Chapitre 19

Arrivée au bord de la Septième Terre, l'araignée s'arrêta net. Pas question pour elle d'aller plus loin et toutes les sucettes du monde ne purent lui faire changer d'avis. Sélénia rendit donc sa liberté à l'araignée et la remercia pour son agréable compagnie.

Il n'y avait pas que les araignées qui ne voulaient pas s'aventurer sur ces terres interdites. Personne ne voulait y aller. Certains pas superstition, mais la majorité parce qu'il n'y avait simplement rien à y faire. C'était une étendue plate et désertique. Aucune plante n'avait accepté d'y pousser, aucun animal n'avait daigné s'y installer. La terre y était noire, brûlée en profondeur. Sélénia se demanda bien ce qui avait pu provoquer un tel cataclysme et, en voyant le panneau à tête de mort, elle commença à comprendre. Elle rentrait dans le territoire du Nonoland. D'après le grand livre, ces terres furent brûlées par les troupes de M le maudit. Son territoire était limitrophe et il avait tout anéanti autour de lui, afin de se protéger contre les invasions. Il est vrai que quelqu'un se déplaçant sur Nonoland était visible dans la seconde, vu qu'il n'y avait même pas un brin d'herbe pour se cacher derrière.

Les gardes séides avaient donc repéré Sélénia depuis longtemps, mais laissaient l'inconsciente avancer vers eux. Sélénia marchait à grands pas, bien décidée à aller tirer les oreilles de ce soi-disant M afin qu'il lui donne quelques explications sur ce désastre écologique. La petite princesse était encore bien trop jeune pour avoir peur du danger. Rien n'avait de limite pour elle et la grande loi de la nature était bien plus forte que tout, puisque c'est elle qui réglait l'ordre des choses. La nature, que Sélénia se sentait chargée de représenter, allait donc punir ce fameux M et faire repousser tout ça. Il fallait vraiment avoir cent ans pour être aussi naïf.

Un gigantesque filet, dissimulé dans la poussière du sol, se referma sur Sélénia. Rapidement, quelques séides apparurent. Ils étaient allongés sur le sol, aussi invisibles qu'un caméléon grâce à leur armure couleur de cendres. Quelques moustiks s'approchèrent. C'était la première fois que Sélénia en voyait. Les pauvres animaux étaient transformés en véritables machines de guerre et leur harnachement devait peser des tonnes. Mais à force de maltraitances et de privations, les séides avaient réussi à rendre leurs montures plus dociles qu'un caramel. On accrocha le filet sous un moustik et Sélénia fut transportée dans les airs, jusqu'aux abords de Nécropolis, au milieu des terres interdites.

La ville avait été construite dans les catacombes de la maison d'Archibald. L'odeur y était insupportable. L'air manquait. Il avait laissé la place à des effluves de gaz et des vapeurs d'essence. Sélénia avait la tête qui tournait et elle crut un instant qu'elle ne reviendrait jamais de ce voyage. Mais on s'habitue à tout, même au pire.

Les séides déposèrent le filet aux pieds de M le maudit, aux pieds de Maltazard. Il était encore plus laid au naturel que dans les descriptions qu'en donnait le grand livre. Son visage était creusé par le temps, son corps rongé par la maladie. Rien que la couleur de sa peau vous donnait mal au cœur. Elle rappelait celle des foies de malades qu'on vous montre en photo pour vous inciter à ne plus boire. Même du jack-fire. Maltazard, à la vue de la petite princesse, s'était mis à rire et il fallut attendre une heure pour que ça lui passe. Il riait à la providence. Lui qui multipliait les pièges pour attraper des Minimoys, voilà que la fille même du roi lui tombait toute crue dans le bec. Il y avait de quoi rire et il remercia la déesse de la grande forêt pour son cadeau. D'ailleurs, il allait la sacrifier en son honneur. La princesse, très digne, avait levé le menton et lui avait à son tour ri au nez.

- Mourir ? La belle affaire ! lui avait-elle répondu, telle une diva. Elle ajouta qu'elle avait tellement appris de choses durant son voyage qu'elle partirait sans regret. Cette attitude avait un peu déstabilisé Maltazard. À quoi bon faire souffrir un prisonnier si celui-ci est insensible à la douleur ? Mais Maltazard n'était pas devenu le maître de l'ombre par hasard. Il méritait son poste, car son esprit était plus tortueux que les racines d'un arbre millénaire.

- Si tu n'as pas peur de ta souffrance, peut-être auras-tu peur de celle de tes proches ? avait chuchoté Maltazard à travers un sourire machiavélique.

Sélénia ne savait pas encore ce que cela voulait dire, mais un frisson lui avait quand même parcouru le dos, comme si son corps avait compris plus vite que sa tête. Maltazard avait envoyé un message au père de Sélénia, le roi des Minimoys. Il avait gravé lui-même le message sur le dos d'un séide, seul moyen d'être sûr que cet abruti ne le perde pas, et envoyé un deuxième séide, tout neuf, afin qu'on grave la réponse sur son dos.

Le message de Maltazard était une négociation, un échange, une proposition tellement odieuse que le roi tomba trois fois dans les pommes avant d'arriver à la lire jusqu'au bout. Maltazard annonçait qu'il allait tuer sa fille avec lenteur et plaisir. Mais pour se montrer magnanime, il acceptait éventuellement de l'épargner, à une condition : que la reine prenne la place de sa fille. Le roi avait évidemment refusé et tout cassé dans le palais, histoire d'apaiser sa colère. Pendant ce temps, la reine avait calmement fait sa valise, avec une dignité à faire pleurer tout le monde. Elle embrassa tendrement son mari et plongea son regard dans le sien. Il y avait tellement de force et de conviction dans ces yeux-là que le roi n'eut même pas le courage de dire un mot.

- Tu m'as apporté tout ce qu'une femme pouvait rêver pendant plus de deux mille ans. La moindre plainte serait déplacée, avait-elle dit de sa voix si douce.

Puis elle l'embrassa longuement. Toute la vie qu'il y avait encore en elle passa dans ce baiser. Maltazard se contenterait d'une coquille vide. Sélénia n'était évidemment pas au courant de cet odieux chantage, sinon elle aurait probablement donné sa vie pour sauver celle de sa mère. La jeune princesse ne découvrit l'insupportable vérité que le jour où elle regagna son village.

Sa mère avait déjà disparu à jamais entre les griffes de Maltazard. Sélénia s'était effondrée et n'avait rien mangé pendant des mois. Elle avait appris tellement de choses pendant son voyage, mais cette dernière leçon était de très loin la plus dure. En désobéissant à son père, elle avait perdu sa mère. Elle se jura de ne plus jamais désobéir, ni à son père, ni au grand livre qu'elle passa des années à apprendre par cœur, comme si son salut et sa survie en dépendaient.

Un jour de mai, elle tourna la page sept mille deux cent vingt-cinq du grand livre. Une seule phrase y était inscrite : « Tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Son auteur était un certain Archibald, un bienfaiteur dont elle avait beaucoup entendu parler. Sélénia n'étant pas morte, elle comprit alors qu'elle était maintenant plus forte. Elle venait d'avoir cinq cents ans, l'âge auquel une petite fille devient officiellement une jeune femme.


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