AI Mutadee Hadj Ali laissa errer son regard un instant sur la vaste pelouse descendant jusqu’au fleuve qui bordait l’enceinte du palais du Sultan, puis reprit sa lecture. Des cliquetis étranges filtraient à travers les murs, comme une mitraillade lointaine. Les quinze secrétaires qui tapaient tout le courrier officiel. Son bureau en boiseries claires, faisait ressortir le somptueux meuble Boulle commandé chez Claude Dalle à Paris, étouffait les bruits grâce aux vitres blindées et à l’épaisse moquette beige. Il pleuvait de nouveau sur Brunei comme tous les jours et le souverain avait décommandé sa partie de squash quotidienne. Posé sur le bureau en face de Hadj Ali, un des quatre téléphones permettait à son maître de l’appeler à n’importe quelle heure. Lorsqu’il quittait son bureau, il portait en permanence à la ceinture un « bip » répondant au même but. Revers d’une situation que tout le monde lui enviait. II était pratiquement le seul à rencontrer le sultan Hassanal Bolkiah plusieurs fois par jour. Et à lui servir de mémoire, de cerveau même et à l’occasion de confident involontaire… Rôle si important que sa nouvelle et ravissante épouse en avait pris ombrage.
L’ex-hôtesse de l’air, reléguée dans son palais de Jerudong, était persuadée, à tort, que Hadj Ali lui mettait des bâtons dans les roues, au profit de la Première épouse. Le Premier aide de camp en au été bien incapable, même s’il l’avait voulu, le Su étant fou amoureux de Mariam.
Hadj Ali reprit sa lecture. Le document, apporté quelques minutes plus tôt par un coursier discrètement par l’arrière du palais, comme tous visiteurs non officiels, émanait de Guy Hamilton.
Le vieux Britannique, du temps où il dirigeait encore Special Branch, avait suivi la jeune carrière de Hadj Ali, quand celui-ci n’était encore que Troisième aide de camp et l’avait discrètement aidé, grâce aux liens qu’il entretenait avec le Premier aide de camp de l’époque. La Special Branch « brunéisée », Hamilton continuait à fréquenter assidûment le Palais où se trouvait son centre nerveux et archives. Bien entendu, il faisait bénéficier Hadj de toutes ses informations, enfin presque toutes…
Sa lecture terminée, le Premier aide de camp replia pensivement le document et décrocha un des qua téléphones, pour composer lui-même le numéro Guy Hamilton.
— Vous avez lu ? demanda le Britannique, dès qu’il eut identifié la voix de son correspondant.
Entre eux, ils se comprenaient à demi-mot.
— Oui, répliqua Hadj Ali. Que conseillez-vous ?
— Il ne faut pas laisser les choses aller trop loin. dit le Britannique.
Sa voix était légèrement pâteuse et cela agaça Hadj Ali. L’autre s’était encore noyé dans une bouteille de Bordeaux. Lui ne buvait qu’exceptionnellement. Il rétorqua un peu sèchement, avant de raccrocher
— Merci de votre conseil. Je vais étudier le dossier.
Il n’en eut pas le temps. Le téléphone doré qui le reliait directement au Sultan se mit à sonner. Hadj Ali répondit aussitôt.
— Pengiran, pouvez-vous venir ? fit la voix douce du Sultan.
Celui-ci était toujours extrêmement poli avec son entourage. Hadj Ali se leva aussitôt. Il était séparé des appartements privés du Sultan, au même étage que son bureau, par un couloir de 50 mètres. La résidence du Sultan s’étalait sur trois niveaux de 600 mètres carrés chacun. Avec des salons, une salle de projection, une autre pour abriter les maquettes L du souverain, une encore pour ses gadgets.
Devant chaque ouverture des appartements privés un gurkah en uniforme vert montait la garde. Seuls quelques serviteurs avaient le droit de pénétrer dans cette zone. Chaque porte avait une serrure à ouverture digitale dont les codes n’étaient connus que d’une poignée de gens…
Avant de quitter son bureau, Hadj Ali prit une boîte de chocolats Boissier, l’inventeur du marron glacé, ramenée de Paris par un Libanais qui s’occupait des menus plaisirs du palais, des friandises pour les femmes. Un certain Samir qui était parvenu à se faire un ami du Premier aide de camp, grâce à un mélange d’efficacité, de cynisme et de servilité bien oriental. Au moment où il allait franchir la porte, un des téléphones sonna. Le rouge. Celui réservé aux seuls membres de la famille royale. Il revint sur ses pas et décrocha.
— Allô ?
— Pengiran ?
La voix aigue de la Seconde épouse.
— A vos ordres Pengiran Isteri Hadjah Mariam. J’allais voir Sa Majesté et…
— Les travaux de ma salle de bains n’avancent pas, coupa la Seconde épouse. Les dalles de marbre ont été posées n’importe comment.
Hadj Ali sentit son front se couvrir de sueur. Le Sultan avait horreur d’attendre. Il pouvait le congédier sur un coup de tête. Et cette salope, s’il lui raccrochait au nez, irait se plaindre à son maître… Comme ce dernier faisait ses quatre volontés… Il songea à une astuce pour s’en sortir, abonda dans le sens de la jeune femme et conclut
— Je vais venir examiner la salle de bains de Votre Altesse immédiatement… affirma-t-il de sa voix plus servile…
Il raccrocha, coupant court à tout commentaire fonça aussitôt dans le long couloir…
Le sultan Hassanal Bolkiah portait une chemise mauve et des pantalons bouffants à la Malaise. Assis derrière son bureau – autre création de Claude Dalle, il examinait distraitement des papiers. Il venait vraisemblablement de descendre de sa chambre où on avait installé un gigantesque lit de 5 m sur 5 traité, soieries et applications de miroirs à facettes biseautées et exécuté par l’atelier Romeo de Claude Dalle en face d’un énorme écran de télévision. Aménagement réalisée par les Coréens de Samsung.
Hadj Ali posa la boîte de chocolats sur le bureau et attendit.
— Pengiran, dit le souverain, faites sortir la Rolls 4 X 4, nous allons chez Son Altesse la seconde épouse Isteri Hadjah Mariam.
Il ouvrit la boîte de chocolats et en prit un tandis que le Premier aide de camp sortait à reculons.
Le Sultan possédait vingt-six Rolls dont une transformée en « Range-Rolls » avec quatre roues motrices, Un caprice unique au monde qui avait coûté dix minutes d’extraction de pétrole…
Avant de refermer la porte, le Premier aide de camp annonça :
— Son Excellence l’ambassadeur des Etats-Unis a demandé une audience à Votre Majesté…
Le Sultan eut un sourire ironique.
— Il a décidé de me rendre mon argent… Je ne veux pas le voir pour le moment.
Hadj Ali referma la porte, ignorant le gurkah transformé en statue et se hâta dans le couloir recouvert de moquette jaune. Pensant à la note de son ami Guy Hamilton. Il était assis sur un volcan.
Malko monta l’escalier menant au premier étage la City Bank dans Jalan Pemancha, en plein cœur Bandar Sen Begawan. Un coup de fil d’Angelina Fraser, une heure plus tôt, lui avait appris qu’on murmurait au Jerudong Country Club que Peggy Ling se trouvait dans la beach-house du prince moud, plus connu sous le nom de « Sexme ». Cependant, personne ne l’avait vue et pouvait n’être qu’une rumeur.
Une secrétaire mafflue leva un œil sur lui.
— Mr Lim Soon ? demanda Malko.
Il prit une de ses cartes et griffonna : de la part de Walter Benson.
— Asseyez-vous, dit-elle.
Il prit place à côté d’une ravissante jeune Malaise, jambes gainées de bas blancs en dépit de la chaleur de bête, vêtue d’un tailleur de toile verte, en train de lire le Financial Times. La veste du tailleur entrouvrait sur une poitrine qui n’aurait pas déparé bas-relief érotique hindou. Elle lui adressa un bref regard et reprit sa lecture.
Quelques instants plus tard, la porte vitrée d’un bureau s’ouvrit sur un petit Chinois à la tête ronde et au regard perçant qui fonça vers Malko.
Lim Soon, se présenta-t-il. Vous venez de la part de mon ami Walter.
— Exact.
La jeune femme avait replié son Financial Times. Elle interpella le Chinois d’une voix amusée
— Vous m’avez oubliée, Mr Soon.
Mr Soon se confondit en excuses.
— Pas du tout, protesta-t-il, mais vos documents sont pas prêts.
La jeune femme écoutait, attendant visiblement qu’on lui présente Malko. Le Chinois s’empressa de le faire.
— Mr Malko Linge, un ami de l’ambassadeur américain. Datin Alya Hadjah Azizah, cousine de Son Altesse le Sultan, Hadj Hassanal Bol Muizzaddin Waddaulah. Une fidèle cliente de la banque…
II égrenait les titres d’une voix monocorde. Malko l’admira de les retenir tous par cœur… Hadjah Azizah lui tendit une main fine aux ongles interminables pourpres comme du sang. Ses lèvres épaisses se retroussèrent en un sourire sensuel.
— J’espère que vous vous plaisez à Brunei Mr Linge
Malko effleura les doigts d’un baisemain léger, puis croisa longuement son regard.
— Ma joie sera encore plus grande si j’ai le plaisir de vous revoir,
dit-il.
Lady Alya Hadjah Azizah sourit sans répondre dit au Chinois
— J’ai rendez-vous au tennis… Je reviendrai plu tard.
Elle s’éloigna en balançant très légèrement se hanches en amphore, comme une personne de sa condition aime le faire quand elle désire plaire. Lim Soon se pencha vers Malko.
— Elle a du sang chinois, c’est pour cela qu’elle est si belle ! dit-il, mi-figue mi-raisin. Mais c’est rare qu’elle parle à des étrangers. Du moins ici à Brunei. A Londres où elle a un appartement c’est différent.
— Venez dans mon bureau.
Visiblement les yeux dorés de Malko ne l’avait pas laissée indifférente… Lorsqu’ils furent installés, Chinois alluma une cigarette et demanda
— Que voulez-vous savoir ? Walter Benson m’a dit que vous enquêtiez sur la disparition des vingt millions de dollars…
— Je voudrais comprendre le système bancaire du Sultan, dit Malko. Peut-être pouvez-vous m’aider. D’abord, qui signe les chèques ?
— C’est très compliqué, cela dépend de la nature dépenses. Mais dans ce cas précis, il s’agit d’un compte que le Sultan possède à l’International Bank Brunei.
J’avais vu la photocopie du chèque de millions. Il semble que les autres aient été tirés sur le même carnet. Il y a deux signatures. Celle du Sultan et celle du Premier aide de camp, Al Mutadee Hadj Ali.
— Et ensuite ?
— C’est difficile à dire. Même si l’ordre était indiqué, ils ont pu être endossés. J’ai déjà effectué une petite enquête à Singapour sans résultat.
— Il n’y a pas de comptes à numéros là-bas ?
— Non. Mais ces chèques ont pu être envoyés en suisse, aux Bahamas, dans n’importe quel paradis fiscal.
— Ont-ils été débités ?
— Oui. Le Premier aide de camp a fait parvenir à l’ambassadeur la photocopie des débits. Trois chèques de 7,5 millions de dollars, un de 5. Le compte de John Sanborn a bien entendu été contrôlé.
Bien sûr. Ici et à Singapour. Mais on ne peut pas vérifier toutes les banques du monde…
Le muezzin de la mosquée Omar Ali Saifuddin se mit à ululer et le Chinois grimaça, agacé.
— Avez-vous une hypothèse ? demanda Malko.
Lim Soon eut un sourire ambigu.
— Hadj Ali soutient que c’est John Sanborn qui venu chercher les chèques. Or, ce dernier a disparu…
— Vous pensez qu’il est coupable ?
— Comment connaître les gens ? fit le Chinois avec geste évasif.
C’est possible… Mais pas certain.
— Et cette Chinoise. Peggy Mei-Ling ?
L’autre haussa les épaules.
— Oh, c’est une pute de Hong-Kong. Il y en a souvent. Elles reçoivent 15 000 dollars pour le weekend et plus si elles plaisent. Le frère du Sul Mahmoud, en fait une grosse consommation… C’est curieux que John Sanborn soit parti avec une fi comme ça.
Malko sentait qu’il n’y croyait pas trop.
— Vous avez bien une idée, vous ? insista-t-il.
Lim Soon mit un bon moment à répondre, un rire embarrassé bien asiatique…
— D’abord, fit-il, je ne crois pas que ce soit Sanborn. C’est un de mes clients, je le connais.
Moi, je pense qu’on a voulu voler le Sultan. C’est facile, il ne sait pas ce qu’il possède… A deux cent millions de dollars près… Il a de l’argent partout, si les Américains n’avaient pas rendu les cinq millions de dollars, il n’aurait jamais rien découvert. Il s’en moque. Seulement, ça l’a vexé que des étrangers le volent et maintenant il est fou furieux.
— Qui peut avoir voulu l’escroquer ?
Lim Soon jouait avec un crayon. Ses yeux noirs étaient sans cesse en mouvement.
— A mon avis quelqu’un du Palais.
— Qui s’occupe de ses affaires ?
— Al Mutadee Hadj Ali.
— Il n’aurait pas dénoncé le voleur ?
Pas forcément. Il a pu avoir peur de se taire congédier. C’est lui qui promène l’attaché-case du Sultan avec les chéquiers, l’argent liquide, les bijoux, qui paie toutes les factures… Et Hassanal Bolkiah n’est pas tendre. Nous sommes dans un pays musulman. On ne coupe pas la main des voleurs, mais or n’en est pas loin.
Malko sentait que le Chinois ne lui disait pas vraiment le fond de sa pensée… Il insista.
— Et si c’était Hadj Ali lui-même ?
— Risquer de tout perdre pour vingt millions de dollars, c’est idiot, objecta le Chinois. Il peut en prendre dix fois plus en restant… Mais il est très jeune, lui aussi.
Malko repensa soudain à une confidence de Joanna Sanborn.
— Il paraît que la nouvelle épouse du Sultan veut se débarrasser de lui ?
Un éclair amusé passa dans les yeux noirs de Lim Soon.
— Vous êtes bien informé pour un homme qui n’est à Brunei que depuis quelques jours. On le dit, mais au Palais…
— Si c’était vrai, insista Malko, cela serait une explication…
— Bien sûr, dut avouer le Chinois. Mais qui va enquêter sur Al Mutadee Hadj Ali ?
Un ange malais traversa le bureau et s’enfuit vers le Kampong Ayer.
— Moi, dit Malko.
Lim Soon éclata de rire.
— Vous ne pourrez même pas pénétrer au palais. Vous ne réalisez pas la puissance d’un homme qui voit le Sultan plusieurs fois par jour…
Malko reconstruisait l’histoire dans sa tête.
— Si c’était ce Hadj Ali, demanda-t-il. John Sanborn aurait donc été assassiné, comme sa femme le prétend, pour porter le chapeau. Disparu ou mort, il fait un coupable parfait… Mais s’il a été tué, il a fallu des complicités.
Lim Soon le regarda avec commisération.
— Mr Linge, dit-il doucement, nous sommes à Brunei. Ici tout part et tout revient au Palais. Si demain, Hadj Ali décide qu’il ne m’aime pas, je serai jeté dans un avion pour Singapour avec toute ma famille. Il n’y a pas de loi, pas de Parlement, pas d’opinion publique, seulement la volonté du Sultan et de son entourage. Moi, je vis ici depuis douze ans, on ne m’a jamais donné un visa permanent. Parce que je suis chinois.
« Le chef de la police est le cousin du Sultan. Sur un seul mot de Hadj Ali, il vous expulse. Et puis, il y a les « boys » de Guy Hamilton. Ils assurent la sécurité rapprochée du Sultan avec les gurkahs et les besognes « spéciales ». Ce sont des tueurs et ils sont protégés par le Palais. Ils peuvent vous abattre dans le lobby du Sheraton devant cinquante personnes en étant certains de l’impunité…
— On doit quand même pouvoir se renseigner sur Hadj Ali, insista Malko.
Lim Soon rit encore de bon cœur.
— Absolument tout ici passe par lui. Je vous le dis il est in-tou-cha-ble.
Le silence retomba dans la pièce, troublé seulement par le ronronnement du climatiseur. Malko n’avait guère avancé. Il avait bien un coupable possible, mais autant hors de portée que s’il était sur la Lune… Lim Soon regarda sa montre et se leva
— J’ai un board meeting[13]. Je dois vous quitter.
Il le raccompagna à l’ascenseur et lui serra longuement la main. Au moment où Malko entrait dans la cabine, il dit d’une voix empreinte de gravité
— Mr Linge, Walter Benson m’a parlé de vous. Et de vos mérites. Vous avez toute ma sympathie. Je vais vous dire le fond de ma pensée. John Sanborn a été assassiné. On ne retrouvera jamais son corps. Si vous vous approchez de l’entourage du Sultan, vous vous heurterez immédiatement à la loi non écrite du pays et aux tueurs de Hamilton. Personne ne vous aidera. Repartez. Ce serait bête de terminer à Brunei une aussi brillante carrière que la vôtre.