Gérard de Villiers Arnaque à Brunei

Chapitre premier

Peggy Mei-Ling acheva d’un geste sûr le maquillage de son œil droit, l’allongeant d’un trait vert ; s’attaquant ensuite à sa bouche, elle se dessina deux lèvres encore plus pulpeuses que les siennes. Avec son teint très clair et son visage ovale aux yeux à peine bridés, elle ressemblait plus à une Eurasienne qu’à une Chinoise. De sa mère, originaire de Mandchourie, elle tenait sa taille, immense pour une Asiatique. Ses cheveux courts et ondulés n’avaient rien à voir avec les habituelles « baguettes de tambour », raides et noires, de ses sœurs de race.

Son maquillage terminé, Peggy Mei-Ling recula un peu, examinant dans la glace sa silhouette d’un œil critique. Les jambes bien galbées qui émergeaient de sa courte jupe noire étaient encore allongées par des escarpins aux talons de douze centimètres. Sa poitrine n’était pas énorme mais son maintien très droit la faisait paraître plus importante. On la prenait parfois pour une Italienne, et seule la forme de ses yeux trahissait son origine. L’expression hautaine et presque méprisante qu’elle arborait naturellement lui avait fait obtenir plusieurs rôles de garce dans des films produits à Hong-Kong. Lorsqu’elle pénétrait dans le hall de l’hôtel Peninsula à Kowloon, de sa démarche impériale et sensuelle à la fois, les yeux dissimulés derrière de larges lunettes noires, la bouche rouge et charnue peinte comme un phare, les longues jambes découvertes jusqu’à mi-cuisses, tous les mâles présents n’avaient qu’une idée : la mettre dans leur lit. Elle avait tenu bon six mois. Puis, le jour où un trafiquant d’héroïne adipeux, cynique et milliardaire, lui avait offert pour un week-end ce qu’elle gagnait en trois films, Peggy Mei-Ling avait compris où se trouvait son avenir.


L’exploitation de ce nouveau filon de courtisane de luxe l’avait amenée à Brunei, minuscule sultanat de 6 000 km2, coincé sur la côte nord-ouest de Bornéo, entre le Sarawak et le Sabah, Etats malais pas même 200 000 habitants, mais assez de pétrole et de gaz naturel pour en faire le deuxième pays le plus riche du monde par tête d’habitant, après les USA… Comme ces richesses étaient plutôt inégalement réparties, au profit du Sultan et de sa famille, Peggy Mei-Ling avait encore de beaux jours devant elle. Durant ces escapades, son agent, à Hong-Kong, prétendait qu’elle tournait en Europe, ce qui sauvait la face. Moyennant un modeste pourcentage de 5 % sur les dollars gagnés à la sueur de ses cuisses.

Son maquillage terminé, Peggy, qui s’appelait en réalité Tang, alluma une cigarette et commença à lire son horoscope chinois, pour tromper sa nervosité. Ce dernier séjour à Brunei lui avait déjà rapporté une petite fortune et, aujourd’hui, elle allait encore l’arrondir.


* * *

John Sanborn se rua dans la cabine et appuya sur le bouton du cinquième. Les deux ascenseurs du Sheraton Utama, unique et relatif fleuron hôtelier de Bandar Sen Begawan, capitale du Sultanat de Brunei, étaient d’une lenteur exaspérante. Il avait dû patienter d’interminables minutes dans le lobby, heureusement désert à cette heure matinale. L’Américain n’aimait pas beaucoup qu’on suive ses faits et gestes. Spécialement ce jour-là. Mais plusieurs de ses compatriotes habitaient l’hôtel, ce qui pouvait expliquer ses visites.

Arrivé au cinquième, il courut presque le long du couloir, jusqu’à la chambre 532. Il frappa deux coups légers et attendit, le cœur battant.

Depuis qu’il avait rencontré Peggy Mei-Ling au Maillet, le bar du Sheraton, à l’occasion d’un cocktail, il rêvait de la sauter.

Hélas, la Chinoise jouait les vierges effarouchées, un comportement qui faisait encore plus enrager John Sanborn, puisqu’il connaissait les vraies raisons de sa présence à Brunei… Et puis quelques jours plus tôt, au bord de la piscine grande comme un dé à coudre du Sheraton où il venait se tremper tous les jours, l’attitude de la jeune femme avait nettement changé !

Après un bavardage banal, Peggy Mei-Ling n’avait pas protesté lorsqu’il l’avait raccompagnée jusqu’à sa chambre.

Il était même entré avec elle et, presque sans préliminaires, avait enfin goûté à sa bouche, s’aventurant même à quelques caresses plus précises.

Ensuite, elle l’avait forcé à s’asseoir à deux mètres d’elle et ils avaient parlé. La jeune Chinoise semblait déprimée. L’ennui d’attendre dans une chambre le bon vouloir de ses « sponsors », le manque de liberté, l’absence de distractions. Le téléphone les avait interrompus, et Peggy Mei-Ling avait suggéré

— Demain, je serai au Country Club de Jerudong. Il y a un cocktail. Si vous pouvez passer…

John Sanborn avait salivé vingt-quatre heures, rêvant à cette superbe salope orientale qui lui avait mis le feu au ventre. A Jerudong, il l’avait trouvée encore plus somptueuse dans sa longue robe en lamé doré. Entre deux jus d’orange elle avait été plus loin dans ses confidences : venue pour une quinzaine de jours à Brunei, elle y était pratiquement retenue de force ! Un des frères du Sultan, le prince Mahmoud, plus connu sous le sobriquet de « Sex-Machine » ne voulait plus la laisser partir. L’Américain n’avait pas vraiment été surpris. Mahmoud ne pensait qu’à assouvir des besoins sexuels illimités. Faisant venir des Philippines de pleins charters de putes. Avec son visage aplati aux mâchoires saillantes, ses moustaches de Mongol retombant de chaque côté de la bouche et son front bas, il représentait à merveille le chaînon manquant entre l’Homme et le Singe dans la chaîne darwinienne. Compensant son physique peu avantageux par des paquets de dollars. Entreposant ses créatures au Sheraton et les consommant dans sa « beach-house » de Jerudong, bourrée de miroirs sans tain, de water-beds et de caméras, gardée par des gurkahs incorruptibles et moustachus.

— J’ai essayé de partir sans rien dire, avait conclu Peggy Mei-Ling. On m’a refoulée à l’aéroport. Le Police Commissionner[1] est le cousin du Sultan. Et puis, je suis chinoise, alors…

A Brunei, les Chinois avaient à peu près les mêmes droits que les juifs en URSS. Pas de citoyenneté, des titres de séjour révocables et l’expulsion au premier Soupir de travers.

La soirée se terminait, l’orchestre local pliait bagages. Peggy avait demandé à John Sanborn, qui ne voyait pas encore où elle voulait en venir, s’il pouvait la raccompagner au Sheraton. Ce soir-là, « Sex-Machine » était en train de croquer un charter tout frais de Philippines. C’est dans la voiture qu’elle avait découvert son jeu en disant :

— Il paraît qu’il y a un moyen de sortir de Brunei sans passer par l’aéroport. Une piste qui part du village de Lumapas et atteint Limbang, en Malaisie, sans aucun contrôle. Là-bas, il y a un aéroport et j’ai gardé mon passeport. Vous ne pourriez pas m’aider à trouver quelqu’un qui m’emmène ? Je le paierais bien. Il faut absolument que je reparte pour Hong-Kong, Je dois commencer un film.

John Sanborn avait souri intérieurement. On y était ! Avec les Chinoises, les rapports étaient simples, basés sur le troc. Peggy savait qu’il avait envie d’elle et, comme tout Brunei, qu’il était le chef de station de la CIA. Le profil idéal à ses yeux. Les espions devaient bien savoir traverser les frontières illégalement…

Quant au paiement, ce ne serait pas forcément des dollars, qu’il ne possédait d’ailleurs pas, étant donné les tarifs de la Chinoise.

— Ce ne doit pas être très facile, avait prudemment dit l’Américain. Je vais voir.

Avant de le quitter à l’entrée du Sheraton, Peggy lui avait lancé un regard brûlant qui avait fait monter d’un cran son désir.

Dès le lendemain, il s’était discrètement renseigné sur la filière Lumapas auprès d’un de ses contacts qui lui en avait confirmé l’existence. Normalement, on se rendait à Limbang par la Brunei River, après un contrôle des passeports à l’embarcadère de Jalan Mac Arthur. Bien que cette bourgade malaise ne soit qu’un trou infâme en pleine jungle, au bord d’un fleuve boueux, Limbang était l’exutoire des Brunéiens, las de la rigueur islamique du Sultanat. Musulman, le Sultan tenait à remercier Allah de son immense fortune par un intégrisme sourcilleux. A Limbang, la bière coulait à flots, les putes pullulaient et les combats de coqs étaient autorisés.

Le chef de station de la CIA n’avait pas hésité longtemps.

Cette innocente balade allait lui ouvrir les cuisses de la pulpeuse Peggy et, en cas de problème, il pourrait toujours expliquer à sa hiérarchie qu’il cherchait une voie d’exfiltration possible. Cela faisait partie de son job.

— Je vais vous emmener moi-même à Limbang, avait-il annoncé deux heures plus tard à Peggy, au bord de la piscine du Sheraton.

— Oh, c’est merveilleux ! Vous feriez cela pour moi ? s’était-elle exclamée avec une fausse naïveté.

Le naturel revenant au galop, très vite, elle avait ajouté

— Il faudrait partir mardi, il y a un vol pour Kuching en Malaisie avec correspondance pour Singapour.

Trois jours plus tard. Le temps avait passé avec une lenteur exaspérante. John Sanborn savait qu’en bonne Chinoise, Peggy essaierait peut-être de ne pas payer. Ce qui le mettait d’une humeur de chien…

Maintenant, on y était. Mardi matin huit heures. Il n’avait pas revu Peggy depuis leur dernière conversation.

La poignée de la porte du 532 tourna doucement et le battant s’écarta sur Peggy Mei-Ling. Les angoisses sexuelles de John Sanborn s’envolèrent d’un coup. Le maquillage provocant de la Chinoise était la peinture de guerre d’une courtisane prête à céder.

— Vous n’avez vu personne de suspect dans le lobby ? demanda-t-elle.

Des barbouzes à la solde du Palais y traînaient souvent, cherchant à glaner quelques ragots pour les flics de la « Special Branch », la police politique du Sultan. John Sanborn balaya la chambre du regard :

— Non, dit-il. Mais où sont vos bagages ?

— Les femmes de chambre travaillent toutes pour la Special Branch. Je ne voulais pas attirer l’attention. J’ai juste ça, répliqua Peggy Mei-Ling.

Elle désignait un vanity-case bleu pâle posé à côté de la télé et une bouteille de cognac Gaston de Lagrange. Les gens de Hong-Kong en étaient de gros consommateurs et il coûtait trois fois moins cher à Brunei pour les étrangers.

— Je suis prête, ajouta-t-elle, nous pouvons partir… Ses traits reflétaient une candeur totale. John Sanborn s’amusa de cet ultime marchandage. Il était en position de force et Peggy ne lui ferait pas le numéro « demain, on rase gratis ».

— Nous avons le temps, fit-il.

Il s’approcha, posa les mains sur ses hanches et l’attira doucement mais fermement. La Chinoise se laissa faire. Le sang se rua dans les artères de l’Américain quand il sentit son ventre s’appuyer docilement contre le sien. Très droite, elle regardait derrière lui l’écran de télévision où un barbu enturbanné commentait un verset du Coran. La lecture du Coran étant le sport national brunéien. John Sanborn voulut embrasser Peggy, mais elle détourna la tête et il dut se contenter d’enfouir sa bouche dans son cou parfumé. Ses mains quittèrent les hanches pour les seins, à peine protégés par le chemisier. Peggy remarqua de la même voix calme :

— Nous devrions partir.

La respiration de John s’accéléra, son désir explosait, sa virilité, tendue soudain à lui faire mal, semblait le coller au ventre de la jeune femme comme une soudure.

Il avait bien l’intention de ne pas sortir de cette chambre avant d’avoir obtenu ce qu’il voulait. Il entreprit d’explorer le corps délié de la Chinoise, glissant le long de la jupe noire ajustée, revenant aux pointes dressées sous le chemisier, caressant la croupe cambrée et ferme. Sa bouche chercha à nouveau celle de Peggy, qui se déroba encore. Ça devait la révolter de donner ce qu’elle vendait d’habitude. Il insista, réussit à forcer ses lèvres et sentit venir enfin à la rencontre de la sienne la pointe d’une langue timide. Comme deux papillons fatigués, les longues mains aux interminables ongles écarlates se posèrent sur sa chemise, massant doucement la poitrine de John…

Il eut l’impression qu’on lui versait du plomb en fusion dans l’estomac.

Peggy savait ce qu’elle faisait. Pinçant et caressant ses mamelons, ondulant imperceptiblement des hanches, elle amena en quelques minutes l’Américain au bord de l’extase. Avec une fausse maladresse, ses doigts défirent quelques boutons de sa chemise et elle reprit son travail de fond sans obstacle. John Sanborn en gémissait de bonheur. Il saisit une des mains qui le torturaient si exquisément et la posa sur sa virilité. Avec un petit cri effarouché, Peggy Mei-Ling sembla découvrir la formidable érection qu’elle avait patiemment développée…

John se détendit intérieurement. Il tenait son sucre d’orge. Plus besoin d’avancer sur la pointe des pieds…

D’un geste sûr, il défit la fermeture de la jupe droite qui tomba aux pieds de Peggy, dévoilant les longues cuisses musclées, le ventre bombé, à peine protégé par un nuage de dentelles blanches.

La Chinoise avait renoncé à son numéro de jeune fille farouche. Ses longs doigts s’emparèrent du sexe durci, le massant avec habileté, fruit d’une longue habitude. John écrasa sa bouche sur la sienne et enfouit sa main dans la dentelle blanche.

— Oh oui ! murmura Peggy.

Les jambes légèrement écartées, elle ponctuait ses caresses de légers soupirs. John lui arracha presque son rempart de dentelles, la fouillant à pleine main. Les doigts crochés en elle, il poussa Peggy vers le lit. Docilement sa bouche s’empara de lui pour une fellation d’une douceur et d’une technique admirables. John Sanborn dut la repousser, afin de ne pas exploser sur-le-champ.

Il reprit sa caresse là où il l’avait laissée et Peggy s’anima soudain, soulevant ses reins en arc de cercle, grognant, gémissant, les cuisses ouvertes.

— Ahahahh…

Elle cria, les jambes tendues d’un coup, les yeux révulsés, en proie à un orgasme peut-être feint, mais très convaincant. John avait l’impression d’avoir une barre de fonte en fusion entre les jambes. Avidement, il bascula sur la Chinoise qui replia aussitôt les jambes et poussa une exclamation ravie lorsqu’il s’enfonça en elle d’un seul coup.

— Oh, tu es gros !

Tétanisé d’excitation, John demeura quelques secondes immobile, essayant de maîtriser les palpitations de son sexe enfoui jusqu’à la garde dans son fourreau de velours.

Pour se déconnecter, il s’intéressa quelques secondes au Coran, sur l’écran de la télé, puis se mit à bouger, savourant son plaisir. Depuis sa première rencontre avec Peggy, il avait rêvé à ce moment-là. Le regard trouble de la Chinoise l’excitait encore plus. Il voulait faire durer le plaisir et commença à se retirer très lentement pour revenir de tout son poids, lui repliant les cuisses pour mieux la pilonner. Il avait la sensation de la transpercer, de l’ouvrir en deux. Les bras en croix, la bouche entrouverte, Peggy se laissait prendre comme une esclave soumise.

Ses bras se replièrent et ses doigts se posèrent sur la poitrine de l’Américain, reprenant leur sarabande infernale sur ses mamelons, une caresse qui, son expérience le lui avait appris, rendait les hommes fous.

John Sanborn gronda comme un fauve, s’activant de plus belle. Une sensation fulgurante vint alors s’ajouter à celles qu’il éprouvait déjà. Peggy Mei-Ling le massait avec ses muscles internes, créant un effet extraordinaire. Il voyait son ventre onduler, se gonfler et sentait son sexe comme aspiré tandis qu’elle l’observait avec un sourire angélique.

— Arrête ! Arrête ! grommela-t-il. Je veux te…

Il ne finit pas sa phrase. La combinaison des ongles sur ses seins et de ce sexe qui l’aspirait le faisait exploser. Il lâcha sa semence, se sentant dix ans de moins, avec un cri sauvage, écrasant le corps sublime et fragile de la jeune Chinoise. Celle-ci, les jambes nouées dans son dos, pompa jusqu’à sa dernière goutte de sperme, l’air toujours aussi innocent.

Quand il retomba sur le côté, elle s’enfuit discrètement vers la salle de bains. Laissant John cuver son fabuleux orgasme.

Ce dernier avait repris une tenue décente lorsqu’elle réapparut, avec un maquillage tout neuf. L’ondulation de ses hanches était tellement chargée de sensualité que John eut envie d’elle à nouveau. Elle le lut dans son regard et lui adressa un sourire désarmant.

— Allez-y. Je vous rejoins en bas dans le parking. John Sanborn effleura ses lèvres, se disant qu’il aurait peut-être encore le loisir d’en profiter à Limbang : les avions malais étaient souvent en retard. Il sortit, bousculant presque une minuscule femme de chambre Singapourienne qui lui adressa un sourire complice. John avait déjà acheté ses charmes à plusieurs reprises.

Le lobby était toujours désert. Une pluie diluvienne s’abattait sur Bandar Sen Begawan, vidant les rues. Le portier se précipita avec un énorme parapluie, accompagnant John à sa Range-Rover. La pluie tambourinait sur la tôle avec un bruit assourdissant. Brunei, placé à la limite des moussons du sud et du nord, profitait souvent des deux… Il pleuvait depuis près d’un an…

Au volant de la Range, l’Américain se gara sur le côté du Sheraton, hors de vue de l’entrée principale, juste en face de l’escalier d’incendie extérieur.

Peggy Mei-Ling apparut dix minutes plus tard sur la plate-forme du cinquième, son vanity-case et son Gaston de Lagrange à la main. John, le ventre à nouveau en feu, put admirer à travers le rideau de pluie ses longues jambes découvertes par la jupe ultra-courte.

Il descendit lui ouvrir la portière. La Chinoise monta à côté de lui avec un sourire enjoué.

— Chez nous, en Chine, on dit que la pluie porte bonheur.

John Sanborn s’était déjà engagé dans Sungai Kianggeh, la grande avenue longeant le Sheraton. Il tourna un peu plus loin sur la gauche afin de rejoindre Jalan Tutong. Sous la pluie, Bandar Sen Begawan était encore plus triste avec ses bâtiments officiels sans grâce et sa végétation détrempée. Une petite ville de province tropicale.

Peggy Mei-Ling, la tête très droite, semblait transformée en statue. John Sanborn posa une main sur sa cuisse nue et l’y laissa. Le contact de sa peau lui donna la chair de poule. Jusque-là, ça s’était bien passé. Il espérait que personne n’avait vu la Chinoise quitter le Sheraton. Sur sa gauche apparut la coupole d’or de la mosquée du palais Nural Iman, étrange construction mi-asiatique, mi-arabe, occupant le sommet d’une colline au nord de la Brunei River, cernée d’une pelouse verdoyante. Le Sultan n’en sortait guère et les deux principaux ministères, la Défense et l’Intérieur, y avaient leurs bureaux. Deux gardes chamarrés veillaient devant les grilles dorées de ce Disneyland tropical.

John Sanborn consulta sa montre.

— On sera à Lumapas dans une demi-heure, annonça-t-il. Et, si tout se passe bien, à Limbang dans deux heures.

Lumapas se trouvait à une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau. Seulement, pour l’atteindre, il fallait descendre vers le sud-ouest, le long de la Brunei River, en réalité un bras de mer dépourvu de tout pont. Un détour assez considérable.

L’Etat de Brunei était divisé en deux enclaves entre lesquels s’enfonçait comme un coin l’extrémité du Sarawak, province malaise, avec la petite ville de Limbang, en bordure d’un des innombrables bras de mer sillonnant cette partie nord de Bornéo.

Malgré ses milliards de dollars, le Sultan de Brunei n’avait jamais pu racheter à la Malaisie ce petit bout de jungle qui lui aurait permis d’avoir un pays d’un seul tenant…

La pluie recommença à tomber et John Sanborn mit ses essuie-glace en marche. Un peu inquiet. Pour parvenir à Limbang, il n’y avait qu’une mauvaise piste, vite détrempée et difficile à pratiquer. Il faudrait aussi franchir deux gués. Les quatre roues motrices de la Range-Rover ne seraient pas de trop. Les habitations s’espaçaient, faisant place à la jungle des deux côtés de la route, coupée parfois d’une rizière. Vingt minutes plus tard, il était à Masin et tournait à gauche. La circulation était de plus en plus clairsemée, cette voie était un cul-de-sac. D’énormes nuages noirs semblaient prêts à s’écraser sur les frondaisons vertes et il régnait une température de sauna.

Un quart d’heure plus tard, ils atteignirent un petit kampong[2] regroupé autour d’une unique rue rectiligne.

La pluie avait un peu diminué. John Sanborn ralentit. Au bout du village, la route goudronnée se terminait brutalement, faisant place à une piste étroite et défoncée. Aucune barrière, aucun signe particulier et pourtant c’était la frontière entre le Brunei et la Malaisie. L’Américain stoppa et passa le crabotage. Un vieux paysan le doubla, trottinant sous la pluie, un jerrican d’essence sur l’épaule. Les Malais de la zone frontalière venaient faire leurs achats à Brunei où l’essence subventionnée était beaucoup moins chère.

Devant eux, c’était la Malaisie. Une piste s’enfonçant dans la jungle entre des champs d’ananas et quelques maisons de bois sur pilotis.

— On y va ! lança John.

Peggy Mei-Ling poussa un petit cri quand la Range plongea dans un énorme nid-de-poule qui aurait contenu un bébé éléphant. Le moteur rugit, la Chinoise glissa sur son siège, découvrant généreusement ses cuisses. John se dit qu’une fois dans la jungle, il pourrait toujours faire une petite halte-câlins.

— On sera à Limbang dans une heure !

Si les pluies n’avaient pas rendu les deux gués impraticables…


Maintenant qu’il s’était offert son fantasme, il était quand même un peu inquiet. Emmener clandestinement hors du pays une invitée du Palais, s’il y avait un problème, c’était la porte ouverte à un bel incident diplomatique et la fin de sa carrière à la CIA… Il avait hâte d’être revenu.

Devant eux, la piste semblait se dissoudre dans l’impénétrable forêt tropicale, avalée par la végétation luxuriante. Près d’un million de kilomètres carrés de jungle… En bordure, il y avait un peu de civilisation. De petits champs d’ananas jalonnaient la piste. Ils doublèrent encore trois Malais poussant des bicyclettes lourdement chargées, les épaules courbées sous la pluie. Ils virent encore quelques tabangs[3] juchées sur pilotis puis la jungle se referma autour d’eux.

John Sanborn se concentra sur sa conduite. La Range rebondissait de trou en trou et le volant lui sautait sans cesse à la figure. Entre les rugissements du moteur, le craquement du crabot, la pluie qui frappait le pare-brise en brusques rafales, ses rêves érotiques se dissolvaient. Ce n’était même plus une piste ! Tout juste un sentier qui zigzaguait au milieu d’une jungle compacte. La Range hurla soudain, les roues arrière engluées dans un magma verdâtre.

Centimètre par centimètre, John Sanborn parvint à arracher le véhicule à la fondrière. La buée avait envahi les vitres et le maquillage de Peggy coulait lamentablement. Son chemisier était collé à sa peau par la transpiration, moulant sa poitrine aiguë. John se demanda soudain s’ils allaient réussir. Leur vitesse ne dépassait pas cinq kilomètres à l’heure. Ils n’avaient même pas encore franchi le premier gué. Une grosse liane frappa le pare-brise à le faire exploser. Instinctivement, Peggy se rejeta en arrière avec un cri terrifié.

— On va bientôt arriver au gué, promit-il.

Cela tournait au cauchemar. La pluie cessa et le sol se mit aussitôt à fumer… La piste se séparait en deux. John prit à droite un peu au hasard. Cent mètres plus loin, le sentier s’élargit et ils, aperçurent un ruisseau d’eau boueuse s’écoulant rapidement entre deux berges bordées de palétuviers. Le gué ! Une autre Range était arrêtée devant, juste au bord de l’eau.

— Shit ! jura John. On ne peut pas passer.

L’Américain parcourut encore quelques mètres et stoppa. De toute façon, l’autre véhicule obstruait la piste.


* * *

John Sanborn mit pied à terre. Impossible de faire demi-tour, le sentier était trop étroit. La chaleur humide lui tomba sur les épaules. Intrigué, il se demandait qui étaient les gens assez fous pour être venus se perdre dans ce coin. On ne chassait pas et il n’y avait pas le moindre village aux alentours. Quant à la contrebande, elle était essentiellement locale… Pataugeant dans la boue, il s’approcha de l’autre Range.

La portière du conducteur s’ouvrit et un homme sauta à terre. Un Malais en tenue kaki. L’Américain lui sourit.

— You’re stuck ?[4]

L’autre inclina la tête affirmativement. Dans le véhicule, John Sanborn aperçut trois autres hommes. Des Blancs. Celui qui était à côté du conducteur descendit et fit le tour du véhicule. John éprouva une vive surprise. Il le connaissait ! C’était Michael Hodges, le chef de la sécurité rapprochée du Sultan, un mercenaire britannique recruté par le patron local du MI 6[5], le superintendant Guy Hamilton. Massif, les yeux très bleus, avec des lèvres minces et un nez en bec d’aigle. Il s’était battu au Yémen du Nord et n’avait pas bonne réputation…

C’était ennuyeux s’il voyait la Chinoise… II en parlerait sûrement à son chef. Dissimulant sa contrariété, l’Américain lui tendit la main.

L’Anglais la prit avec un sourire un peu figé. Ses épaules étaient incroyablement larges.

John Sanborn sentit les doigts du mercenaire le serrer avec une force inhabituelle pour une simple poignée de main. Il gardait ses doigts prisonniers dans la sienne, comme le geste symbolique d’un politicien devant des photographes. Sans lâcher les doigts de l’Américain, il se baissa soudain.

Sa main gauche fila le long de sa botte, puis remonta et, quand il se redressa, il tenait le manche d’un poignard commando à la lame énorme.

— Hé !

John Sanborn voulut faire un pas en arrière, mais restait retenu par la poigne terrible du mercenaire. Comme dans un cauchemar, il vit celui-ci ramener le bras gauche en arrière.

Une fraction de seconde plus tard, le poignard partit à l’horizontale, droit sur son ventre. La lame s’enfonça juste sous le sternum, de près de vingt centimètres. Dans un geste futile de défense, John Sanborn essaya, de la main gauche, d’écarter le poignet du tueur. Mais Michael Hodges, d’un élan de tout son corps, propulsa le poignard de bas en haut, comme un boucher éventrant une carcasse de bœuf. Une douleur fulgurante foudroya l’Américain. Il sentit sa poitrine éclater et sa vue se brouilla. La pointe atteignit le cœur, et ce fut comme une décharge de cent mille volts.

Ses jambes se dérobèrent sous lui, mais il resta debout, piqué à la pointe de l’arme qui le tuait. Les jambes écartées, Michael Hodges tourna légèrement la lame de droite à gauche, afin d’achever de sectionner l’aorte puis la retira d’un geste sec.

John Sanborn s’effondra, secoué encore de quelques spasmes. Enjambant son corps, le tueur se dirigea alors vers la Range-Rover et ouvrit la portière droite. Peggy Mei-Ling pivotait déjà pour sortir. Michael Hodges l’aida poliment à mettre pied terre. La Chinoise posa tranquillement son vanity case sur le capot, en sortit un kleenex avec lequel et entreprit d’essuyer le mélange de sueur et de poussière qui recouvrait son visage. Son regard absent fixait le corps de John Sanborn, à quelques mètres comme le cadavre d’un rongeur écrasé par une voiture.

Le Malais et un autre Blanc fouillèrent rapidement le corps de John Sanborn puis le traînèrent vers la rivière. Un troisième suivait, tirant un cube de ciment d’où émergeait une chaîne terminée par une menotte. Ils la passèrent autour d’une des chevilles du mort, puis entreprirent de saucissonner le cadavre avec un gros fil de fer.

Peggy Mei-Ling travaillait dur à son raccord de maquillage, avec des grimaces presque comiques. La chaleur faisait couler le rimmel dès qu’elle l’appliquait.

Aussi eût-elle beaucoup de mal à se refaire des yeux comme elle aimait, ombrés de noir et soulignés de vert, ce qui les allongeait. Michael Hodges s’approcha.

— Nous partons, annonça-t-il.

Comme elle ne répondait pas, occupée à redessiner ses grosses lèvres au pinceau, il ajouta : Please. En appuyant exagérément sur le mot.

La Chinoise reprit sa place dans la Range. Le Malais grimpa à la place de John Sanborn, repartant en marche arrière. Cent mètres plus loin, il pouvait faire demi-tour. Michael Hodges était remonté au volant de la première Range-Rover. Dans la voiture qui reculait, Peggy regardait les deux hommes faire basculer le corps de John Sanborn dans la rivière dont l’eau marron l’engloutit aussitôt.

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