Chapitre V

Malko se sentit brutalement envahi par une rage aveugle : ce potentat du bout du monde et ses sbires sûrs de l’impunité, défiant la CIA et la plus grande puissance du monde. Il y avait quelque chose de fou. Retenant Lim Soon, il lui dit à voix basse

— Je reste, Mr Soon. En faisant très-très attention. Mais je voudrais au moins un fil à tirer…

Le Chinois le regarda longuement avec une expression incrédule.

— Vous êtes un homme têtu, Mr Linge, fit-il de sa voix douce. Et courageux. Je vais essayer de vous faire rencontrer une de mes compatriotes qui s’était liée d’amitié avec cette Peggy Mei-Ling, mais cela ne vous mènera pas à grand-chose…

— C’est mieux que rien. Quand et comment ?

— Je vous appellerai au Sheraton.

Malko redescendit. La pluie s’était déchaînée pour changer. Il prit le chemin de Kota Batu. Dans le rétroviseur, il repéra très vite une Range-Rover beige qui semblait le suivre. La pluie empêchait d’identifier son conducteur. Elle était toujours dans son sillage quand il monta les lacets menant à la villa de John Sanborn. Cette fois, Joanna arborait un jeans et un T-shirt moulant son extraordinaire poitrine… De grands cernes bistres soulignaient ses yeux gris. Ils s’embrassèrent presque amicalement.

— Vous avez trouvé quelque chose ? demanda-t-elle anxieusement.

— Pas grand-chose ! avoua Malko. Vous étiez au courant pour la Chinoise que votre mari a vue le jour de son départ ?

Les prunelles grises s’agrandirent et Joanna demeura sans voix quelques instants, avant de dire, dans un souffle

— Oui.

— Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

— Il a dû la sauter, fit-elle brutalement. Il adorait les Asiatiques et depuis pas mal de temps nous ne faisions plus l’amour. Elle est sûrement complice… Avec de l’argent on achète beaucoup de gens…

— Est-ce que votre mari avait discuté de cette affaire avec Guy Hamilton ?

— Oui, bien sûr.

— Vous en avez reparlé avec lui, depuis ?

— Oui. Il pense que John a volé l’argent. Mais il a été très gentil avec moi. Pourquoi ?

— Si John a été assassiné, dit Malko, Guy Hamilton doit le savoir.

Les grands yeux gris s’ouvrirent comme des soucoupes.

— C’est monstrueux, ce que vous dites ! Guy a toujours été un ami. Il est venu dîner ici souvent…

— Je peux me tromper, remarqua Malko. Je vais continuer mon enquête.

Joanna le regarda partir, du désespoir plein les yeux. Il reprit Kota Batu en sens inverse. La pluie avait cessé et les sampans vrombissaient sur le fleuve.


* * *

La voix joviale de Lim Soon faisait vibrer l’écouteur. Le téléphone avait sonné au moment même où Malko entrait dans la chambre.

— Mr Linge, proposa le banquier chinois, nous pouvons prendre une bière près de mon autre ban-Centre commercial de Jalan Sultan après les pompiers. Je vous attendrai devant. Dans un quart heure…

Malko avait juste le temps de repartir. Il se retrouva dans un quartier de buildings modernes et se gara sur un grand parking. La chaleur était horrible. Il retrouva Lim Soon en face d’un petit bâtiment gris, relativement récent, mais déjà attaqué par l’humidité.

— Allons au Phong-Mun, fit-il, c’est de l’autre côté de la place.

Ils semblaient sortir de vacances dans un sauna en y arrivant… On les installa au premier étage dans une salle vide et une serveuse leur apporta deux bières. Le Chinois eut un petit rire sec.

— Ils n’ont pas le droit de servir d’alcool, n’est-ce pas, mais ici, nous sommes entre Chinois…

La serveuse avait une robe fendue jusqu’en haut Ge la hanche, à faire disjoncter de lubricité n’importe quel ayatollah… Plus une croupe, moulée par la soie rouge, ronde et bien cambrée.

— Vous avez du nouveau ? demanda Malko.

— Katherine, la Singapourienne qui connaît Peggy Mei-Ling, accepte de vous rencontrer. Elle parle anglais et travaille au Sheraton comme femme de chambre. Mais je ne sais pas si elle pourra vous apprendre quelque chose d’intéressant.

— Je verrai bien, dit Malko. Où et quand vais-je la retrouver ?

— Derrière le temple chinois de Sungai Kianggeh, il y a un parking ; vous y entrez par Jalan Elisabeth II. Je lui ai donné le numéro de votre voiture.

Malko se demanda comment il le connaissait…

— Pourquoi pas chez elle ? Ce serait plus discret.

— Sûrement pas, sourit le Chinois. Elle habite avec deux autres filles dans une chambre minuscule qui ne leur sert que pour dormir. A cet endroit-là, personne ne vous remarquera. Il y a souvent des filles le soir, des Indiennes ou des Chinoises qui cherchent des hommes…

Autrement dit, des putes.

Lim Soon vida son verre d’un coup et se leva avec un sourire d’excuse.

— Je dois aller travailler.

Malko le suivit et retraversa la fournaise. Il espérait que la femme de chambre Singapourienne pourrait lui dire quelque chose d’important.


* * *

Il dégringolait des trombes d’eau. A ne pas voir à un mètre. Malko était obligé de laisser ses essuie-glaces en marche, ce qui était bizarre pour une voiture garée. Pas un chat dans le parking… Il se demanda si la Singapourienne allait venir avec un temps pareil… Les putes ne devaient pas faire fortune dans ce pays…

Une silhouette déboula soudain d’une ruelle, courant, protégée par un petit parapluie et s’arrêta à l’entrée du parking. Si minuscule qu’on aurait dit un enfant… Malko donna un coup de phares et aussitôt elle se dirigea vers lui.

Ce qu’il vit d’abord, c’est un petit mufle prognathe avec une énorme bouche repoussée en avant par les dents, des yeux rieurs et bridés, puis quand elle se tourna pour s’installer, une croupe ronde et callipyge… Katherine ne devait pas mesurer plus d’un mètre cinquante, mais c’était une bombe sexuelle. Elle se débarrassa de son ciré, découvrant un pull et une jupe noire avec des chaussures de tennis.

— We go, fit-elle d’un air inquiet. Police…[14]

Malko démarra, regagna Sungai Kianggeh qu’il descendit jusqu’à Jalan Mac Arthur et tourna à gauche, franchissant le pont menant à Kota Batu. La Singapourienne était recroquevillée sur son siège, muette. Malko parcourut trois ou quatre kilomètres, puis repéra sur sa gauche un chemin qui escaladait la colline. Il s’y engagea et finit par stopper sur l’aire d’une station-service fermée. Là, il ne risquait pas d’être dérangé… Katherine s’ébroua et Malko lui sourit.

— Merci d’être venue.

— Mr. Soon, very goodfriend, fit-elle. Dit que vous vouloir savoir choses sur miss Peggy.

— Vous la connaissiez ?

Elle inclina la tête vigoureusement.

— Oui, oui. Je fais chambre tous les matins. Miss Peggy très gentille, me donne toujours dollars, vêtements… Très belle, miss Peggy, beaucoup dollars. Cinéma à Hong-Kong.

Ses yeux brillaient d’admiration. Malko se demanda ce qu’elle pouvait lui apprendre.

— Vous savez pourquoi miss Peggy est à Brunei ? Katherine rit de bon cœur à cette question naïve.

— Pour les hommes, fit-elle. Venue avec Mr Khoo.

— Qui est Khoo ?

— Un monsieur qui amène toujours beaucoup femmes pour le Palais.

Un maquereau.

— Vous connaissiez l’homme qui a disparu, John Sanborn ?

Elle leva le pouce.

— Number one. Il venait souvent Sheraton, toujours très gentil avec moi. Il donnait dollars, je le retrouvais ici, comme vous.

— Ah bon ? Et pourquoi ?

— Ice cream, you like ?[15]

Katherine pouffa carrément, son petit museau levé vers lui. Son regard en disait plus long que toutes les paroles. Apparemment, le chef de station de la CIA disparu aimait bien l’Asie. Le silence de Malko fut mal interprété par Katherine qui, docilement, se pencha sur lui et commença à le caresser. Avant même de s’en rendre compte, elle s’était emparée de lui et l’engloutissait dans sa bouche. La pluie redoublait, les isolant totalement du monde extérieur Katherine se démenait comme un petit diablotin, agenouillée sur le siège voisin de Malko, jouant de la langue et des mains. Voilà ce que signifiait ice cream…

Essoufflée, elle s’arrêta un peu, leva la tête y Malko.

— Comment vous voulez ? Comme Tuan[16], John ?

Sans attendre la réponse, elle se retourna, remonta sa jupe, offrant sa croupe cambrée et nue en un geste sans équivoque… Comme Malko hésitait, elle envoya la main en arrière et tira le membre raidi vers son sexe. Ce n’était pas follement confortable, et même acrobatique, mais Malko s’y enfonça avec délices. Aussitôt, la petite Singapourienne se mit à onduler d’une façon démoniaque, donnant des coups de reins, les deux mains accrochées à la poignée de la portière pour ne pas perdre l’équilibre…

Elle stoppa brusquement quelques instants, retira le sexe et le plaça plus haut entre ses fesses fermes. C’eut été stupide de refuser. Malko plongea dans les reins offerts, avec une facilité qui en disait long sur les mœurs locales. Katherine l’avala sans coup férir, juste un petit gémissement, pépiant ensuite quelques obscénités en pidgin. Elle fit en sorte qu’il explose très vite dans ses reins complaisants…

La Toyota tanguait comme un voilier franchissant les Quarantièmes rugissants…

Katherine se dégagea avec grâce, fit le ménage à coups de kleenex et regarda Malko avec l’air d’un animal heureux.

— It was good ? demanda-t-elle anxieusement. Il n’y avait plus que chez les Chinois qu’on trouvait cette conscience professionnelle… Malko l’assura de sa complète satisfaction, se demandant soudain si le bon Lim Soon ne lui avait pas tout simplement réservé quelques moments de détente. Attention délicate qui ne pouvait guère faire avancer son enquête.

— Fifty dollars, annonça Katherine, revenant au business.

Malko donna l’argent et elle bâilla.

— I must go.

— Wait, fit-il. Tuan John, tu l’as vu souvent avec miss Peggy. Il faisait bang-bang avec elle.

Katherine secoua la tête en riant.

— Non, non, elle faisait bang-bang avec autre orang-putch[17]. Pilote du Sultan. Américain, habite Sheraton aussi. Grand homme.

Elle écartait les bras d’une façon comique… puis se frotta le ventre avec une grimace. Apparemment, elle avait aussi essayé celui-là… Malko cherchait ce qu’il devait encore lui demander.

— Tu as vu Tuan John le jour où il a disparu ?

— Oui, oui, il est venu, pas longtemps.

— Et ensuite ?

— Parti…

— Et miss Peggy ?

— Partie aussi…

— Ensemble ?

— Don ’t know.

Il mit en route, déçu. Katherine était en train d’étaler du rouge sur ses grosses lèvres.

Tout en manœuvrant, il demanda à tout hasard

— Tu n’as pas revu miss Peggy ?

La Singapourienne secoua la tête énergique

— Non, non, mais elle a téléphoné.

— Quoi ?

Il écrasa le frein si brutalement que sa voisine piqua du nez dans le pare-brise. Elle se redressa er riant, un peu effrayée.

Personne n’avait eu de nouvelles de Peggy Mei-Ling depuis sa disparition. La Singapourienne le fixait, étonnée.

— Quand a-t-elle téléphoné ?

— Je faisais chambre, expliqua Katherine, comme toujours onze heures le même jour. Miss Peggy toujours dormir beaucoup tard. Le téléphone sonner, je répondu. C’est miss Peggy. J’entends sa voix, puis homme parle. Il veut je prépare les valises de miss Peggy.

— Et ensuite ?

Malko bondissait de joie intérieurement. La petite Singapourienne ne se rendait pas compte de l’importance de ce qu’elle était en train de révéler. Si Peggy Mei-Ling avait appelé, où se trouvait-elle ? Le téléphone ne marchait pas entre Limbang et Brunei et à cette heure-là, Peggy Mei-Ling se trouvait théoriquement en avion avec John Sanborn.

— J’ai fermé valises, fit Katherine. Après on est venu les chercher

— Qui « on » ? Des étrangers ? Des Brunéiens ?

Elle baissa les yeux, effrayée.

— Police. Pas uniforme.

— Je ne dirai rien, promit Malko, en retrouvant la route goudronnée.

La pluie venait de cesser aussi brusquement qu’elle avait commencé. Il descendit les lacets, pensif. Il tenait enfin la preuve que la disparition de John Sanborn n’était pas ce qu’on avait dit. S’il n’était pas parti avec Peggy Mei-Ling, tout l’échafaudage tombait… Il y avait encore une minuscule chance que l’Américain ait fait prendre les valises par un complice. Ce qu’on allait lui opposer. Il sourit à la Singapourienne.

— Tu connais celui qui a pris les valises ?

— Pas le nom, mais souvent vu dans lobby. Travaille au palais, c’est police.

C’était le dernier clou dans le cercueil. John Sanborn n’avait pas pu bénéficier de la complicité de policiers brunéiens… Joanna avait raison. Il avait été liquidé. Donc, c’était bien une magouille locale.

Une magouille de vingt millions de dollars où déjà homme avait trouvé la mort.

Où était Peggy Mei-Ling ? Tout semblait indiquer qu’elle était toujours à Brunei… Et pourquoi pas à la beach-house du prince Mahmoud ? L’information d’Angelina devenait plus crédible.

Il dévala Kota Batu en bénissant mentalement Lim Soon. L’avenue devant le temple chinois était déserte. Il se glissa dans le parking.

— Veux-tu que je te raccompagne ? proposa-t-il.

— Non, non, protesta Katherine effrayée, je mare à pied. Pas permis ce que je fais…

Malko stoppa au milieu du parking. Katherine lui massa rapidement l’entrejambe d’un geste amical.

— Quand vous me voir, call Mr Soon, fit-elle simplement.

A ses yeux, il n’était qu’un nouveau client. Elle sauta de sa voiture et il l’observa tandis qu’elle s’éloignait, traversant le parking en diagonale. Tout à coup, elle trébucha, comme si elle avait raté une marche, fit deux ou trois pas en zigzag, se retourna, comme pour revenir, puis tomba à genoux !


* * *

Malko bondit de la Toyota, courant jusqu’au corps étendu. Katherine était couchée sur le côté. Il se pencha sur elle. Sa bouche était entrouverte et elle respirait faiblement. Il la mit sur le dos, aperçut ses yeux vitreux aux pupilles révulsées. Incroyable ! Il n’avait pas entendu un bruit, elle ne portait aucune trace de blessure ! Il regarda autour de lui sans rien voir que les voitures vides garées sur le parking.

Soudain, il remarqua une tache rouge sur le cou de la Chinoise. Il avança la main et sentit quelque chose comme une allumette enfoncée dans la chair. Une minuscule fléchette, longue de trois centimètres, avec des plumes au bout.

La Singapourienne eut un spasme ultime et mourut avec un soupir résigné. Malko se redressa, l’estomac noué. On venait de l’assassiner sous ses yeux. Vraisemblablement avec une flèche empoisonnée.

Le cerveau en ébullition, il courut jusqu’à sa Toyota. Au moment où il ouvrait la portière, il sentit un choc léger à côté de sa main. II baissa les yeux et vit une traînée gluante sur la glace. Une coulée glaciale parcourut sa colonne vertébrale.

Une autre fléchette gisait à ses pieds. L’assassin de la Singapourienne était toujours là, tapi dans l’ombre, et tentait de le tuer, lui aussi.

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