Chapitre II

— Nous commençons notre descente sur Bangkok, attachez vos ceintures et redressez vos sièges…

La voix suave de l’hôtesse fit émerger Malko de sa béatitude. Ayant dégusté le caviar et le homard servis après le décollage de Paris, il s’était endormi sans même regarder le film. Le vol Air France étant non-stop, contrairement aux cinq autres vols hebdomadaires sur la Thaïlande, il avait pu récupérer plus de dix heures, couché dans son siège à commande électrique de première classe aussi confortable qu’un lit. Même le petit déjeuner ne l’avait pas réveillé. Il regarda par le hublot les rizières d’un vert cru, sous le soleil brûlant. II aimait l’Asie. En Autriche, il faisait gris et froid. A Paris aussi. Ça commençait mieux que son voyage pour Cuba si tragiquement terminé[6].

Mais pour attraper l’Air France Paris-Bangkok sans escale du vendredi soir, il avait raté le briefing prévu par le chef de station de la CIA à Vienne. Tout ce qu’on lui avait dit, c’est que la Company avait un problème délicat à résoudre dans le Sultanat de Brunei, au nord-ouest de l’île de Bornéo. Au bout du monde…

Malko avait eu beau se creuser la tête, il ne voyait pas ce que la CIA pouvait fricoter avec l’homme le plus riche du monde, Hadj Hassanal Bolkiab Muizzaddin Waddaulah, le jeune Sultan de Brunei.

Les roues du 747 d’Air France touchèrent le sol. Ils venaient de se poser à Don Muang. Un homme massif l’attendait à la coupée en compagnie d’un Thaï qui lui arrivait à peine à la poitrine. Jerry Mulligan, le chef de station de la CIA à Bangkok, qui lui présenta un de ses homologues thaï. Un nom imprononçable. Ce dernier s’écarta discrètement. Mulligan prit Malko par le bras.

Avec son costume clair et son teint brique, il ressemblait à un personnage de Graham Greene. Plus britannique qu’américain.

— Vous avez fait bon voyage ?

— Excellent, fit Malko. Mais je ne suis pas encore arrivé. La suite risque d’être moins drôle.

— Royal Brunei, ce n’est pas Air France, approuva Jerry Mulligan, mais il y a pire et le vol ne dure que trois heures.

Ils passèrent les contrôles de police en trente secondes pour se retrouver dans le salon VIP d’Air France. Jerry Mulligan essuya son front, commanda une bière et sourit à Malko qui demanda un café noir avec beaucoup de sucre.

— Vous allez à la recherche d’un gros paquet de dollars ! annonça-t-il. Amusant, non ?

D’habitude, c’étaient plutôt des tueurs et des voyous qu’il traquait.

— Apparemment, le sultanat en regorge, remarqua Malko.

Jerry Mulligan eut un sourire absent.

— You bet ! Une vraie éponge à pétrole et à gaz naturel. Tout ça acheté d’avance par les Japonais. On a calculé que le Sultan encaisse environ 4 millions de dollars par heure… Ses petites économies s’élèveraient à trente milliards de dollars…

Malko rêvait. Avec quelques miettes de ce fabuleux trésor, il aurait pu remettre son château de Liezen entièrement à neuf… L’Américain regarda sa montre.

— OK, nous n’avons pas beaucoup de temps. Que je vous briefe. Sur place, il n’y a quasiment personne pour vous aider. A part l’ambassadeur, Walter Benson, qui nous aime bien.

C’était rare au State Department.

— Vous voulez enlever le Sultan? demanda Malko.

Mulligan se fendit d’un petit sourire.

— Non, fit-il. C’est un type ok. Il ne conçoit les communistes que cuits et en petits morceaux. Politiquement, il serait plutôt à la droite de Reagan. A ses yeux, George Bush, notre nouveau Président, est un dangereux gauchiste. Lui a résolu tous ses problèmes politiques.


L’opposition est exilée, la police entre les mains de son cousin, l’armée dans celles de son frère et il a toujours un téléphone rouge à portée de la main pour appeler les « Cousins[7] » ou nous, si des malfaisants arrivaient… Mais on ne voit pas très bien d’où…

— Où est la tache dans ce tableau idyllique ?

— Notre histoire a commencé il y a un an, continua Jerry Mulligan.

Le Secrétaire d’Etat George Shultz passant dans le coin a rendu visite au Sultan et l’a trouvé tout disposé à faire quelque chose pour la bonne cause. Shultz a aussitôt parlé des Contras[8], des problèmes avec le Congrès, etc. Avant même qu’il ait fini de parler, le Sultan avait déjà sorti son carnet de chèques.

— Il voulait racheter le Nicaragua aux Sandinistes ?

— Non, mais trois jours plus tard, il a remis au chef de station à Brunei un chèque de 5 millions de dollars.

Un beau geste…

— Vous avez acheté beaucoup de kalachs aux Contras avec ça ? interrogea Malko.

L’Américain émit un soupir découragé.

— Hélas non ! Vous avez entendu parler de l’Irangate ?…

Un ange, les ailes peintes aux couleurs iranoisraelo-américaines s’enfuit dans un envol gluant… Un des plus beaux scandales de l’administration Reagan. La manipulation de fonds secrets pour la « sale » guerre de la CIA…

— To make a long story short, continua le chef de station de Bangkok, l’argent de ce bon Sultan n’a pas été utilisé, bloqué dans un compte secret. Pour éviter des vagues, la Company a refait un chèque de 5 millions plus les intérêts et a chargé il y a quelque temps notre ambassadeur à Brunei de le remettre au Sultan en mains propres avec nos remerciements.

— Et alors, il l’a refusé ?

Mulligan secoua lentement la tête.

— Non, mais on a eu une très, très mauvaise surprise…

Un haut-parleur crachota une annonce où Malko saisit les mots Brunei, gate number 32. Son vol était annoncé.

Vous allez me raconter la suite en route, dit-il.


* * *

— Le Sultan Hassanal Bolkiah a été étonné, lança Jerry Mulligan, marchant dans le couloir à côté de Malko. C’était bien la première fois que quelqu’un lui rendait de l’argent. Bien que pour lui, cinq millions ce soit comme un dollar pour vous.

Mais il était touché… Il a quand même demandé gentiment si on avait fait un bon usage des autres vingt millions de dollars. N’en ayant jamais entendu parler, Walter Benson a promis de se renseigner. Notre chef de poste étant en vacances, il a câblé à Langley. Qui lui a répondu que le Sultan n’avait jamais donné que cinq millions de dollars. Et c’est là où ça a dérapé.

— C’est-à-dire ?

— Walter Benson n’est pas un diplomate de carrière. Il s’est retrouvé à ce poste pour avoir rendu de grands services au parti Républicain. Dans le civil il est avocat. Et il a réagi comme un avocat.

— Comment ça ?

— II a demandé une nouvelle audience au Sultan. Et lui a expliqué, la bouche en cœur, qu’il devait s’agir d’une erreur, car la Company n’avait jamais touché ces vingt millions de dollars. Aussi sec, le Sultan Bolkiah a convoqué son Premier aide de camp, celui qui fait les chèques et l’a interrogé. L’autre a montré des talons de chèque, trois pour la somme indiquée, à l’ordre d’une de nos infrastructures, la même que celle qui avait reçu les cinq millions de dollars…

« Le Premier aide de camp, un certain Al Mutadee Hadj Ali, a même précisé qu’il avait remis ces chèques à notre chef de station. Penaud, l’ambassadeur a battu en retraite, persuadé que nous lui jouions un tour de cochon. Il a expédié un câble furibond à Langley et, dès que le chef de station est rentré de vacances, l’a interrogé.

« Ce dernier, John Sanborn, est tombé des nues. Il a aussitôt demandé audience au Premier aide de camp qui a refusé de le recevoir mais a maintenu au téléphone lui avoir remis ces trois chèques…

Ils étaient arrivés à la porte 32. Malko commençait à s’intéresser à cette histoire de chèques baladeurs.

— Et ensuite ?

— La situation s’est aggravée, fit piteusement Jerry Mulligan. Notre ambassadeur a reçu une lettre officielle très sèche du Premier aide de camp, disant que le Sultan tenait absolument à savoir ce qu’était devenu cet argent et à le récupérer s’il n’avait pas été utilisé. Pour faire bon poids il a envoyé copie de la lettre à Shultz !

« L’horreur, quoi.

— Alors, vous les avez retrouvés, ces vingt million de dollars ?

— Hélas, non, soupira d’un ton lugubre l’Américain. Nous avons passé sans succès au peigne fin tous nos comptes éparpillés un peu partout. Sans succès.

— Et ce John Sanborn ? C’est tentant une somme pareille pour un fonctionnaire gagnant 3500 dollars par mois…

Jerry Mulligan eut un regard de commisération.

— Vous pensez bien qu’on a mis la pression sur lui. Qu’on a vérifié tout ce qu’on pouvait vérifier. Sans résultat. Pour éclaircir les choses, nous l’avons convoqué à Langley.

— Et qu’a-t-il dit ?

— Rien. Parce qu’il a disparu entre-temps.

Malko le fixa, interloqué

— Disparu ?

— Il est parti un matin de chez lui pour aller au bureau, au volant de sa Range-Rover, et on ne l’a jamais revu. La voiture a été retrouvée à Limbang dans l’Etat malais du Sarawak où il n’est pas entré officiellement…

— L’histoire me paraît assez claire, hélas, remarqua Malko avec un sourire amusé… Avec vingt millions de dollars on peut se refaire une vie agréable. Vous devriez rembourser le Sultan et oublier.

Jerry Mulligan émit un soupir agacé.

— Où voulez-vous qu’on prenne cet argent ? Le directeur général refuse de le ponctionner sur le budget normal et, depuis I’Irangate, nous n’avons presque plus de fonds secrets. Quant au State Department, il ne veut même pas en entendre parler. Shultz a piqué une colère effroyable en nous disant que la Company était responsable. Qu’on se démerde. On ne va quand même pas faire la quête… Et si le Congrès s’empare de cette histoire, ça va être terrible.

— Mais qu’est-ce que je vais faire, à Brunei ? protesta Malko.

— Trouver la vérité. Il y a des choses qui…

Une hôtesse en sari s’approcha de Malko avec un sourire contraint.

— Sir, vous êtes le dernier passager, on va fermer les portes…

Jerry Mulligan poussa Malko vers la passerelle.

— L’ambassadeur vous racontera la suite. Good luck.


* * *

Une somptueuse coupole d’or dominant une forêt de toits étincelait au bord d’un fleuve boueux : le palais de Sa Majesté Paduka Sen Baginda Hadj Hassanal Bolkiah Muizzadin Waddaulah, maître absolu de Brunei… Le 737 s’inclina et Malko aperçut un peu plus loin un classique bidonville malais, des baraques en bois au toit de tôle construites sur pilotis le long du fleuve. Comme dans n’importe quel pays sous-développé. L’homme le plus riche du monde ne partageait pas. L’agglomération était cernée par une jungle verte et dense s’étendant à perte de vue, mourant à l’ouest dans la mer de Chine. Le dôme d’or d’une mosquée ressortait de l’océan des toits de tôle, comme un bijou.

Malko rassembla ses affaires. Qu’allait-il découvrir dans ce bout du monde cousu d’or ? Une femme en robe longue, les cheveux cachés par un foulard, balayait un couloir qui n’avait jamais connu la poussière. L’aérogare minuscule et ultramoderne ressemblait à un hôpital. Partout des panneaux clamaient que le trafic de drogue était puni de mort à Brunei. Dehors, il tombait des cordes. Une grosse averse tropicale qui brouillait les formes des objets…

Il était à peine cinq heures de l’après-midi et déjà lumière du jour baissait.

En cinq minutes, Malko eut loué une Toyota toute neuve et fonçait vers Bandar Sen Begawan, capitale du minuscule Etat, sur une somptueuse autoroute déserte, véritable tranchée creusée dans la jungle. Il arriva dans le centre. On se serait cru dans une petite ville de province, avec de la végétation partout, quelques bâtiments modernes et de grandes avenues aux feux de signalisation aussi longs qu’à Zurich. Une Mercedes 600 blanche, avec une plaque BG[9] le doubla avec un bref coup de klaxon et passa tranquillement au rouge…

Il trouva le Sheraton presque par hasard, un petit hôtel tout juste digne d’une banlieue américaine.

Il faut dire que personne n’avait vraiment de raison de venir à Brunei. Le Sultan n’encourageait pas le tourisme et les besoins du pays étaient très limités, Sa chambre était petite et sentait le moisi.

On ne lui avait rien demandé à l’aéroport et n’avait pas vu un seul policier. Il composa le numéro de l’ambassade américaine, qui sonna dans le vide jusqu’à ce qu’un gardien lui apprenne en mauvais anglais que l’ambassade était fermée.

Il n’avait plus qu’à attendre le lendemain. Un peu abruti par son long voyage, il décida de se reposer.


* * *

De gros nuages noirs filaient vers la mer de Chine. A peine son café avalé, Malko appela l’ambassade. Cette fois, il obtint la secrétaire de l’ambassadeur qui lui annonça

— M. l’ambassadeur est à Singapour, il rentre tout à l’heure. Puis-je vous aider ?

— J’ai besoin de l’adresse de John Sanborn, demanda Malko après s’être fait connaître.

C’est sur Jalan Kota Batu, expliqua la secrétaire. Sur le simpang 782, une maison jaune sur pilotis. A environ sept miles de Subok Bridge. Mais je ne sais pas si sa femme est là.

— Je viendrai voir l’ambassadeur plus tard, prévint Malko.

Le temps d’une douche, il était dans le lobby. Dehors, la chaleur était abominable. Il prit sa Toyota et enfila Sungai Kianggeh, descendant vers la Brunei River.


* * *

La Jalan Kota Batu s’étirait le long du bras de mer limoneux baptisé Brunei River qui arrosait Bandar Seri Begawan, se terminant en marécage au cœur de la jungle. Une interminable route qui épousait les sinuosités de la Brunei River parcourue par des dizaines d’embarcations à moteur.

Toutes les maisons se trouvaient sur la gauche de la route, étagées sur les collines couvertes d’une végétation luxuriante. Des chemins – les simpangs – s’enfonçaient perpendiculairement à Kota Batu. Malko trouva facilement le 782 et la maison jaune sur pilotis. Une Ford Escort blanche était garée devant. Mrs John Sanborn était là. Malko gara sa Toyota à côté et sonna.

La porte s’ouvrit très vite sur une apparition de rêve : une femme brune très grande, à la poitrine généreuse, difficilement contenue dans un maillot une pièce noir, des jambes de star et des lunettes noires. Juchée sur des mules en plastique transparent qui la grandissaient encore.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

— Madame Sanborn ?

— Oui. Je suis Joanna Sanborn.

— Mon nom est Malko Linge. Je suis envoyé par l’ambassade. Au sujet de votre mari. Puis-je entrer ?

Mrs Sanborn le précéda jusqu’à une petite piscine derrière la maison et lui désigna un fauteuil de toile en face de sa chaise longue. Elle ôta enfin ses lunettes noires et il découvrit des yeux gris pleins de tristesse Une bouteille de Cointreau était posée sur une table basse à côté d’elle, avec un verre plein de glaçons Elle s’en servit un peu avant de demander d’une voie teintée d’amertume

— Je suppose que vous venez essayer de me tirer les vers du nez ? Pour savoir où mon mari se cache. Vous n’êtes pas le premier…

— Je n’ai rien de pareil en tête, se défendit Malko mal à l’aise.

La chaleur était accablante, elle ne lui avait rien offert à boire. Il était fasciné par la naissance de ses seins admirables. Comment John Sanborn avait-il pu laisser une femme comme ça derrière lui ?

— Je ne connais pas bien l’affaire, affirma-t-il. Aussi j’aimerais comprendre.

Joanna Sanborn le regarda droit dans les yeux et dit d’une voix posée

— Mr Linge, mon mari a été assassiné. Je l’ai déjà dit mais personne ne veut me croire.

— Assassiné ! dit Malko un peu étonné. Comment le savez-vous ?

Joanna reversa un peu de Cointreau sur les cubes de glace. De fines gouttelettes de transpiration perlaient sur ses seins. Ses yeux brillaient de larmes.

— J’en suis sûre, martela-t-elle, même si je n’ai aucune preuve. Quelqu’un a escroqué ces vingt millions de dollars et on veut faire porter le chapeau à mon mari.

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