous serons en mesure de vous vendre purement et simplement la Montgolfière.

Il secoue la tête.

— Nein, monsieur. Je mènerai moi-même la transaktion. Mon secrétaire s’occupera de l’opération. Revenez demain, nous poursuivrons la discussion.

Il a un hochement de menton. Puis son bras droit jaillit avec un claquement de prise d’armes pour exécuter un impeccable salut hitlérien.

— Heil Hitler ! hurle le secrétaire balafré.

— Nein, imbécile ! fulmine Von Dechich, vous m’avez laissé le mécanisme branché depuis la visite de l’amiral Von Dekal, il fallait régler pour les visiteurs étrangers. Vous devenez négligent, Paul Gœthe !

Le bave-à-roi violit.

— Je m’excuse, monsieur le maréchal.

Il s’empresse de ramener le bras de son patron à une position moins géométrique.

— À demain, même heure ! nous lance Von Dechich.

* * *

— Et si qu’y réglerait la question par téléphone ? hypothèse Bérurier après son cent vingt-huitième bâillement.

— Non, fais-je en pianotant le volant de ma Mercédès de location.

— Caisse temps c’est ?

— Ce genre de chose ne se règle pas par téléphone. Ce vieux fou est trop intéressé par « ta » montgolfière. Il aura une discussion avec « l’entremetteur », soit qu’il le convoque ici, soit qu’il lui dépêche son secrétaire.

— Ce qu’a de bon, avec tézigue, c’est que tu façonnes l’histoire à ta convenance, dit le Gros. Bon, poireautons jusqu’à vitrail éternel puisque mossieur Grand-Malin sait tout !

Il ajoute un cent vingt-neuvième bâillement à sa série.

— Toujours est-il que j’ai faim et besoin de calcer, déclare-t-il. Et qu’en plus y commence à faire nuit.

— Regarde !

Je lui montre une voiture qui débouche de la grand-route. Elle vient d’emprunter le chemin conduisant à la demeure du maréchal et longe le bois où nous sommes embusqués.

— Que te disais-je, Gros ?

Pour toute réponse, le Moelleux se tasse entre les accoudoirs de son siège, mains croisées sur une bedaine qui crie famine. Je démarre lentement, phares éteints et gagne la grand-route sur le bas-côté de laquelle je stoppe. La pénétration du chemin venant de Von Dechich se fait obligatoirement à droite, ce qui exclut tout risque de voir filer notre homme dans le sens opposé.

Je sais que notre nouvelle attente sera de courte durée : le maréchal n’aime pas les longues causettes. C’est un homme qui a le sens du raccourci.

Effectivement, vingt minutes plus tard, l’auto du visiteur réapparaît. Je vois ses phares blancs danser dans les ornières à la corne du bois. Je démarre. L’astuce consiste à me laisser doubler par elle. Jamais son conducteur ne s’imaginera que nous le suivons. Tout est O. K. La filoche est d’autant plus aisée que notre homme roule à faible allure dans une grosse chignole ricaine d’un modèle ancien et qu’on sent fatigué. Je ne le vois que de dos, c’est un type assez massif, avec la tête rentrée dans les épaules. À toutes fins utiles, j’ai déjà noté le numéro de sa pompe pour le cas où il nous sèmerait du poivre.

— Comment que tu comptes opérer ? demande Alexandre-Benoît.

Depuis que j’ai recouvré la vue, il est automatiquement redevenu mon subordonné.

— On va voir, évasivé-je.

Le Gros se contente de l’explication. Il est durement préoccupé par son infirmité qui manifeste violemment. L’instant des apaisements est déjà revenu ; sa nature survoltée exige…

— Tu vois, soupire-t-il, j’aime bien la croque, mais d’être en manque de nana, présentement, ça me bouscule davantage le système. Je m’embourberais n’importe quoi t’est-ce, dans mon état…

Faut se pointer à l’évidence, Mec : j’hallucine du kangourou !


Nous traversons les faubourgs buildingeux de Munich. « L’entremetteur » se dirige vers le centre de la ville par Landsberger Strasse. Soudain il oblique et s’engage dans la rampe d’un parking. Je lui laisse prendre un poil de champ avant de l’imiter. Il grimpe au deuxième niveau. J’en fais autant. Nous remisons nos carrosses à quelques mètres l’un de l’autre, puis j’attends qu’il se casse. Il ne va pas loin et s’engouffre dans une cabine téléphonique située au centre de l’étage.

Il est en devanture, positivement, la cabine étant vitrée sur ses quatre faces. Je peux retapisser notre gus à loisir. Un ivrogne ! J’en suis surpris. L’alcoolique-type. Beurré-bière-genièvre. Il a le visage presque bleu, très boursouflé, avec de grosses veines en toile d’araignée sur les joues. Le dessus de sa tête chauve est absolument plat. Ce mec, il me fait penser à ces guéridons du XVIIIe siècle dont le pied représente un personnage. Assez marrant, comme effet, ce guéridon qui téléphone. La bavasse dure un sacré bout de temps. Je perçois des éclats de voix. Le gros pochard fait des gestes violents. Par moment, on dirait qu’il rugit. Franchement, je le trouve monstrueux. Enfin il raccroche après s’y être pris à plusieurs reprises pour poser le combiné sur sa fourche. Il sort et fonce en laissant la porte de la cabine béante.

Le suivre à pincebroque présente encore moins de difficultés que de le suivre en voiture. Il marche lourdement, comme un vieux paysan dans des labours frais. Je l’entends qui soliloque. Il tousse. S’arrête pour allumer un cigare gros comme le machin de Béru.

— Il paraît un peu siphonné, ton mec ! note le Mammouth.

— Cassé, seulement, rectifié-je. J’ai idée qu’en fin de journée, ce type doit voir la vie en plusieurs exemplaires. C’est le genre d’imbibé qui conserve en permanence une bouteille de gnole sur sa table de noye afin de s’arrêter la tremblote du réveil.

« L’entremetteur » porte un complet gris, avec de grosses rayures plus claires. Il est négligé. Son veston croisé ne s’agrafe plus que par le bouton du haut, because la bonbonne du monsieur.

Il s’arrête devant l’une de ces immenses brasseries qui occupent tout un immeuble et qui ont fait la réputation de Munich. Il descend un imposant escalier, pousse l’une des nombreuses portes vernies ! Disparaît.

— C’t une gare ? demande A. B. B.

— Non, une « maison de la bière ».

— Intéressant, se réjouit mon dévoué camarade en me donnant l’exemple.

On pénètre dans un local presque aussi vaste que le hall d’exposition du maréchal Von Dechich. Une fantastique odeur de bière et de charcutaille fumée nous agresse. Un brouhaha de meeting. Les flonflons cuivrés d’un orchestre juché sur une estrade et dont les musiciens portent des costumes nationaux.

Plusieurs centaines de clients abiérés grouillent dans la brasserie. On en aperçoit dans d’immenses loggias suspendues. Ils occupent d’immenses tables et boivent à d’immenses chopes. Tout est follement disproportionné. Ça braille, ça chante, ça musique, ça gronde, ça hurle. L’hystérie, la beuverie collectives.

— Dedieu de dedieu, s’extasie le Mastar, ça, oui, c’est du bristrot. T’imagines, comparé à nos petits troquets de Pantruche ?

J’ai retapissé la grosse tronche plate et sans cou de notre « gibier ». Il cherche une place, dans le fond de la taverne. Il y a ses habitudes, c’est clair. Des mains se tendent à son passage. Il distribue des torgnoles de-ci de-là. Marques d’amitié qui, chez nous, foutraient les ayants droit K. O. !

Les énormes servantes se fraient un passage dans la cohue, à coups de fesses et de tétons. Elles coltinent des plateaux fumants de saucisses toutes pétantes de santé, dodues comme le bide du Gros…

Sa Majesté est proprement (voire même salement) en transes. Ses mains se sont mises instantanément en serres de rapaces. Il va rapacer d’une minute à l’autre. Justement une dame qu’un auteur poli et conventionnel qualifierait d’accorte servante et moi de grosse vache passe à sa portée. Il n’y tient plus, l’aurochs (de Gilbraltar). V’là the paluches to te réchaud ! Ça se produit au cœur d’une bousculade dans les steps de l’allée centrale. La vachasse dont je parle coltine un plateau chargé d’au moins douze porcelets débités en couenneries. Elle le tient au-dessus de sa tête, comme on brandit un enfant pour le préserver de dangers épinaliens[26].

— De dieu de merde ! Cette jupaille ! Cette jupaille ! barrit Béru.

Et il cramponne, et il troussotte, et il violente au mitan de la beuverie, du tumulte. Le plateau tangue, la dame dont le dargif est compréhensif proteste un peu. Elle a l’habitude des mains hasardeuses. Mais une volée pareille la méduse. Elle continue de se mouvoir à tout petits pas. Un certain contact la trouble. Elle n’en peut croire son derme. Mais son derche se montre plus probant. Il l’informe de la vérité du truc. De sa réalité profonde (ô combien !). Quel bonheur d’avoir retrouvé la vue à temps. Dire que j’aurais pu rater ça ! Béru se cognant une énorme rombière en costume bavarois, au milieu de la foule vociférante. La dame, les bras levés, se déplaçant au ralenti, entravée par ses cotillons, arpentant ses culottes, foulant ses jarretières. Gloussant, rougeoyant, pâmant, papa-mamant… Une somptuosité ! Et Alexandre-Bénito, centaure et sans reproche, hardant ardemment, uni à elle sous un parasol d’argent d’où dégoulinent des trucs gras. Pluie fabuleuse, digne de mon vaillant ami ! Tourbillon insensé. Personne ne s’aperçoit de rien, nous ne sommes que trois dans le secret. Aura-t-il accompli son orgasme avant que d’atteindre l’extrémité de la travée ? Que se passera-t-il si, une fois à découvert, l’Éminent continue de foutriquer ? Nous y voilà presque dans la zone dégagée. Je frémis. Mais le Gravos est un mec inspiré. Il a fréquenté les bals de banlieue de jadis. Il sait lovoyer au sein d’une grappe humaine. N’oubliez pas non plus qu’il fut flic en uniforme, qu’il eut à connaître des manifs, à distribuer de la matraque, à une époque où le poulaga n’avait point encore fait appel aux boucliers du moyen âge. Habilement, il braque son lourd guidon, déplace l’ogive, modifie la trajectoire du module, bref, replonge dans la foule. L’orchestre flonflonne de plus belle. Partout ça chante des trucs scandés. Les buveurs enchaînés par les bras l’un à l’autre se balancent de gauche à droite en s’extirpant les amygdales. Ils brament à en rétablir le national-socialisme (moins socialiste que national). Béru encochonne la coltineuse de cochon mort. Dégagé du flot berceur, je les regarde tangoder dans cette mélasse humaine. La dondon a un rire béat. Elle doit pousser des cris, mais iceux se noient dans le vacarme. Tourbillon ! Transes ! Digue ! Gigue ! Culte !

Je vais m’asseoir à la table même de « l’entremetteur ». Ce mec, il pue, parole ! À travers les remugles de la brasserie son odeur puissante d’alcoolique en sueur me défrise les poils du nez. Je me suis placé à son côté car ici, on fait table commune. Tout le monde tolère tout le monde. Un vieux clodo à barbe blanche, casquette militaire ravagée à trappon, lunettes de fer aux branches sparadrées, va de table en table. Il désigne aux clients leurs assiettes sales où subsistent des reliefs. Il a un geste interrogateur. Le buveur interpellé opine. Le Vieux cramponne alors l’assiette et bouffe gloutonnement ce qui y subsiste de comestible.

Notre « homme » vient de se commander un formidable. La mousse dégouline au flanc d’une chope de grès dans laquelle vous pourriez prendre un bain de pieds en famille. Il aspire. On dirait tout à coup qu’il est en train de se raser.

— Eh ben ! Dedieu, si j’aurais cru qu’un jour je bouillaverais devant mille personnes ! déclare l’Apaisé en se laissant tomber en face de moi. Heureusement que personne n’ nous a vus.

À cet instant un tollé d’applaudissements part des galeries. Une bande de jeunes gens chevelus et barbus comme des culs de vivandière, debout, applaudissent. Nous levons les yeux. C’est au Gros que vont leurs bravos. Grâce à la perspective plongeante, ils ont vu ! Apprécié, donc ! Ils crient des trucs ! Ils délirent d’enthousiasme. Une vraie corrida.

— Je crois que t’as droit aux deux oreilles et à la queue, dis-je.

Mister-la-tringlette répond aux vivas, et hoche la tête.

— J’aimerais mieux une bière pour grand garçon et une porcif de cervelas, riposte ce Sage qui préfère les joies matérielles aux louanges passagères.

Je passe commande. Mon pote essuie son front emperlé.

— Très brave femme, assure-t-il. Elle causait français. On a bavardé chemin-faisant. Une personne très bien. Veuve d’un camionneur. Elle a une grande fille qui fait le tapin et un garçon paralysé. Elle travaille ici depuis huit ans. Ce qu’elle déplore, c’est les mauvaises manières de la plupart des clients. Des mecs sans affinité, sans doigté. D’ailleurs t’as qu’à voir autour de toi !… Question prouesse, c’est pas une frénétique, Marlène, mais elle t’arrache le copeau en souplesse. Dans la gentillesse, tu vois ce que je signifie ? Le côté complaisant. Libre-service. Servez-vous, m’sieur ! J’aime assez b… à la bonne franquette, moi. Ça te reprend des dévorantes.

On nous consommationne. Il boit avidement.

— Vous êtes français ? me demande en allemand l’« Entremetteur ».

V’là que nous sommes abordés par le mec que nous filochons. L’aubaine !

— Touristes, je lui fais. Munich, très jolie !

Il en casserait davantage, car comme presque tous les poivrots il est disert, mais l’arrivée d’un bonhomme avec qui il a vraisemblablement rendez-vous stoppe nos relations dans l’œuf. Le nouveau venu est grand, vif, pâle, avec le nez pointu et des manières distinguées. On sent qu’il appartient à un milieu aisé et n’a pas l’habitude de fréquenter ces brasseries populacières. Il y a quelque chose de dédaigneux dans toute la personne de ce jeune homme. Je feins de ne pas lui prêter attention.

— Vous voulez bien vous pousser un peu ? me demande l’Entremetteur.

— Volontiers.

Le grand garçon au nez pointu s’insère entre nous. Les v’là qui se mettent à chuchoter. Je tends l’oreille, mais le vacarme est tel que je ne saisis rien de leur converse. Je crois entendre le nom de Von Dechich, prononcé par le gros violacé, mais là s’arrête l’opération « captage ». Je suppute ferme. Quelle conduite adopter ?

Le Gravos bouffe une montagne de cervelas juteux, en fermant les yeux pour mieux se consacrer à l’extase de l’instant.

— Ohé, la porcherie ! le hélé-je.

Il soulève un store sur des cloaques ténébreux.

— T’es apte à esgourder, Gros ? Malgré tous tes cervelas ?

— Ben, c’est dans le clapoir que je me les rentre, pas dans les portugaises ! articule-t-il en postillonnant des choses rosâtres.

— Banco ! Alors, écoute : je vais me payer une petite filoche avec le gus en sombre, tu piges ?

— Jawohl, Mec !

— Técoinsse, tu t’occupes de l’autre. Pas duraille de s’en faire un pote : il aime le biberon et la converse. S’il jacte pas le francecaille, cause-lui avec les salsifis. Restez ici le plus longtemps possible, à m’attendre. S’il se taille, file-lui le dur. En cas d’éclatement du peloton, rancard à l’hôtel, vu ?

Là-dessus je biberonne deux grandes gorgées de bière à ma lessiveuse, et je quitte la brasserie pour aller attendre la sortie de Nez-Pointu.

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