Chapitre 13
Il avance doucement vers la place centrale, habituellement pleine de vie puisque c'est là que le roi réunit son peuple, lors des grands événements populaires. Les Minimoys se rassemblent souvent car ils aiment particulièrement les hommages. Ce n'est pas un peuple de guerriers, mais plutôt un peuple à la larme facile. Le moindre défilé les réjouit, le moindre poème les séduit. Ce qu'ils préfèrent par-dessus tout, ce sont les cérémonies florales. Comme il y a trois cent soixante-cinq fleurs dans le royaume, on en honore une par jour.
Chaque matin donc, les habitants se réunissaient sur la place, face au palais, et chantaient les louanges de la fleur du jour. Ces cérémonies étaient toujours très émouvantes, et chacun y allait de sa larme. Evidemment, le larmanteur passait dans les rangs et récupérait toutes ces précieuses larmes dans un ver à soie, autrement dit un verre à lui. Toutes ces perles de tristesse, ou de joie, étaient récoltées et mises à l'abri dans un grand vase. À la fin de l'année Sélénielle, qui correspondait bizarrement au premier avril de notre calendrier à nous, le précieux liquide était alors répandu au cours d'une gigantesque cérémonie, appelée la fête du poisson. C'était une cérémonie de la plus haute importance, même si certains la trouvaient grotesque et pensaient que ce poisson d'avril avait tout l'air d'une blague. D'ailleurs, il paraît que cette mauvaise rumeur avait traversé les frontières jusqu'à remonter à la surface et que même les hommes passaient la fameuse journée d'avril à se moquer de l'événement.
Quoi qu'il en soit, la tradition demeure et, le premier avril, le roi, à l'aide de Mogoth, son fidèle porteur, verse les larmes récoltées pendant l'année au pied d'un gigantesque poisson gravé dans la pierre. Pourquoi diable un poisson me demanderez-vous ? Parce que dans la culture minimoy on se doit de remercier le ciel et d'honorer tout ce que l'on connaît. Mais aussi tout ce que l'on ne connaît pas. Il est effectivement fort méprisable et malvenu d'ignorer quelqu'un sous le simple prétexte qu'on ne le connaît pas. Le poisson étant probablement l'animal le plus éloigné de leur style de vie, il est donc devenu le symbole de cette ignorance, et c'est lui qu'on honore chaque année au nom de tous ces inconnus qui pourtant participaient, autant que les Minimoys, à cette grande chaîne de la vie qu'ils chérissent tant. Apporter ces larmes de bonheur, donner cette eau précieuse à un poisson, est un geste symbolique, mais qui traduit à merveille la sensibilité du plus petit des peuples.
Maintenant que vous connaissez la vérité sur ce fameux poisson d'avril, vous verrez qu'il vous sera beaucoup plus difficile d'en rire et plus aisé d'en pleurer.
Arthur s'assoit sur un rocher. Il est tout dépité. Pas âme qui vive et le mystère de cette disparition reste entier. Il a bien vu quelques traces de pieds au sol, mais rien de significatif. Il pose son coude sur son genou et plonge son menton dans sa main, en poussant un grand soupir. Il est beau comme ça, Arthur, quand il pense, on dirait une statue. Il regarde un instant une autre statue, située sur la gauche, à l'entrée du palais. Il n'est pas rare d'avoir ce genre d'ornement à l'entrée d'un bâtiment officiel, mais celle-ci a une position bien étrange. Le modèle est couché sur le sol, les mains croisées sur la joue. On dirait qu'il dort. Arthur fait un bond en arrière. « Mais ce n'est pas une statue ! » réalise-t-il tout d'un coup. C'est un Minimoy ! Arthur traverse la place en courant. « Pourvu qu'il ne soit pas mort ! » se dit-il, car il est son seul espoir, la seule personne qui puisse expliquer cette mystérieuse disparition collective.
Arthur s'approche du corps, mais ce dernier est inerte, sans vie. Que s'est-il donc passé ? S'est-il battu pour défendre sa vie ? Pour protéger la fuite de son roi ? Mais battu contre qui ? Contre quoi ? Aucune trace suspecte autour du corps, aucun indice qui pourrait le guider. Le garde est au sol, un peu recroquevillé, comme s'il piquait tout simplement un petit roupillon. Le seul indice, peut-être, c'est ce petit couinement, presque inaudible. Arthur met un genou à terre et se penche sur le corps, pour mieux identifier la provenance de ce sifflement. On dirait plutôt un ronflement, d'ailleurs, un peu comme celui de Marguerite, mais en moins violent.
- Mais... il ronfle ! ? s'écrie Arthur, qui réalise d'un seul coup sa méprise.
Il se redresse et balance, sans ménagement, un coup de pied dans les fesses de cet imposteur. Le garde sursaute et se dresse instantanément, la lance en avant.
- Au secours ! Le palais est attaqué ! À moi, mon roi ! hurle- t-il, avant même d'avoir analysé le danger.
Arthur lui fait de grands signes, comme pour aiguiller un avion.
- Eh ?!.. oh ?! C'est moi ! Arthur ! lui crie-t-il en prenant soin d'articuler.
Le garde reprend peu à peu ses esprits en réalisant que le danger se limite à ce petit bonhomme qui est devant lui. Un petit bonhomme dont le visage lui dit quelque chose et, à bien y réfléchir, la voix aussi.
-... Arthur ?! balbutie le garde, confus de sa méprise.
- Oui, c'est moi ! Arthur Bigantol ! Le petit-fils d'Archibald et le mari de... Sélénia !
Arthur a encore du mal à réaliser qu'il est marié à la princesse. La cérémonie avait été si rapide et les témoins si rares (un seul !) qu'il a du mal à croire que cet heureux événement ait réellement eu lieu.
- Mais bien sûr ! Arthur ! dit le garde, comme s'il n'en avait jamais douté. Quel bon vent t'amène ?
La question sidère Arthur. A-t-il dormi si longtemps qu'il n'est même pas au courant du drame qui secoue son village ? Mais avant même qu'il puisse dire quoi que ce soit, le garde lui dit sur le ton de la confidence :
- Dis-moi, le petit somme que je faisais là... ça ne m'arrive jamais d'habitude ! Je suis toujours fidèle au poste ! Mais j'ai dû manger trop de bellicornes hier soir et ça m'a porté sur l'estomac ! J'espère que ce petit incident restera entre nous ? précise-t-il.
- Euh... oui. Bien sûr ! répond Arthur, un peu perdu.
- À la bonne heure !! se réjouit le garde, avant de se mettre à hurler. Oyez braves gens ! Arthur est de retour ! Vive Arthur ! Vive le prince Arthur !
D'un seul coup, des petites lumières s'allument de tous côtés. Chaque maison a une fenêtre qui s'allume et les habitants commencent à apparaître sur le pas de leur porte. Certains dorment encore à moitié, d'autres sont déjà tout excités, mais tous sont en bonne santé.
Arthur regarde, ébahi, le spectacle de la ville tout entière qui se réveille. Des dizaines de Minimoys qui apparaissent de partout, descendent des plus hautes branches en glissant le long des lianes, d'autres en empruntant des toboggans qui les amènent directement au centre-ville. Tout le monde prononce son nom et la rumeur se propage plus vite qu'un rond dans l'eau. À chaque fois que le nom d'Arthur est scandé, c'est un visage qui s'allume. Les enfants hurlent de joie, les parents battent des mains et tout ce petit monde se dirige au pied du palais, aux pieds d'Arthur.
Le gamin pleure comme une madeleine, en précisant qu'on ne parle pas ici du gâteau, qui a bien souvent cramé mais jamais pleuré. Comment ne pas fondre devant un tel accueil, un tel débordement de joie et de bonheur ? Lui qui avait peur qu'on l'oublie ne peut que constater à quel point il est resté présent dans la mémoire de ces petits hommes. Même à l'école, quand Arthur revenait des grandes vacances, ses meilleurs amis ne l'accueillaient pas comme ça, bien au contraire. Le temps des vacances marquait toujours une distance et chacun se reniflait avant de copiner à nouveau. Ce n'est pas le cas chez les Minimoys et chacun vient se jeter au cou d'Arthur avec autant de bonheur qu'une puce qui tombe sur un chien. L'un d'entre eux fend la foule avec ardeur et se jette littéralement sur Arthur, qui en tombe à la renverse.
- Bétamèche ?! réalise Arthur en découvrant la frimousse de son agresseur.
- Arthur, c'est bien toi !! postillonne le petit bonhomme, ivre de bonheur.
Les deux amis se serrent fort l'un contre l'autre et font quelques roulades sur le sol, comme deux lionceaux qui se chamaillent joyeusement. Tout ça ressemble fortement à du bonheur.
- Mais où étiez-vous tous ?! J'étais tellement inquiet !! finit par demander Arthur.
- Ben... on dormait ! T'as vu l'heure qu'il est ? lui répond Bétamèche, en lui montrant le sablier qu'il a au poignet. C'est vrai que le village est sous terre, il n'est donc pas toujours évident de savoir l'heure qu'il est, mais vu qu'Arthur est passé par les lianes aux environs de minuit et que la balade en coccinelle n'a pas duré plus d'une heure, on est donc effectivement en pleine nuit.
- Mais qui donc a l'audace de me réveiller en pleine nuit ?! proteste le roi de sa voix rauque, confirmant ainsi l'heure tardive.
Le bon roi n'a pas eu le temps de monter sur son Mogoth. Il est donc un peu ridicule, avec ses petites jambes à l'air. De plus, son short bouffant, en feuilles d'acacia, est des plus grotesques. Mais il ne viendrait à l'idée de personne de se moquer de lui. D'abord parce qu'on ne se moque jamais du roi, ensuite parce que tous les Minimoys portent ce genre de short ridicule. Par contre, tout le monde ne peut pas se payer une matière pareille, puisque la feuille d'acacia est considérée comme précieuse. Probablement parce que l'arbre perd rarement ses feuilles et qu'il est donc rare d'en trouver sur la Septième Terre.
Quoi qu'il en soit, le roi se frotte les yeux, se secoue comme un chien qui serait tombé à l'eau et réitère sa question :
- J'ai dit : qui a eu l'audace de me réveiller ?! crie-t-il un peu plus fort, afin d'être entendu.
Bétamèche tourne la tête et aperçoit son père.
- C'est Arthur, papa ! Regarde ! lui répond son fils, la mine réjouie, en poussant son camarade vers le palais.
- Arthur ?! balbutie le roi, qui s'inquiète soudain de sa tenue. Excuse-moi, je... je ne suis pas très présentable, mais... que viens-tu faire ici en pleine nuit ? demande le roi, un peu déboussolé.
Arthur se sent mal à l'aise, tout d'un coup. Il vient de réveiller un village entier qui dormait paisiblement et qui semble en pleine forme. Il n'a pourtant pas inventé ce grain de riz et cette araignée qui le suivait partout ?
- Un grain de riz ? interroge le roi. En voilà une drôle d'idée ! L'idée est tellement drôle que tout le monde se met à rire. Ils sont comme ça, les Minimoys. À la moindre occasion, ils rient comme des baleines ; à la moindre contrariété, ils pleurent comme des fontaines.
- Les Minimoys n'écrivent que sur des feuilles, mon jeune garçon, précise le roi, avec un soupçon de snobisme dans la voix. Feuilles de chêne pour les grandes lois, feuilles d'érable pour les pensées et les dictons, feuilles de tilleul pour les recettes de cuisine, feuilles de bouleau pour les notes de service...
- Feuilles de charme pour les messages coquins ! le coupe Bétamèche, avec un sourire espiègle. Mon père a la plus belle collection de feuilles de charme et...
- Euh... oui, bon ! Il a compris, je crois ! intervient le roi qui ne veut pas que la conversation dérive sur des sujets aussi délicats.
Les Minimoys, on l'aura compris, ont une feuille pour chaque usage. La feuille de platane pour les rapports d'accidents, la feuille de frêne pour les condamnations, la feuille de peuplier pour les problèmes sociaux, la feuille de chou pour les faire-part de naissance et l'aiguille de sapin pour les condoléances... mais arrêtons là cette liste sans fin. Le roi se tourne vers Taag, Hermit de son prénom, écrivain officiel du royaume et peintre à ses heures.
- Ecrire sur un grain de riz ? Tu entends ça, Taag ? Pourquoi pas écrire sur les murs aussi ? plaisante le roi, décidément de bonne humeur malgré l'heure avancée.
Taag n'a pas l'air choqué et l'idée lui paraît même intéressante.
- Je pense que quelqu'un t'a fait une mauvaise blague, mon bon Arthur ! conclut le roi en tapotant l'épaule de ce jeune homme, décidément trop naïf.
Arthur est un peu perdu. Personne, à l'évidence, n'a pu écrire ce message de son côté à lui. Archibald n'a pas ce genre d'humour, Marguerite est trop occupée à faire le ménage, sa mère trop miro pour écrire si petit et son père pas assez patient pour écrire quoi que ce soit. Il ne reste guère qu'Alfred. Arthur ne tarit pas d'éloges sur son chien et le sait capable de choses incroyables, mais de là à graver un grain de riz ! De plus, ce n'est pas son écriture. Si ce n'est personne du dessus, c'est donc forcément quelqu'un du dessous.