Chapitre VI

Malko plongea dans sa Toyota, tétanisé, et referma violemment la portière. Son regard balaya l’obscurité tandis que son cœur cognait contre ses côtes. A travers le rideau de pluie il distingua une Range-Rover, tous feux éteints, qui s’éloignait dans la ruelle menant à la Jalan Pemancha.

Il démarra en trombe, évitant de justesse le corps de la Singapourienne. L’autre véhicule avait déjà pris pas mal d’avance, mais Malko le repéra en train de franchir Subok Bridge en direction de Kota Batu. Au lieu de suivre le fleuve, la Range-Rover bifurqua aussitôt dans les lacets sinuant sur la colline. Malko restait à distance respectueuse. Il n’était pas armé et on avait voulu le tuer. Rien ne disait que ses adversaires ne disposaient pas d’armes à feu. Dans cet endroit désert, il était à leur merci. Mais s’il arrivait à les suivre…

La route montait et descendait à travers la jungle semée de rares maisons. Il parvint au sommet d’une côte. La Range avait disparu ! La route se divisait en deux. Malko hésita, tourna à gauche, accéléra pour déboucher en face d’un stade. Plus de Range-Rover ! Elle avait dû continuer tout droit. Il fit demi-tour jusqu’à la bifurcation et prit l’autre route. Trois cents mètres plus loin, elle se divisait encore… Inutile d’insister. Malko repartit vers Bandar Sen Begawan. Les rues étaient totalement désertes. On risquait de ne pas découvrir le cadavre de Katherine avant le lendemain matin…

Il était encore sous le choc de cette agression mortellement silencieuse quand il se gara devant le Sheraton. Personne dans le lobby et, seuls, trois employés d’une compagnie de pétrole discutaient encore dans le bar qui fermait à minuit et demi. Malko commanda une Stolichnaya et s’installa dans un coin, regardant la pluie tomber dans la piscine. II avait progressé d’un pas de géant, mais à quel prix… Il était sûr que John Sanborn ne s’était pas enfui avec les millions de dollars et que l’affaire se déroulait à Brunei.

Menée par des gens puissants et bien informés… Si le double meurtre avait réussi, c’était l’étouffement assuré… La CIA n’aurait probablement pas envoyé un autre agent au massacre. Quitte à racler ses fonds de tiroirs pour « rembourser » les 20 millions de dollars.

Le guet-apens signifiait qu’il avait été surveillé sans cesse. Y compris pour ses rendez-vous avec Lim Soon. On ne voulait pas seulement liquider un témoin gênant, mais lui en même temps. Il repensa à Michael Hodges, le mercenaire britannique. Lui aussi avait une Range-Rover… Il commençait à comprendre le sens des avertissements de Lim Soon. Le ou les tueurs avaient agi en toute impunité. A quelques centimètres près, son cadavre se trouverait en ce moment derrière le Temple Chinois…

Juste ce que voulaient ceux qui tiraient les ficelles et n’avaient pas hésité à tuer un témoin possible, alors qu’il était si simple de l’expulser ou de la terroriser.

C’était de l’ « overkilling ».

Il commanda une seconde vodka. La dernière, lui dit le barman. Il devait retrouver Peggy Mei-Ling. Mais si elle était encore à Brunei, ceux qui la gardaient l’avaient mise en sûreté. De plus, rien ne disait qu’elle accepterait de parler. D’après les méthodes de ses adversaires, elle avait des raisons d’avoir peur. A moins qu’elle ne soit complice.


* * *

— C’est une flèche empoisonnée, tirée par un « blowpipe[18] » de Dayak, expliqua Walter Benson, l’ambassadeur. Ici, à Brunei, il n’y a pas de Dayaks, mais le centre de Bornéo en compte encore beaucoup, le long des rivières. Ils s’aventurent parfois jusqu’au Sarawak pour échanger de la nourriture et des peaux.

— Ce n’est pas un Dayak qui a tué Katherine, remarqua Malko.

L’Américain approuva de la tête.

— Of course ! Mais c’est quelqu’un qui connaît bien le pays. Ce genre de truc ne court pas les rues. Le « blowpipe », à la rigueur, mais pas les flèches empoisonnées. Il faut avoir été en brousse pour en trouver. Seuls les militaires ont fait des expéditions… Les gurkahs et les types de Hamilton. Je vais lui en parler…

— Pas question ! fit Malko. Je commence à me demander quel jeu il joue. Tout le monde me dit que ses hommes lui obéissent au doigt et à l’œil. Il doit être au courant. Avez-vous un contentieux avec les « Cousins » ici ?

— Pas vraiment. Ils nous accusent évidemment de vouloir les supplanter et de faire la cour au Sultan. C’est vrai que je lui ai transmis un message de la part du Président Reagan, selon lequel, en cas de problème avec des voisins, et en particulier les Vietnamiens, il pouvait compter sur nous. Il y a toujours des bâtiments de la Septième Flotte dans le coin, à quelques heures de Brunei. Ce ne sont pas les 700 gurkahs prêtés par Sa Très Gracieuse Majesté qui feraient le poids face à un problème sérieux…

— Vous pensez que les Cousins auraient pu monter un coup ? Pour brouiller les USA avec le Sultan ?

— Hautement improbable, fit le diplomate. Mais il faut quand même préciser que Guy Hamilton n’appartient plus au MI 6. Il a été détaché auprès du Sultan pour organiser la Special Branch et sa sécurité rapprochée.

— L’homme qui a tué la Singapourienne est un professionnel, souligna Malko. Est-ce que les Malais ont ce qu’il faut ?

Walter Benson fit la moue.

— Je ne pense pas. Ce sont des gens plutôt pacifiques. Dans la langue malaise, il n’y a même pas d’injures… Les seuls méchants ici ce sont les « boys » de Hamilton.

Malko sentit qu’il était à deux doigts de lui dire de laisser tomber.

— Je vais envoyer un télex urgent au State Department, dit-il. Ce que vous avez découvert change la face des choses. Ce sera à eux de décider. Et à la Company.

Malko haussa un sourcil.

— Que voulez-vous dire ?

L’Américain eut un sourire un peu triste.

— Nous entrons dans une zone de turbulence. Si John Sanborn a été assassiné c’est par des gens proches du Palais. Sans preuves en béton, nous allons droit à l’incident diplomatique grave… N’oubliez pas que je n’ai pratiquement aucun contact direct avec le Sultan.

Son entourage lui raconte ce qu’il veut… Si, comme c’est probable, il s’agit de quelqu’un très proche de lui, bonjour les dégâts…

— Je sais, avoua Malko. Mais il y a vingt millions de dollars en jeu et la mort d’un chef de station. Sans parler de cette malheureuse Singapourienne…

Le diplomate se versa une rasade de Johnny Walker, leva son verre avec un sourire cynique

— Vous connaissez l’ampleur du déficit budgétaire chez nous ? Quatre milliards de dollars. S’il faut payer vingt millions, c’est une goutte d’eau. Quant à ce pauvre John… il aura son nom sur une plaque de marbre. Cela vaut mieux que de se brouiller avec le sultan Hassanal Bolkiah. Washington décidera. En attendant, profitez de Brunei…

Il avait le sens de l’humour : d’énormes nuages toujours déversaient à nouveau des trombes d’eau, noyant Bandar Seri Begawan…

Il faut retrouver cette Peggy Mei-Ling, insista Malko. Vivante. Et qu’elle parle. Avec cela, on tiendra les coupables. Quels qu’ils soient…

Le diplomate vida son Johnny Walker d’un trait et claquer sa langue.

— Sauf si Langley et le State Department se secouent.

Visiblement, l’ambassadeur envisageait cette éventualité et commençait même à être embarrassé par la présence de Malko. Heureusement qu’il ne dépendait que de Langley. Il restait peut-être un allié. Lim Soon. Le petit banquier chinois ignorait probablement la mort de Katherine. Ça n’allait pas lui faire plaisir.

II régnait un froid glacial dans la City Bank grâce une climatisation déchaînée, contrastant avec le bain de vapeur extérieur. A l’expression de Lim Soon lorsqu’il ouvrit la porte de son bureau, Malko vit immédiatement qu’il savait pour Katherine. Le Chinois le fit entrer et referma la porte soigneusement. Son visage rond semblait s’être rétréci et ses petits veux noirs ne pétillaient plus.

— J’avais raison, fit-il d’une voix grave, empreinte de tristesse. Sur toute la ligne. Ils ne reculeront levant rien.

— Comment avez-vous appris ?

Il eut un pauvre sourire.

— Bandar Seri Begawan est une toute petite ville et nous, les Chinois, sommes très bien informés. Mais comme il n’y a pas de presse, le reste de la population n’en saura jamais rien.

Au Sheraton où elle travaillait on a dit qu’elle avait eu un accident de voiture et qu’on rapatriait son corps à Singapour.

— Vous savez aussi de quoi elle est morte ?

— Oui, un médecin chinois l’a examinée. Un poison violent utilisé par les Dayaks chasseurs de tête. Sans antidote. Ils s’en servent pour tuer les singes. Il agit par paralysie du système nerveux central. Et ne laisse que peu de traces…

— Qui a fait ça ?

Le Chinois alluma une cigarette, pensif.

— Pas un Dayak. Mais je sais que certains des hommes de Guy Hamilton ont appris à utiliser leurs sarbacanes. C’est pratique pour des éliminations discrètes. Ils s’en sont servis une fois contre un opposant politique. Evidemment, je n’ai pas de preuve. Vous avez vu quelque chose ?

— Un peu plus que voir, dit Malko. Ils ont voulu me tuer aussi.

Le Chinois écouta son récit, impassible, puis tira sur sa cigarette.

— Joanna avait raison, John Sanborn a été assassiné, conclut-il. Pas parce qu’il savait quelque chose, mais parce qu’il faisait un coupable idéal. Et Peggy Mei-Ling est toujours ici.

— C’est une Chinoise, remarqua Malko, vous ne pouvez pas la trouver ?

Lim Soon eut un sourire contraint.

— Une Chinoise de Hong-Kong, précisa-t-il. Nous ne parlons pas le même langage. De plus, si elle est encore à Brunei, elle est dans la beach-house du prince Mahmoud, une enceinte protégée où aucun Chinois n’a accès…

— Que pouvons-nous faire dans ce cas ?

Lim Soon tira longuement sur sa cigarette. Les yeux plissés, il ressemblait à un jeune Bouddha… Malko le sentait perturbé. Il parla enfin.

— La sagesse me commanderait de ne plus m’occuper de cette affaire, dit-il lentement. Cependant, je me sens en partie responsable de la mort de cette jeune femme. Une Chinoise comme moi. De plus, si nous pouvions affaiblir le pouvoir de la clique qui fait la loi autour du Sultan, cela serait excellent. Ce sont eux qui nous traitent comme des chiens. Donc, je vais vous aider…

— Comment ?

— Il y a une personne à voir. Jim Morgan, un des pilotes du Sultan. Il a été l’amant de Peggy Mei-Ling.

Il est américain, peut-être vous parlera-t-il… Mais faites très attention, vous avez vu à quel point ces gens sont dangereux.

— Il faudrait découvrir qui a tué John Sanborn et qui est la Chinoise qui a embarqué avec lui à Limbang. Car un couple s’est bien fait passer pour lui et Peggy.

— Vous avez sûrement raison, approuva Lim Soon, et je vais mener mon enquête. En attendant, allez donc voir ce pilote.

— Vous pensez que Hamilton est dans le coup ?

Lim Soon hocha la tête.

— Peut-être pas. Si la magouille part du Palais, il a pu être court-circuité. Par le Premier aide de camp ou le Chambellan. L’argent fait faire beaucoup de choses, Mr Linge.


* * *

Le Maillet, le bar du Sheraton, avait une allure bizarre avec son plafond en boiserie d’où pendaient de longs ventilateurs, ses sièges roses et le grand bar acajou. L’esquisse d’un décorateur allumé…

Malko s’approcha d’une des accortes serveuses Singapouriennes.

— You know Mr Morgan?

— Yes, yes.

Elle lui désigna un homme tassé dans un des box, en face du bar, attablé devant une énorme menthe l’eau. Un géant roux, avec des épaules de débardeur, des yeux bleus et une chemisette à manches courte Malko s’approcha.

— Jim Morgan ?

L’Américain leva la tête. Le regard pas vraiment clair et l’air furieux d’être dérangé.

— Yeah ?

— Mon nom est Linge, fit Malko. Malko Linge. Je suis envoyé par l’ambassadeur Benson pour vous parler.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je suis le remplaçant de John Sanborn, j’enquête sur sa disparition.

Sans attendre d’y être invité, Malko s’assit commanda un café.

Le pilote eut un geste fataliste signifiant que n’était pas son problème. Malko insista.

— L’ambassadeur m’a promis que vous coopéreriez à mon enquête…

Son ton était suffisamment persuasif pour que l’Américain s’ébroue et consente à parler.

— Je connaissais à peine John, fit-il. Brave gars. OK. Je ne peux rien vous apprendre.

On apporta le café de Malko et il y laissa tomber deux morceaux de sucre.

— Peggy Mei-Ling, fit Malko, une très belle Chinoise qui habitait ici à l’hôtel. Ça vous dit quelque chose ?

L’œil bleu fonça.

— Pourquoi ?

— On dit qu’elle serait partie avec John.

— Bullshit! Peggy est une vraie garce, fit le pilote avec conviction. Elle ne pense qu’au fric. Elle n’est sûrement pas partie avec John. Ici, elle se fait un maximum de blé. Si le prince Mahmoud ne l’a virée, elle se trouve toujours à Jerudong.

— Où ? A la beach-house ?

— C’est ça. Là où elle fait ses sauteries…

— Vous n’avez pas eu de nouvelles d’elle depuis ?

— Nope

— Vous voyez souvent le Sultan ?

— En principe, nous volons tous les jours à quatre heures, sauf quand le plafond est trop bas. Pourquoi ?

— Cela peut servir, fit Malko déçu.

Visiblement, le pilote ne savait rien.

Il allait se lever quand ils furent rejoints par une splendide blonde aux longs cheveux. La poitrine orgueilleuse et un maintien de reine.

— Hildegarde Glotof, présenta le pilote. Ex-hôtesse de la Lufthansa. Elle aussi vole avec nous. Et connaissait bien Peggy…

Il se tourna vers la jeune femme.

— Mr… Linge enquête sur la disparition de John. Il s’intéresse à Peggy.

L’Allemande eut une moue vipérine.

— Cette petite pute ? Pourquoi ?

— Cette petite pute sait comment John Sanborn a été tué, continua Malko en allemand. Je voudrais la retrouver…

Surprise, Hildegarde Glotof lui fit un clin d’œil.

— Elle est sous la protection du frère du Sultan, « Sex-Machine ». Il l’a installée dans sa beach-house et vient la baiser pratiquement tous les jours.

— Comment savez-vous ça ?

La jeune femme haussa les épaules.

— Ce porc de Mahmoud s’en vante tout le temps. Moi aussi, il voulait m’emmener là-bas et me faire partager un bungalow avec cette traînée… Il adore ça, deux filles ensemble, de couleurs différentes… Regardez ! C’est ce cloporte qui me l’a demandé…

Malko suivit son regard et découvrit un minuscule Chinois juché sur un tabouret de bar. Une tête ronde, pas de cheveux, des bagues à tous les doigts, un costume de shantung brillant et des chaussures en lézard bleu. Il se retourna et expédia un sourire bien ignoble à Hildegarde Glotof. Celle-ci jura entre se dents.

— Schweinerie ! Il a le front de vous proposer n’importe quoi. Il passe son temps à trouver des filles pour « Sex-Machine ». C’est le meilleur « sidekick[19] » de Brunei.

— Par lui, on ne peut pas arriver à cette Peggy Mei-Ling ? demanda Malko.

L’hôtesse secoua la tête.

— Nein. Son boulot se termine quand la fille débarque ici. Ensuite, elle est prise en main par les gens de Hamilton. Quelquefois, il revend après usage un charter de Philippines aux bordels de Limbang. C’est tout profit…

Le Chinois descendit de son tabouret, les salua et disparut. Malko se dit qu’il pourrait peut-être lui servir un jour. En attendant, il n’avait eu que la confirmation de la présence de Peggy. Qui se trouvait à trente kilomètres. Aussi inaccessible que si elle était sur la planète Mars.

Cette conversation expliquait que ceux qui avaient monté l’arnaque des vingt millions de dollars ne s’en soient pas débarrassés.

Même les gens du Palais ne pouvaient aller contre les caprices du frère du Sultan, Mahmoud le bandeur…

Un nom revenait tout le temps depuis le début de cette affaire : Guy Hamilton. Malko décida qu’il était temps de lui rendre visite, maintenant que le terrain était déblayé. L’ex-représentant du MI 6 aurait peut-être des choses intéressantes à dire…


* * *

Malko jeta un coup d’œil aux factionnaires en grande tenue devant les grilles du palais. Un peu plus loin, il repéra un chemin de terre qui grimpait à flanc de colline : le simpang 402. C’était un des quartiers résidentiels de Brunei. Il le prit, examinant chaque villa. La maison de Guy Hamilton se trouvait juste après l’ambassade d’Oman. Blanche, plutôt modeste, avec des grilles en fer forgé. Il se gara devant et entra, ignorant l’écriteau « chien méchant ». Il sonna et attendit.

La porte s’ouvrit sur un homme de haute taille, aux rares cheveux grisonnants et au visage en lame de couteau. Guy Hamilton oscillait légèrement d’avant en arrière, planté devant Malko, une bouteille vide à bout de bras, le front plissé, cherchant de toute évidence à identifier son visiteur. Finalement, son regard vitreux s’éclaira, ses lèvres minces sourirent et il lâcha d’une voix plutôt pâteuse

— Ah, Mr Linge ! Le preux chevalier de la Compagny. Entrez, entrez.

Il précéda Malko, serrant contre son cœur la bouteille vide à la façon d’un nouveau-né pour finalement la déposer avec soin sur le sol. Son living était encombré de statues, de piles de magazines, d’objets variés. Deux gros ventilateurs tentaient vainement de dissiper la chaleur lourde. Le Britannique se laissa tomber dans un canapé Chippendale dont les ressorts grincèrent.

— Je suis désolé de vous déranger, dit Malko, un peu étonné de cet accueil. Mais…

Guy Hamilton leva un doigt sentencieux.

— Indeed, je m’attendais à votre visite ! D’ailleurs dans ce trou, il n’y a pas beaucoup de distractions et cela me fait toujours plaisir de discuter avec des étrangers. Surtout de votre qualité.

Impossible de déceler la moindre ironie dans sa voix. En dépit de l’imprégnation alcoolique son regard était vif et rusé. Il alluma une cigarette, souffla lentement la fumée et lâcha :

— C’est une affaire fâcheuse. Très fâcheuse. Le Sultan est très contrarié. Il faudrait la régler au plus vite.

— En lui rendant les vingt millions de dollars.

Les yeux mi-clos, il fixait Malko comme un gros chat, la tête penchée sur le côté.

Il avait beau avoir bu, son cerveau fonctionnait sûrement très bien. Et Malko se demanda s’il n’en faisait pas un peu trop.

— Vous pensez donc que John Sanborn s’est approprié cet argent ?

Le Britannique eut un geste d’impuissance.

— Qui d’autre ? Il y a des indices concordants, n’est-ce pas ? Sa fuite d’abord et sa disparition. J’avais souvent bavardé avec lui, il semblait fasciné par la richesse du Sultan, il me disait que ce n’était pas juste qu’une telle fortune soit entre les mains d’un seul homme. Eh bien, il a fait en sorte de rétablir l’équilibre.

Il ponctua sa conclusion d’un rire aigrelet… Malko l’observait, en proie à des sentiments variés. Ou le Britannique se moquait carrément de lui, ou ses hommes avaient agi sans le lui dire. Il hésitait à prendre position ouvertement et se contenta de tendre une perche.

— Il semblerait que la Chinoise avec laquelle il aurait pris la fuite se trouve toujours à Brunei, dit-il. Une certaine Peggy Mei-Ling… Vous en avez entendu parler ?

Guy Hamilton balaya Peggy d’un geste définitif. Reprenant sa bouteille vide pour jouer avec.

— Des Chinoises comme elle, il y en a des milliers, n’est-ce pas. Personne n’est sûr qu’il soit parti avec cette Chinoise. II pouvait avoir une petite amie à Limbang, indeed. Le cas est assez fréquent. Et d’ailleurs si ce n’est pas lui, qui est-ce ?

— Quelqu’un du Palais, suggéra Malko, dans l’entourage du Sultan.

— Nonsense ! fit le Britannique. Personne ne se risquerait à braver le Sultan de cette façon. Et ils sont tous couverts d’or. A qui pensez-vous ?

— Le premier aide de camp, Pengiran Al Mutadee Hadj Ali ?

Par exemple.

— C’est un ami personnel, fit Hamilton de la voix compassée des ivrognes. Un homme tout dévoué à son maître qui débute une carrière brillante. Il ne risquerait sûrement pas sa place pour une broutille pareille… Non, croyez-moi, c’est triste à admettre, mais la Company a nourri un « black sheep[20] »… Cela nous est arrivé aussi, ajouta-t-il.

Il s’était levé, titubant légèrement en face de Malko, le dominant de sa haute taille voûtée…

— My dear friend ! fit-il de sa voix pâteuse, la moustiquaire me tend les bras. C’est l’heure de la sieste. J’ai été ravi de votre visite et si je peux vous venir en aide, je le ferai avec joie. Good bye now.

Il lui serra la main, lui tourna le dos et se dirigea d’un pas hésitant vers le fond de la pièce, laissant Malko en plan. Déçu et perturbé. Il n’y avait plus qu’à filer.

Malko connaissait assez les milieux du renseignement pour savoir qu’un homme comme Hamilton pouvait mentir parfaitement. Bien sûr, John Sanborn avait pu partir seul. Mais on n’avait pas tué Katherine pour rien… Il n’avait pas voulu en parler au Britannique pour ne pas risquer d’impliquer Lim Soon. De toute façon Hamilton lui avait raconté un conte de fées… Donc, il gênait. Et Hamilton mentait. Pour couvrir qui ? C’était bizarre que le vieux Britannique se mouille. Il ne semblait pas être un homme d’argent.

Il reprit le chemin du centre sous une pluie battante. Un message l’attendait au Sheraton. Lim Soon voulait le voir au Phong-Mun, le second restaurant chinois. “As soon as possible”. C’était souligné. Le cœur battant Malko remonta dans sa Toyota. Le Chinois avait-il découvert quelque chose ?


* * *

Lim Soon se trouvait au fond de la salle encore vide, à une table dominant le parking. L’air soucieux. Il grimaça un sourire à l’adresse de Malko

— Désolé, il s’est passé quelque chose de significatif depuis que nous nous sommes vus.

— Quoi ? demanda Malko en s’asseyant.

Le Chinois but une gorgée de sa bière. Il semblait désemparé et mal dans sa peau.

— J’ai reçu une visite, fit-il. Un policier des services de l’Immigration. Il m’a fait remarquer que ma carte de séjour venait à expiration dans un mois et qu’il n’était pas absolument certain que le gouvernement de Brunei la renouvelle…

Malko sentit une main glaciale lui étreindre le cœur.

— C’est de l’intox ?

Lim Soon secoua lentement la tête.

— Non, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, c’est complètement arbitraire. Le Police Commissioner signe les arrêtés d’expulsion sur l’ordre du Palais. Il n’y a aucun recours. Brunei se moque de l’opinion de ses voisins. Il suffit de dire que vous menacez l’ordre public. Ils sont si riches que personne ne veut leur faire de peine…

— Vous pensez que c’est à cause de moi ?

— J’en suis sûr. Je suis ici depuis dix ans et cela n’est jamais arrivé. Au contraire, j’étais plutôt en bons termes avec le Palais.

— Je suis absolument désolé, compatit Malko. Que puis-je faire pour vous éviter cette mesure ?

Lim Soon refit son sourire triste.

— Ne plus me voir, ne plus me téléphoner. Ils surveillent tout.

Malko encaissa le choc. Il se trouvait privé de son principal allié dans une lutte déjà totalement inégale. Le Chinois avait fini sa bière sans rien commander pour Malko. Celui-ci regarda les gens qui se hâtaient sur le parking sous la pluie. Cette nouvelle manœuvre avait au moins le mérite de clarifier les choses, les vingt millions de dollars avaient été escroqués par un haut personnage du Palais qui disposait de toute la logistique pour se défendre.

— Ne faites confiance à personne, fit Lim Soon d’une voix douce. Vous avez en face de vous des gens prêts à tout et extrêmement puissants. Je crains que la meilleure solution ne soit de quitter Brunei. « Avant qu’il ne soit trop tard, ajouta-t-il.

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