Chapitre 10
A l'autre bout, à près d'un mètre sous terre, un énorme bambou, mesurant à cette échelle un diamètre colossal, apparaît au plafond d'une grande salle, très colorée. À en juger par le mobilier, il s'agit d'une chambre à coucher, car il n'y a qu'un lit qui occupe les deux tiers de la pièce. Tissus soyeux aux murs, coussins fleuris en soie de chenille élevée sous la mère, gigantesques duvets d'oie qui font office de moquette, plus épaisse qu'une tranche de pain de mie.
Une dizaine de jeunes créatures étaient confortablement installées avant l'arrivée impromptue de cet énorme bambou qui a détruit le plafond. Ce sont des femelles de la tribu des Koolomassaïs, habitants de la Cinquième Terre. Elles sont toutes plus jolies les unes que les autres et sont toutes très occupées. Une moitié d'entre elles se vernit les ongles, tandis que l'autre se fait des tresses en coquillages.
Le produit qui a coulé dans le bambou arrive à destination et imbibe le bout de la racine. D'un seul coup, un magnifique bouquet de fleurs explose de couleurs. Il y en a de toutes sortes et de toutes formes. Une seule reste fermée, comme un gros bouton rouge qui ne demande qu'à s'ouvrir. D'ailleurs ça ne va pas tarder puisqu'il y a quelque chose qui gigote tellement à l'intérieur que le bouton n'en peut plus. Il éclate d'un seul coup comme un ballon et Arthur tombe directement sur le lit, comme une fleur au milieu de ces jolis brins de filles. Il reprend ses esprits, crache quelques morceaux de plume d'oie et constate assez rapidement que la transformation a bien marché. Il est à nouveau minimoy. Ses mains n'ont plus que quatre doigts, ses oreilles sont allongées et gentiment poilues et il ne mesure plus que quelques millimètres. Avant on disait de lui qu'il était haut comme trois pommes, maintenant il en faudrait au moins trois comme lui pour en faire une. Après s'être observé quelques instants avec une satisfaction évidente, il sourit à toutes ces jeunes filles qui ont toutes la bouche ouverte d'étonnement, encore sous le choc de cette apparition.
- Bonjour, les filles ! lance Arthur en levant la main, histoire de détendre l'atmosphère.
Les filles en question se mettent toutes à hurler. Il n'a pas dû choisir les bons mots, mais il est vrai que son expérience en matière féminine est encore limitée. D'ailleurs, la seule fille qu'il connaisse est une princesse, ce qui fausse terriblement les statistiques. Arthur essaye de s'excuser du dérangement mais les hurlements, dignes d'un film d'épouvante, couvrent sa voix.
- Ce ne sont que quelques fleurs... tente-t-il en vain d'expliquer. C'est alors que la porte de la chambre explose littéralement et le maître des lieux fait son entrée, un couteau deux cents fonctions à la main. « Il va le payer cher, l'intrus qui a osé forcer la porte de mon harem ! » peut-on lire entre les rides qui ornent le front de cet athlète. Mais d'un seul coup les rides disparaissent. Il plisse un peu les yeux et un large sourire laisse apparaître sa formidable dentition.
- Arthur ?! s'écrie avec enthousiasme le Koolomassaï en découvrant son ami.
L'enfant plisse les yeux à son tour. Il ne réagit pas très vite, mais vu ce qu'il vient de subir, personne ne lui en veut vraiment. Arthur regarde le Koolo et le reconnaît grâce à son chapeau.
- Max ?! bredouille le gamin, encore hésitant.
- Oui, c'est moi ! lui répond-il en l'attrapant comme du bon pain. Comme je suis content de te revoir, vieille crapule !
Et voilà qu'il lui tape dans le dos, comme sur un vieux tapis. C'est bien Max. il en a la voix et les manières. Ils s'étaient rencontrés au cours du premier voyage d'Arthur. Lui et Sélénia avaient atterri dans ce bar infâme que tenait Max. C'est là qu'ils avaient rencontré Darkos, le fils de M, qui, grâce à sa bêtise, les avait amenés jusqu'au repaire du maudit.
Arthur affiche maintenant un grand sourire, trop content d'être tombé en terrain ami.
- Dis donc, tu t'embêtes pas ! Tu viens directement chez moi me voler toutes mes femmes ?! Ta princesse ne te suffit plus ?! plaisante Max, mais Arthur est encore trop jeune pour plaisanter sur ce sujet.
- Pas du tout ! explique-t-il. Je suis tombé ici par hasard ! C'est le guerrier matassalaï qui cherchait un terrain tendre et...
- Et il a trouvé l'endroit le plus tendre de toute la Cinquième Terre ! lui répond Max, avant que le gamin ne puisse finir sa phrase. Mes jolies, je vous présente Arthur, prince des Premières Terres ! lance Max à voix haute.
La présentation est bien alléchante et toutes les jeunes filles lui disent bonjour, plus charmeuses les unes que les autres. Un vrai concours de battements de cils.
- Arthur, je te présente Lila, Loula, Leïla, Lola, Liula, Loïla et Lala ! annonce fièrement Max.
-... Ah ! Là, là ! répond Arthur qui n'a trouvé que ça pour exprimer ce qu'il ressent.
Max éclate de rire tandis que ses sept femmes ricanent entre elles, comme des petites souris.
- Mets-toi à l'aise, mon gars ! lance Max en claquant des doigts.
Aussitôt, Leïla s'approche d'Arthur et lui met un petit linge chaud sur la figure, tandis que Lola et Loula lui enlèvent ses chaussures. Liula et Lila se sont mises derrière lui et massent gentiment ses épaules, c'est leur spécialité. Quant à Lala, elle se place face à Arthur et se contente de lui sourire. Lala est très connue pour son sourire. Il est si apaisant qu'on le compare souvent à celui d'une lune d'été. Un sourire de Lala, c'est comme prendre une semaine de vacances ! Et puis, elle a des yeux amande tellement beaux qu'on s'y perdrait avec plaisir. Mais Arthur n'a ni une semaine de vacances, ni le temps de se perdre. Il se redresse un peu et balbutie quelques excuses, mais Lala le pousse tout à coup et Arthur s'enfonce davantage dans les plumes d'oie.
- Jack-fire pour tout le monde ! propose Max qui sourit comme dans une pub pour dentifrice.
Lui, quand il sourit, on n'a pas l'impression de prendre une semaine de vacances, mais plutôt un an de prison. Les filles trinquent entre elles et s'enfilent leur jack-fire comme du petit lait. Arthur tient son verre à distance, incommodé par la mousse et la fumée qui s'en dégage. Arthur est calé entre sept magnifiques créatures allongées sur un lit des plus douillets, aussi relaxant que le pire des feuilletons télé. Arthur se dit que beaucoup de ses camarades seraient ravis d'être à sa place.
Mais il a la tête ailleurs. Probablement posée sur l'épaule de Sélénia, sa princesse adorée qu'il est venu sauver. Arthur se redresse, donne son verre à Leïla et tente d'échapper au sourire ravageur de Lala qui, visiblement, commence à tomber un peu amoureuse de notre héros. Il faut avouer que quelques taches de rousseur et un pedigree de prince rendent un homme irrésistible. Mais cet homme est encore un enfant, et un enfant avec une mission, c'est plus têtu qu'une mule avec une carotte.
- Max ! Je te remercie pour ton accueil, mais l'heure est grave ! Les Minimoys sont en danger ! lâche Arthur, aussi sérieux qu'un croque-mort.
Une telle annonce casse forcément un peu l'ambiance et les jeunes filles se tournent vers Max, ne sachant pas quoi faire.
- Les Minimoys en danger ? En es-tu sûr ? Car hier encore, je leur ai livré des centaines de fleurs pour leur cérémonie annuelle de la marguerite ?! s'étonne le patron des lieux. Arthur lui parle alors de l'araignée et de son message, du grain de riz qui vole dans le salon, de la panique qui s'en est suivie et de la course effrénée dans la nuit pour rejoindre la maison.
- Et puis il y a eu ce satané nuage ! Impossible de prendre le rayon ! Alors les guerriers m'ont fait passer par les lianes et voilà comment je suis arrivé jusqu'ici ! Désolé pour le plafond ! explique Arthur avec précipitation.
Max n'a pas tout compris, peu habitué à ces voyages interdimensionnels. Le patron réfléchit un instant. M le maudit ayant été écarté dans la précédente aventure, il ne voit vraiment pas ce qui pourrait menacer ainsi le peuple minimoy. Aucun cours d'eau débordant de son lit n'a été signalé, aucune démolition en perspective. Même l'été, plutôt clément, semble bien disposé à laisser gentiment sa place à l'automne.
- Tu es sûr de ton coup ? demande Max.
- J'en serai sûr quand j'aurai vu Sélénia, Bétamèche et le roi en bonne santé ! répond Arthur, bien décidé à aller jusqu'au bout. Peux-tu m'emmener jusqu'à leur village ? demande Arthur, de sa petite voix irrésistible.
Max semble un peu contrarié. Vu les tenues affriolantes de toutes ces jeunes femmes, il avait forcément prévu autre chose pour la journée. Mais la situation lui paraît assez importante pour qu'il la prenne au sérieux.
- Bon ! Je vais t'accompagner jusqu'à leur village, mais après je te laisse parce que j'ai beaucoup de travail aujourd'hui ! lance Max en râlant un peu.
- Quel genre de travail ? demande Arthur, qui ne l'imagine pas une seconde en train de travailler. Max le prend par l'épaule et l'entraîne un peu à part.
- Aujourd'hui c'est le jour des maris. Je dois passer la journée avec ces dames. Elles doivent me confier tous leurs problèmes, moi, je dois les écouter en remuant la tête, comme si je comprenais tout, et après je leur promets que je vais arranger tout ça, tu comprends ?
Arthur est loin d'avoir compris. Il regarde les jeunes filles, plus accueillantes qu'un bouquet de violettes, et ne voit pas bien quel genre de problèmes elles pourraient avoir.
- Oh ! Toutes sortes de problèmes ! Crois-moi ! réplique Max en levant les yeux au ciel. Et puis après, surtout, il faut les rassurer, les réconforter, les cajoler... tu vois ?
Arthur voit de moins en moins et il lui faudra encore quelques années pour que sa vue s'améliore.
- Je t'expliquerai en chemin ! répond Max afin d'écourter la discussion.
Il enfile un gilet de toutes les couleurs, comme s'il n'était pas assez voyant comme ça, et pousse Arthur vers la sortie.
- Bon, restez sagement ici, les filles. Je raccompagne mon ami Arthur et je reviens tout de suite.
Lala regarde partir son prince, aussi triste qu'une rose qui perd son premier pétale. Arthur a le cœur fendu, la main hésitante.
- Laisse tomber ! Il ne faut surtout pas la regarder dans les yeux, sinon elle t'hypnotise ! Un jour j'ai vu un cobra se suicider à cause d'elle ! lui explique Max en l'emmenant vers la sortie. Arthur détache son regard de Lala avec difficulté et s'aperçoit effectivement de l'emprise qu'elle avait sur lui.
- Tu la regardes sourire plus de cinq minutes et tu ne sais plus comment tu t'appelles... D'ailleurs, comment tu t'appelles ? vérifie Max, un peu inquiet.
- Euh... Arthur, Arthur Bigantol !
- C'est bien ! lui lance Max, satisfait de sa réponse. Et maintenant... en voiture !
La voiture à tête de bélier traverse la nuit, toujours aussi lentement. La bonne nouvelle, c'est que la mère n'a plus mal au cœur, grâce à son mari qui a accepté de rouler encore moins vite. La mauvaise nouvelle, c'est qu'à cette vitesse-là, ils auraient pu rentrer à pied. Le moteur ronronne à la perfection, tout comme le passager arrière, toujours dissimulé sous sa couverture.
- J'ai un peu froid, avoue la mère.
Mais pas question pour le mari de mettre le chauffage. Ça tire sur la batterie, abîme les résistances, consomme davantage et donc coûte une fortune. Il pourrait citer ainsi, à l'infini, la liste des raisons pour ne pas mettre le chauffage.
- Prends donc la couverture du petit ! Il dort à poings fermés. Il ne sentira pas la différence, lui répond Armand.
La jeune femme a quelques scrupules à découvrir son fils, mais c'est vrai qu'il dort si bien. Et puis elle a droit, elle aussi, à un peu de confort après cet éprouvant début de voyage. Elle tire donc la couverture et pousse un cri d'horreur. Armand se raidit et mouline son volant pour éviter l'accident, la collision avec Dieu sait quoi, puisque que la route est déserte.
- Qu'est-ce qui te prend de hurler de la sorte ?! grogne le mari en reprenant ses esprits.
- Arthur... il... il s'est transformé en chien !! s'écrie-t-elle, terrifiée.
Armand pile, debout sur les freins. Tant pis pour l'usure. Il se retourne et découvre Alfred qui préfère remuer la queue que de dire quoi que ce soit. Mieux vaut prétendre qu'il est content de les voir, vu qu'eux n'ont pas l'air contents du tout de le voir.
- Mais... c'est pas Arthur... c'est Alfred !! répond le père, excédé.
- Oh ?! Excuse-moi ! Je... je n'avais pas bien vu dans le noir ! balbutie la mère, ajustant ses lunettes, mal à l'aise d'avoir confondu son fils avec un chien.
« Mais si le chien est là, où diable est Arthur ? » se demandent maintenant les parents. Armand regarde sous la banquette, sous les sièges, puis il descend et fait trois fois le tour de la voiture. Rien, et surtout personne.
- Il s'est tout de même pas envolé ?! grogne le père, encore une fois très agacé par ce nouveau tour de magie.
Il n'aime décidément pas ça, les mystères. Ni les surprises. Encore moins celles de sa femme. Il se souvient du jour où son épouse lui avait annoncé qu'elle attendait un heureux événement. Il lui avait ordonné immédiatement de lui dire de quelle nature exacte était l'événement dont elle parlait. Quand sa femme lui avoua que c'était un bébé, il n'eut de cesse de savoir s'il s'agissait d'un garçon ou d'une fille.
- Je n'en sais rien ! répondait inlassablement la pauvre femme, incapable en ces années anciennes de lui fournir une réponse.
Le père n'en croyait pas un mot. Comment pouvait-elle porter en elle quelque chose sans savoir ce que c'était ? se répétait-il à longueur de journée. Il harcelait aussi ses parents, persuadé qu'ils faisaient partie du complot. Ce fut un grand soulagement pour tout le monde quand Arthur vint au monde.
- Peut-être est-il retourné chez Archibald ? suggère la mère. Armand réfléchit à cette explication et l'accepte, vu qu'il n'en a pas d'autre.
- Bien sûr qu'il est retourné chez Archibald ! répond-il, avec une mauvaise foi évidente. La seule question qui se pose c'est : quand a-t-il bien pu sauter de la voiture en marche ?! ajoute-t-il, sûr de lui.
Avec un partenaire comme Armand, il aurait fallu cent ans à Rouletabille pour élucider le mystère de la chambre jaune. Quoi qu'il en soit, Armand prend les choses en main, en l'occurrence le volant, direction la maison qu'ils ont quittée, il y a à peine une heure.