Guy Hamilton, les yeux à marée basse, contemplait Malko. A cette heure-là, il n’avait pas encore trop bu, mais l’alcool de la veille n’était pas éliminé… Chaque fois qu’il bougeait la tête, il avait l’impression qu’une boule de plomb se déplaçait et tapait contre la paroi de son crâne. En plus, il réprimait une vague nausée et mourait d’envie de se préparer un bon Johnny Walker avec un peu de soda et beaucoup de glace. Après ça irait mieux. Les paroles de son interlocuteur lui parvenaient comme dans un brouillard.
— Mr Hamilton, répéta Malko en brandissant le chèque récupéré chez l’ambassadeur des Etats-Unis, ce chèque prouve que vous êtes complice du meurtre de John Sanborn. Et que vous avez touché une partie des vingt millions de dollars détournés.
Le Britannique regarda le chèque comme s’il s’agissait d’un extra-terrestre.
— Je ne comprends pas, balbutia-t-il.
Malko le repoussa à l’intérieur de sa maison et le prit au collet. L’autre n’était pas rasé, sentait encore l’alcool, mais ses yeux commençaient à reprendre un peu de vie. Il tenta d’écarter Malko, et lança d’une voix plus ferme
— Je suis chez moi. You‘re invading my privacy… Go away.
Malko n’avait pas vraiment le temps de discuter.
Tranquillement, il sortit le Beretta 92 automatique récupéré chez l’ambassadeur, l’arma, faisant monter une balle dans le canon et en posa l’extrémité sous le menton de Guy Hamilton.
— Mr Hamilton, fit-il, je ne suis pas d’humeur à jouer. J’ai une offre à vous faire. A mon avis que vous ne pouvez pas refuser… Et je suis pressé. Il s’agit de la vie de Miss Brown.
— Je n’aime pas les menaces, protesta le Britannique.
Le canon bougea légèrement et Malko appuya sur la détente. La détonation fut assourdissante, un trou apparut dans le mur derrière la tête de Guy Hamilton et ce dernier eut un sursaut comme s’il avait été touché par une décharge électrique. L’âcre odeur de la cordite le fit éternuer. Malko appuya le canon encore chaud au même endroit.
— La prochaine vous emportera une partie du cerveau, précisa-t-il.
Lui qui abhorrait la violence était toujours obligé de se livrer à de regrettables extrémités pour se faire écouter… Les yeux mi-clos, le Britannique récupérait.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
— C’est simple, dit Malko. Je vous remets ce chèque et vous avez ma parole que je ne le mentionnerai pas. En échange, vous venez avec moi à la beach-house du prince Mahmoud et vous m’aidez à arracher Mandy Brown à vos hommes.
Les secondes s’écoulèrent, interminables. Hamilton rouvrit les yeux et demanda d’une voix plus ferme
— Qui me dit que vous tiendrez votre parole ?
— Rien, fit Malko en le poussant dehors. Mais ça vous laisse au moins une chance.
L’autre hocha la tête, puis sans un mot, ouvrit un tiroir, y prit un vieux Webley qui semblait avoir fait la guerre des Boers, le glissa sous sa chemise ample et suivit Malko. Ce dernier aperçut la Rover avec une antenne de téléphone. Cela pouvait servir.
— Prenons votre voiture, dit-il.
Guy Hamilton ne protesta pas, se demandant comment tout cela allait finir. Malko dévala Jalan Tutong à tombeau ouvert, un œil sur sa montre. Avec Guy Hamilton, il pouvait passer tous les barrages. L’ancien chef de la Special Branch était respecté de tous et on savait qu’il voyait régulièrement le Sultan qui avait une grande confiance en lui. Mais que s’était-il passé avec Mandy entre-temps ? N’allait-il pas arriver trop tard ?
Au moment de monter dans la Ferrari grise, Mandy Brown se pencha brusquement vers le poignet de Hadj Ali. Ses canines s’enfoncèrent comme celles d’un fauve entre les tendons et elle serra les mâchoires à se faire éclater les os… Le Brunéien poussa un hurlement affreux, et lâcha les poignets de la jeune Américaine. Celle-ci, pour faire bonne mesure, lui expédia un coup de pied qui manqua ses parties vitales, mais lui fit néanmoins un mal de chien… Elle détalait déjà en direction de la grille…
Le gurkah qui la reçut dans ses bras faillit se trouver mal. Il n’avait jamais été en contact si étroit avec une créature de cet acabit. Sans souci de l’effet qu’elle lui causait, Mandy Brown glapit
— Call ! Prince Mahmoud, call! Prince Mahmoud!
Le sergent gurkah, affolé, surgit de sa guérite et vint aux nouvelles. Au garde-à-vous, il récita.
— Miss, le Pengiran Al Mutadee Hadj Ali vient vous chercher pour vous conduire à lui.
Mandy Brown faillit lui sauter à la gorge.
— Il veut me tuer, beugla-t-elle, je ne veux pas bouger. Appelez Mahmoud.
Hadj Ali arrivait, grimaçant encore de douleur, la Ferrari à petite allure derrière lui, conduite par Michael Hodges. Il interpella le sergent d’une voix sèche.
— Cette femme est folle, aidez-moi à la faire entrer dans cette voiture.
Le sergent gurkah regarda alternativement Hadj Ali et Mandy Brown. Pour lui c’était une situation de folie absolue. A qui obéir ? Certes le Pengiran Al Mutadee Hadj Ali était une des plus hautes autorités du Palais, mais il savait la jeune femme sous la protection du prince Mahmoud. Mandy Brown lui évita de prendre une décision. Comme un trait, elle fila dans le poste de garde, claqua la porte et s’y enferma !
Le ministre des Affaires étrangères semblait consterné devant l’insistance de l’ambassadeur des Etats-Unis à lui affirmer que le propre Premier aide de camp du sultan Bolkiah était impliqué dans le détournement des vingt millions de dollars. Lui qui avait voyagé savait qu’on ne bravait pas impunément les Américains et se sentait fort embarrassé.
— Excellence, dit-il, je vais appeler mon frère immédiatement.
L’ambassadeur demeura au bout du fil. Trois minutes plus tard, le ministre lui annonçait
Sa Majesté le Sultan vient de convoquer le Pengiran Al Mutadee Hadj Ali au palais. Il souhaite une confrontation avec vous afin de vider cet abcès…
Mandy Brown tentait furieusement d’atteindre son amant princier mais le standard du palais de Mahmoud n’arrivait pas à le joindre. Dehors, c’était le statu quo. Le sergent gurkah et Hadj Ali se faisaient face, ne sachant pas très bien l’un et l’autre la conduite à tenir.
Soudain, le téléphone de la Ferrari se mit à sonner et Michael Hodges répondit. Il pencha la tête par la portière, hélant Hadj Ali.
— Pengiran, une communication pour vous.
Hadj Ali prit l’appareil. En reconnaissant la voix douce du sultan Bolkiah, il se sentit liquéfié. Le souverain ne lui dit pourtant que quelques mots, très poliment.
— Pengiran, je vous attends dans mon bureau le plus vite possible. L’ambassadeur des Etats-Unis sera là également.
Al Mutadee Hadj Ali bredouilla une réponse inintelligible et raccrocha. Le sang s’était retiré de son visage. Michael Hodges l’interrogea.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Le Sultan veut me voir avec Walter Benson. Ce salaud va lui apporter les chèques.
C’était trop tard pour faire chanter l’agent de la CIA. Il se sentait vidé, le cerveau en compote, physiquement malade.
Machinalement, il passa une main dans ses cheveux noirs. Défait. Michael Hodges l’observait.
— Il faut filer, dit le Britannique. Prendre une Range et passer par Limbang.
Le Brunéien tourna vers lui un regard affolé. Il n’arrivait pas à se décider à tout abandonner. Sachant pourtant que c’était la seule solution. Michael Hodges fit d’une voix brutale
— Arrêtez de faire l’enfant. Moi, je n’ai pas envie d’aller en prison pour des années. Vous avez de l’argent à l’extérieur. Vous vous en sortirez. Et puis dans quelque temps, le Sultan vous pardonnera.
Ils étaient tellement absorbés dans leur conversation qu’ils ne virent pas la porte du poste de garde s’écarter. Mandy Brown fila en courant vers le parking derrière la maison. Elle ouvrit la portière de la première des voitures, une Ferrari Testa Rossa rouge. Se penchant, elle vit que les clefs se trouvaient sur le contact. Le temps de se glisser à l’intérieur, elle lançait le moteur.
Al Mutadee Hadj Ali vit passer un éclair rouge dans un vrombissement d’enfer. La Ferrari pulvérisa la barrière et disparut dans le parc de Jerudong.
Mandy Brown, au volant, hurlait toute seule de joie. Elle avait retrouvé la liberté. Toute seule comme une grande.
Al Mutadee Hadj Ali n’avait même pas réagi en voyant Mandy Brown s’enfuir. Il était dépassé. Michael Hodges s’agita sur son siège, mal à l’aise.
— Filons, dit-il. Il n’y a plus de temps à perdre. A contrecœur, le Brunéien passa une vitesse et la Ferrari grise s’ébranla devant les gurkahs médusés qui n’en avaient jamais vu autant en une seule matinée. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot tandis qu’ils traversaient le terrain de golf, créé au cas où le sultan Bolkiah s’éveillerait un matin avec une grosse envie de se livrer à ce sport… Michael Hodges dit d’une voix égale :
— Où est votre passeport ?
— Chez moi.
— Il faut passer le prendre.
— Et le vôtre ?
— Je l’ai sur moi.
Prudent.
Le téléphone de la voiture sonna soudain. Al Mutadee Hadj Ali le regarda comme si c’était un cobra.
— Décrochez, bon sang, gronda Michael Hodges.
La circulation dans Bandar Sen Begawan était anormalement lente. Malko trépignait. Il lança à Guy Hamilton
— Appelez Hadj Ali dans sa voiture. Il y est peut-être.
Le Britannique ne discuta même pas. Il semblait ailleurs depuis l’irruption de Malko dans sa villa. A peine le numéro fut-il composé qu’on décrocha. Malko brancha le haut-parleur pour surveiller la conversation.
— C’est Guy, fit Hamilton. Où êtes-vous ? Que se passe-t-il ?
— Guy ! Je suis encore à Jerudong, mais le Sultan m’a convoqué. Je devrais déjà être en route, mais…
Il laissa sa phrase en suspens.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? insista Guy Hamilton.
— Je file, fit le Brunéien d’une voix cassée. Vous savez bien que c’est foutu. Je n’ai pas envie de passer ma vie en prison. A l’extérieur je m’en sortirai.
— Et moi ?
Guy Hamilton en avait des larmes dans la voix.
— Faites comme moi, conseilla Al Mutadee Hadj Ali. Retrouvons-nous à Singapour, dans quelques jours. Vous savez où.
— Mais vous vous rendez compte… pleurnicha Guy Hamilton.
— Ecoutez, fit le Premier aide de camp, je prends la route de Tutong maintenant. Michael est avec moi. Si vous voulez, retrouvons-nous devant le Sheraton dans une demi-heure. Je vous emmène.
Il raccrocha aussitôt pour couper court aux jérémiades du Britannique. Souhaitant qu’il ne vienne pas.
Dégagée de la circulation de Bandar Sen Begawan, la voiture fonçait sur la route de Tutong, en direction de Jerudong Park. Après avoir raccroché, le Britannique se tourna vers Malko
— Vous avez entendu ! Votre amie Mandy Brown ne semble plus en danger.
— Je préfère m’assurer qu’ils ne l’ont pas déjà tuée, fit Malko, appelez la beach-house.
Il composa le numéro et demanda
— Que voulez-vous ?
— Parler à Mandy Brown.
Cela sonnait. Le Britannique décrocha et s’adressa à son interlocuteur en malais. Mettant la main sur l’écouteur, il dit
— Elle s’est échappée avant le départ de Hadj Ali ! Au volant d’une des voitures du prince Mahmoud, une Ferrari rouge. Nous allons bientôt la voir. Il n’y a qu’une route.
Malko réfléchit rapidement. Lui fonçait vers Jerudong et, en face, Mandy Brown et Al Mutadee Hadj Ali venaient vers eux. Le Premier aide de camp n’avait aucunement l’intention de se rendre à la convocation de son souverain. Une fois à Singapour, il s’en sortirait très bien.
John Sanborn, Katherine, Lim Soon, Peggy Mei-Ling passaient aux profits et pertes… Cette idée le faisait grimper aux murs. Il chercha et sa fabuleuse mémoire lui apporta soudain l’ébauche d’une solution. Sur la route étroite menant à Tutong et à Jerudong, l’étroitesse de la chaussée rendait les dépassements difficiles. Dix kilomètres après la sortie de la ville, il aperçut ce qu’il avait déjà repéré à un de ses précédents passages. Un chantier de construction de station-service. Un énorme camion-benne déchargeait de la terre autour de la construction.
— Nous allons nous arrêter, décréta Malko.
Le véhicule fit un écart et ils stoppèrent à côté du camion. Malko sauta à terre et ordonna
— Utilisez votre autorité. J’ai besoin de ce camion, dites au chauffeur que nous le réquisitionnons.
— Mais…
— Faites ce que je vous dis. Sinon, notre deal ne tient plus. Et vite.
Pendant que Guy Hamilton se dirigeait vers le camion, Malko se posta au bord de la route, scrutant les véhicules qui arrivaient en sens inverse. Il n’eut pas longtemps à attendre. Une Ferrari rouge Testa Rossa, au ras du sol, surgit d’un virage, roulant à tombeau ouvert ! Malko se précipita au milieu de la chaussée, agitant les bras.
La Testa Rossa pila à dix centimètres de lui et Mandy Brown en jaillit comme une fusée. Avec un hurlement de joie, elle se jeta dans les bras de Malko.
— Dans quel merdier tu m’as fourrée ! s’exclama-t-elle. J’ai cru devenir dingue ! Tu as vu Hadj Ali ? Il a essayé de me tuer !
— N’aie pas peur et viens ! dit Malko.
Laissant la Ferrari rouge sur le bas-côté, ils coururent jusqu’au camion où le chauffeur malais fixait Guy Hamilton avec stupéfaction. Le moteur tournait et la cabine était vide. Malko lança à Guy Hamilton :
— Montez, je conduis.
Il se mit au volant. Mandy Brown regardait, médusée.
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-elle. Tu as disjoncté, toi aussi ?
— Je t’expliquerai plus tard, dit Malko, reprends ta voiture et suis ce camion, nous repartons vers Jerudong.
Déjà il passait la première et le monstre s’ébranla lentement.
— Mais enfin, que voulez-vous faire avec ce camion ? demanda Guy Hamilton.
— Vous allez voir, dit Malko.
Les cocotiers et la jungle défilaient à toute vitesse de chaque côté de la route. Hadj Ali ne voulait pas arriver trop en retard à la convocation de son souverain… Accroché à son volant, il jouait du klaxon et des phares. Dès que les conducteurs venant d’en face l’apercevaient, ils se jetaient sur le bas-côté pour laisser la route libre à la Ferrari grise, symbole du pouvoir. Hadj Ali en profitait encore plus que d’habitude. C’était la dernière fois qu’il se sentait tout-puissant.
Il négocia un virage qui débouchait sur une longue ligne droite. Une occasion de passer la cinquième.
Sous l’impulsion des 360 chevaux, la Ferrari bondit en avant encore plus vite, collée à la route, rugissant comme un fauve. Une Rover s’écarta précipitamment, mordant sur le fossé. La route était dégagée à part un camion arrivant en face. Presque au milieu de la chaussée… Machinalement, Hadj Ali envoya un appel de phares et écrasa le klaxon, se déportant légèrement pour passer sans problème. Il lui restait une centaine de mètres. Son cerveau mit plusieurs fractions de seconde à réaliser que le camion ne changeait pas sa course.
Avec rage, le Premier aide de camp fit de nouveau un appel de phares.
La distance diminuait à toute vitesse.
Le camion fit enfin un écart, mais sur sa gauche, au lieu de se ranger, bloquant toute la chaussée ! Michael Hodges sembla grimper le long de son siège les bras arc-boutés contre le tableau avant. Aucun son ne sortit de sa bouche.
Hadj Ali fut si stupéfait qu’il vit arriver la mort sans réagir. Il hurlait encore, les mains soudées à son volant, quand l’avant de la Ferrari grise s’écrasa contre l’énorme pare-chocs du mastodonte. En quelques secondes, il n’y eut plus qu’un amas de ferrailles accroché à l’avant du monstre. La Ferrari glissa sur le côté, se transformant immédiatement en une énorme boule de flammes.
Ce qui restait de la Ferrari bascula dans le fossé avant d’exploser, emprisonnant les deux cadavres.
Le camion continua sur une centaine de mètres et stoppa. A part sa calandre et le pare-chocs tordu, il n’avait rien.
Malko ouvrit la portière et, avant de sauter à terre, lança à Guy Hamilton
— J’espère qu’on ne vous fera pas porter la responsabilité de cet accident.
Il courut jusqu’à la Ferrari rouge de Mandy Brown. La jeune femme était livide.
— J’ai envie de dégueuler, fit-elle d’une voix blanche, tandis qu’elle effectuait un demi-tour. Tu l’as vraiment fait exprès ?
— Oui, fit Malko, collé à son siège par l’accélération.
Ils passèrent près de la carcasse de la Ferrari grise et une odeur de caoutchouc et de chair brûlée envahit leur habitacle. Mandy eut une sorte de hoquet et vomit par la glace baissée.
Malko n’éprouvait rien qu’une grande paix intérieure. Les comptes étaient réglés. Celui qui frappe par l’épée périra par l’épée, disent les Saintes Ecritures.