Chapitre 7
Le père sort un mouchoir de sa poche, mais ce n'est pas pour le donner à son fils. C'est pour astiquer la magnifique tête de bélier qui trône à l'avant de sa voiture. Une belle statue argentée, emblème de la marque et fierté du père. « Un bélier à l'avant et quatre-vingts chevaux juste derrière ! » plaisantait souvent le père qui, dès qu'il approchait de sa voiture, se sentait invincible. Le véhicule avait probablement toute la force et la puissance qui lui manquaient. C'est pour ça qu'il le bichonnait en permanence, à tel point que sa femme en était parfois jalouse.
- Essuie tes pieds avant de monter ! lance-t-il à son épouse, qui sort à peine de la maison.
Elle pose les bagages sur le perron, hausse les épaules et repart chercher le reste. Le père se sent un peu ridicule et, comme toujours dans ces cas-là, il astique un peu plus son bélier.
Alfred est assis dans l'ouverture de la porte et admire son maître, aussi triste qu'une grenouille de bénitier. Il le regarde défaire les nœuds de son échelle, comme s'il essayait de comprendre les règles d'un nouveau jeu. Mais Arthur ne joue pas. Bien au contraire. Il n'a probablement jamais été aussi grave de sa courte vie. Comme s'il venait de vieillir d'un seul coup. Archibald l'encourage du regard, car aucun mot ne pourrait soulager sa peine. Alfred lève la tête et se demande si l'araignée qui traverse la porte a un rapport quelconque avec le jeu. A priori non, mais pourquoi se déplace-t-elle alors toujours dans la même direction qu'Arthur, comme si elle le suivait ? Alfred bat un peu de la queue. On ne sait jamais. S'il y a un jeu, même incompréhensible, il s'agit d'en faire partie.
- Je t'attends en bas, dit Archibald, sachant d'expérience que la solitude rend parfois les choses moins pénibles à supporter. Archibald passe devant Alfred qui ne quitte pas l'araignée des yeux. Arthur finit de préparer son petit sac tandis que l'animal vient se mettre au-dessus de lui, à la verticale. L'araignée glisse le long du fil qu'elle tisse rapidement, plus silencieuse qu'un courant d'air. Si le jeu est juste une sorte de « chat perché », elle ne va pas tarder à gagner. Alfred se met donc à aboyer pour prévenir son partenaire.
Arthur vient vers son chien, échappant ainsi au baiser de l'araignée.
- Je vais revenir bientôt, Alfred. Ne t'inquiète pas ! C'est une épreuve pour toi aussi, tu verras. Cela va te faire grandir ! lui dit gentiment Arthur en lui caressant la tête.
Alfred ne comprend pas bien le message. La seule chose qui l'ait jamais fait grandir, c'est les os à moelle, et il ne voit pas quel genre d'épreuve il pourrait se mettre sous la dent.
Et voilà l'araignée qui redescend au-dessus de la tête d'Arthur. Elle a décidément de la suite dans les idées, et décidément pas de chance puisqu'Arthur se lève à nouveau et retourne vers son sac encore ouvert. L'araignée marque une pause, visiblement fatiguée par tous ces va-et-vient.
Alfred regarde la petite bête poilue qui reprend son souffle. Il faut dire que ça doit être lourd, ce qu'elle tient entre ses pattes avant, et qui fait au moins un quart de sa taille.
« D'ailleurs, c'est quoi qu'elle transporte ainsi ? » se demande Alfred. Le chien plisse les yeux et reconnaît un grain de riz. Alfred est plutôt surpris. Il ne connaît pas tout des araignées, mais c'est la première fois qu'il en croise une végétarienne. Cette particularité l'intrigue et il plisse les yeux davantage. Sur le grain de riz, il y a des inscriptions. Cette fois ça y est, Alfred a compris. Il ne s'agit nullement d'un « chat perché », mais du jeu de la charade. Combien de fois s'était-il endormi en regardant Arthur et son grand-père jouer à ce jeu soporifique ? Alfred se met à aboyer, autant pour prévenir Arthur qu'il a un nouveau partenaire de charade que pour signifier à l'araignée qu'il n'a absolument pas envie de jouer.
- Oui, j'arrive ! répond Arthur qui n'a pas compris le message. L'araignée remonte le long de son fil et repart vers Arthur. Jamais elle n'aurait accepté cette mission si elle avait su qu'elle était si fatigante.
Arthur ferme son sac et le jette sur son épaule. L'araignée retisse son fil et se laisse glisser, entraînée par le poids et la fatigue. Mais elle rate à nouveau son coup, car Arthur se dirige maintenant vers la porte.
Elle pousse alors un cri énorme. Un cri de désespoir. Comme si sa vie dépendait du fait d'être entendue. Évidemment, pour Arthur, ce cri du cœur est minuscule et son oreille n'est pas assez fine pour pouvoir l'entendre. À peine, peut-être un léger grincement qui ne pouvait venir que du vieux parquet bien fatigué. Heureusement pour l'araignée, Alfred l'a entendu. Il ne parle pas son langage, mais la détresse est universelle et il y en avait beaucoup dans ce cri-là. Le chien bloque alors le passage à son maître. Les pattes écartées, les oreilles rabaissées. On dirait un vrai gardien de but.
- Qu'est-ce qu'il y a, Alfred ? Tu ne veux pas que je parte, c'est ça ? lui demande Arthur en souriant. Je ne crois pas que j'aie le choix, tu sais. Allez, pousse-toi.
Arthur force un peu le passage, mais Alfred le bloque plus encore, avec un aboiement rauque qui ne laisse aucun doute sur la nature du message. Arthur a compris. Il pose doucement son sac et dévisage son chien pour essayer de déchiffrer l'indéchiffrable. Alfred a beau aboyer encore et encore, Arthur comprend de moins en moins. La seule chose qu'il comprend, c'est que la nouvelle doit être d'importance pour qu'Alfred insiste de la sorte.
Arthur est un peu perdu. Il souffle un grand coup et se retourne, comme pour chercher ailleurs quelques indices. Mais d'un seul coup, il se retrouve nez à nez avec une araignée épuisée, un grain de riz entre les pattes. Arthur la regarde avec étonnement, puis, comme par réflexe, met sa main sous l'animal. Il est vrai qu'elle a l'air tellement faible qu'elle pourrait tomber à tout moment. L'araignée ne demandait pas mieux et lâche son grain de riz dans la main d'Arthur, délivrant ainsi le message qu'on lui avait confié.
Le garçon, perplexe, regarde ce petit grain tout blanc et s'apprête à interroger l'araignée, mais cette dernière a déjà disparu, rendant la situation encore plus mystérieuse. Alfred remue la queue, content d'avoir participé à l'opération.
« Mais que diable dois-je faire de ce grain de riz ? » se demande l'enfant, avant d'apercevoir les petits signes gravés sur l'aliment.
Arthur fonce alors vers le bureau du grand-père et attrape la loupe qui lui a servi à construire le camion des fourmis. Le grain de riz apparaît alors d'un seul coup, énorme comme une pierre blanche sur laquelle ne sont gravés que deux mots : « Au secours ! »
Arthur est tétanisé, la bouche ouverte. L'araignée est venue jusqu'ici pour lui délivrer ce message en personne. Qui donc peut avoir une telle confiance en lui, petit bonhomme d'à peine dix ans, si ce n'est les Minimoys ? Et s'ils sont désespérés au point de n'avoir plus qu'Arthur comme seul recours, c'est que leur situation doit être des plus préoccupantes.
- Il n'y a pas une seconde à perdre ! dit Arthur à son chien en commençant par faire trois tours sur lui-même, en cherchant la sortie.
Arthur descend à pas feutrés, comme s'il s'apprêtait à faire le casse du siècle, plus souple qu'une panthère rose. Le salon est vide. Pas de père à l'horizon, ce qui est une bonne nouvelle. Arthur accélère le pas et fonce vers la cuisine où il a aperçu l'épaule de son grand-père. En franchissant la porte, il bouscule sa mère et tous deux se mettent à hurler.
- Tu m'as fait peur, Arthur ! lui reproche sa mère, une main sur le cœur comme s'il allait lâcher pour si peu. Dépêche-toi d'amener ton sac à la voiture, ton père t'attend pour fermer le coffre !
- Tout de suite ! Je dis juste au revoir à papi et mamie ! réplique Arthur qui essaye de se débarrasser de sa mère.
- Bon ! Je t'attends ! lui répond-elle, plus collante qu'un papier tue-mouches.
Arthur n'a pas le temps de faire dans la finesse. Il lui met les deux mains sur les fesses et la pousse littéralement dehors.
- J'ai un secret à dire à grand-père avant de partir, un secret d'hommes ! dit Arthur en claquant la porte au nez de sa mère.
- Arthur, tu exagères ! s'indigne Archibald devant l'attitude de son petit-fils, mais très vite il lit sur son visage la terreur qui l'anime. Que se passe-t-il, Arthur ? demande le vieil homme, inquiet.
- C'est terrible ! bafouille Arthur, pris de panique. Les Minimoys ! Ils sont en danger ! Ils m'ont appelé au secours ! Il faut absolument faire quelque chose !
- Calme-toi, Arthur, calme-toi ! dit Archibald en lui tenant les épaules. Quel message ?
- Là ! Le grain de riz ! insiste Arthur. C'est une araignée qui m'a apporté ce message ! Il faut faire vite avant qu'il ne soit trop tard ! Je ne veux pas perdre Sélénia, grand-père ! Tu comprends ?! dit-il, déjà au bord des larmes.
- Calme-toi, Arthur, s'il te plaît ! Tu ne vas rien perdre, ni personne ! affirme Archibald qui essaye de calmer le gamin du mieux qu'il peut. D'abord quelle araignée ? Quel message ? Arthur lui attrape la main et colle le grain de riz dans sa paume. Il sort ensuite la loupe de sa poche arrière et la tend à son grand-père.
- Là, sur le grain de riz ! C'est écrit ! regarde par toi-même ! dit Arthur.
- Un message ? Sur un grain de riz ? Les Minimoys écrivent plutôt leurs messages sur des feuilles qu'ils laissent tomber des arbres, commente Archibald en mettant ses lunettes.
- Une feuille ne serait jamais arrivée jusqu'à moi. C'est pour ça que le message était sur un grain de riz, pour que l'araignée puisse me l'amener, explique Arthur avec une logique implacable. Vas-y, lis !
Alors que le grand-père ajuste ses lunettes et place la loupe au-dessus du grain, le père ouvre la porte et heurte son épaule. Le grain de riz vole dans les airs.
- Oh ! Pardon ! s'excuse le père, qui n'est qu'à moitié gêné d'avoir bousculé quelqu'un.
Arthur n'en croit pas ses yeux. Il n'y a pas une seule catastrophe à laquelle son père ne soit pas mêlé. Au club des calamités, il serait membre fondateur.
Arthur se jette à terre et cherche, à quatre pattes, l'important message.
- Arthur, qu'est-ce que tu fais là ? demande son père, déjà excédé.
- Je... je cherche un cadeau que j'ai fait à grand-père et que tu as envoyé balader en ouvrant la porte ! s'énerve Arthur. Le père hausse mollement les épaules.
- Je ne pouvais pas savoir que vous étiez derrière ! ?
Arthur examine toutes les rainures du parquet, mais ne trouve rien.
- Bon ! Arthur, ça suffit ! On a de la route à faire ! s'énerve le père en attrapant son fils par le bras. Archibald a une belle loupe dans les mains, je suis sûr qu'il le trouvera.
Arthur se débat comme il peut, mais la force de son père est inversement proportionnelle à son intelligence.
- Laisse-moi au moins embrasser grand-père ! insiste Arthur. Le père a du mal à ne pas accepter une telle demande et lâche son fils, quelques secondes, en le gardant tout de même à portée de main.
Arthur se penche vers son grand-père et, sous prétexte de l'embrasser, lui donne le message oralement.
- Le grain de riz disait « Au secours », chuchote Arthur.
Le grand-père, étonné, l'embrasse sur l'autre joue.
- Tu es sûr ? chuchote à son tour le vieil homme.
Arthur lui fait à nouveau la bise.
- J'en suis sûr ! Il faut faire quelque chose !
Archibald change de côté et l'embrasse sur l'autre joue.
- Je vais voir ce que je peux faire.
Arthur change à nouveau de joue.
- Ne les laisse pas tomber grand-père, je t'en supplie ! demande Arthur, la voix altérée par l'émotion.
À la septième bise, Armand commence à se demander si on ne se fout pas un peu de lui.
- Bon ! Il faut qu'on y aille, là ! j'ai de la route à faire et une moyenne à tenir ! dit le père, aussi élégant qu'un chauffeur de poids lourd.
Archibald et Arthur se séparent à contrecœur.
Armand jette le sac de son fils dans le coffre, tandis qu'Arthur croise à nouveau le regard de son grand-père sur le pas de la porte.
- Ne t'inquiète pas ! articule Archibald, sans émettre un seul son.
Arthur lui renvoie un sourire, même si le cœur n'y est pas.
- Allez ! En voiture, Arthur ! dit le père, essayant d'y mettre une pointe d'humour qui tombe à plat. Pire qu'un Belge qui raconterait une histoire belge.
Arthur monte à bord, à contrecœur. Le père fait le tour de la voiture, astiquant au passage, pour la dernière fois, la tête de bélier qui trône à l'avant de la voiture. Comme si c'était l'animal qui allait conduire.
La mère est déjà à bord, bien calée dans le siège passager. Elle s'installe toujours la première car il lui faut bien un quart d'heure pour mettre sa ceinture. Comme ça rend son mari furieux, elle a pris, au fil du temps, l'habitude d'embarquer la première.
- Je t'ai pris des sacs, si jamais tu as envie de vomir ! dit-elle gentiment à son fils, comme si elle lui avait acheté des bonbons.
Vu la vitesse à laquelle son père roule, il risque pas d'avoir la nausée, est tenté de lui répondre Arthur. Mais il préfère se retourner vers la lunette arrière afin de regarder son grand- père resté sur le perron.
Armand monte à bord et se frotte les mains avant de tourner la clé de contact. Les quatre-vingts chevaux de la voiture se mettent à rugir, même si les deux tiers ne lui serviront jamais à rien. Et même si les chevaux n'ont jamais vraiment su rugir. Le père affiche un sourire béat, comme un curé au son des cloches de Pâques.
- C'est parti, mon kiki ! dit-il avec délice, en desserrant le frein à main.
La voiture prend peu à peu de la vitesse. Arthur voit s'éloigner son grand-père, qui lui fait des grands signes d'adieu.
Il voit aussi s'éloigner cette si jolie maison dans laquelle il venait de passer les plus belles semaines de sa vie.
Soudain, Alfred, qui avait passé son temps à suivre l'araignée sur le chemin du retour, réalise qu'un bruit de moteur est souvent synonyme de départ. Il dévale alors les escaliers et se rue vers l'extérieur en passant entre les jambes d'Archibald qui vacille à moitié.
La voiture quitte maintenant la propriété, mais de mystérieux flambeaux sont disposés le long de la route. Le père fronce les sourcils et ralentit légèrement. Il n'a pas souvenir d'avoir vu des réverbères à cet endroit. Ce sont en fait les Bogo-Matassalaïs qui font une haie d'honneur, torches à la main, éclairant, un court instant, le chemin.
Arthur les regarde, impressionné de voir leurs beaux visages de guerriers se détacher dans le noir, à la lueur des boules de feu.
- Qu'est-ce qu'ils font, à éclairer la route comme ça ?! C'est un coup à avoir un accident ! râle le père, qui ne rate jamais une occasion.
La voiture passe cette magnifique haie lumineuse et s'enfonce maintenant dans la nuit. Seuls les deux petits yeux jaunes de la voiture découpent provisoirement l'horizon. Alors que les guerriers s'apprêtent à rentrer dans leur tente, Alfred le chien déboule sur la route, à la poursuite de la voiture. Les Bogo-Matassalaïs n'ont pas eu le temps de réagir. Ils ne peuvent que le regarder disparaître à son tour dans la nuit, à la poursuite de son maître.