Chapitre 2

Il fait bien sombre à l'intérieur de la tente traditionnelle des Bogo-Matassalaïs. Seul un trait de lumière indique l'entrée, découpée à même le tissu. L'édifice est tout en hauteur. Cinq morceaux de bois, longs et fins, croisés au sommet et retenant une grande toile composée en réalité d'une multitude de peaux de bêtes, soigneusement cousues les unes aux autres. Ces peaux furent bien sûr récupérées sur des animaux morts de mort naturelle. Les peaux cousues au sommet proviennent des compagnons les plus fidèles, comme Zabo le zébu, qui protégea le clan pendant plus de trente ans. Mais le clan est loin aujourd'hui, et la toile n'abrite plus que cinq guerriers.

Ils sont tous réunis autour du feu. Toujours aussi grands (deux mètres trente-cinq de moyenne) et toujours aussi beaux. Leur coiffe magnifique semble avoir moins de coquillages et de plumes que d'habitude. C'est la tradition à l'approche de l'automne. Plus les feuilles tombent des arbres, plus les Matassalaïs enlèvent de plumes sur leurs coiffes. Perdre ses feuilles est toujours un traumatisme pour un arbre. Les guerriers montrent ainsi leur solidarité en perdant aussi quelques plumes. Les arbres se sentent ainsi moins honteux.

Les cinq Matassalaïs étendent leurs bras et attrapent les mains de leurs voisins.

- Hum ! Un peu plus bas, s'il vous plaît, chuchote un petit bonhomme, assis en tailleur, un mètre cinquante plus bas que les autres.

Un petit bonhomme au visage bariolé de peintures de guerre et à l'étrange chapeau, composé d'un gros coquillage et de trois plumes. Cela pourrait être n'importe quel petit bonhomme, mais des petites taches de rousseur percent sous la peinture guerrière. Des petites taches de rousseur que l'on reconnaîtrait entre mille.

- Excuse-nous, Arthur, nous avions la tête ailleurs, avoue le chef de la tribu.

Les guerriers sourient au petit garçon et lui attrapent les mains afin d'agrandir le cercle. Tous prennent ensuite une longue et profonde inspiration, puis d'un même souffle vident leurs poumons sur le feu qui s'en réjouit. Rapidement, Arthur n'a plus rien à expirer, alors il inspire discrètement une autre goulée d'air et souffle à nouveau. Il sera obligé de s'y reprendre à trois fois pour finir en même temps que les grands guerriers. À croire qu'ils ont avalé des bonbonnes d'oxygène.

- Bien, très bien, lâche le chef, satisfait de cette introduction. Maintenant, le grand livre.

L'un des guerriers attrape l'ouvrage finement relié d'un cuir centenaire et le passe avec précaution à son chef qui l'ouvre en son milieu.

- Aujourd'hui, cent trente-septième jour du calendrier sélenniel, la fleur du jour est la marguerite, et nous allons l'honorer. Sans attendre, chacun des guerriers, Arthur y compris, jette une marguerite dans le petit pot de terre qui chauffe sur le feu. L'eau frétille et les marguerites se ramollissent.

Arthur regarde la mixture se préparer, curieux et dégoûté à la fois. Même si cela sonne bien, la « soupe de marguerites » ne fait pas partie de ses plats préférés.

À l'aide d'une louche en bois, visiblement taillée à la main, le chef sert un plein bol de la soupe du jour à Arthur. L'enfant grimace un merci à peine audible.

- Le proverbe du jour ! annonce le chef en lisant la page de droite du grand livre. « La nature te nourrit tous les jours. Un jour tu nourriras la nature. Ainsi le veut le grand cercle de la vie. »

Arthur reste muet, autant préoccupé par le contenu de son bol que par celui de la phrase. S'il n'a rien contre le principe de donner un jour son corps à la nature, il espère néanmoins que ce sera le plus tard possible et que cette charmante soupe à la marguerite n'est pas là pour avancer cette promesse. Et puis, elle sent bizarre, cette soupe. Il n'y a pas que de la marguerite là-dedans, Arthur en est persuadé.

- Vas-y, bois ! lui dit gentiment le chef.

« Pourquoi si gentiment ? Et pourquoi ne boivent-ils pas, eux ? » se demande Arthur, soudain méfiant. Mais les visages sont fermés et il n'obtient aucune réponse.

- C'est un peu chaud ! réplique le petit garçon, décidément toujours aussi malin.

Le chef a senti sa réticence. Il lui sourit avec affection. Il comprend évidemment que ces rites de grands guerriers puissent impressionner le petit bonhomme qu'il est. Alors, histoire de montrer l'exemple, le chef avale le contenu de son bol, en une seule longue et lente gorgée. Les quatre guerriers font de même. Sans sourciller, sans grimacer. Arthur grimace pour eux. Puis tous les regards se tournent vers lui.

Même si personne ne dit rien, il paraît clair que refuser de boire le breuvage serait pris comme un affront, pire encore, une insulte. Et insulter un grand guerrier matassalaï est sûrement la meilleure façon de finir dépecé, cousu à côté de Zabo le zébu qui trône au-dessus de la tête d'Arthur. Il n'a donc pas le choix. Plutôt mourir avec dignité que mourir de honte. Arthur bloque sa respiration et avale tout le liquide d'une seule traite, comme quand sa mère lui donne à boire cet infâme sirop spécialement conçu pour dégoûter les enfants et qui, éventuellement, soigne les bronchites.

Arthur relâche une goulée d'air tellement chaude qu'elle se transforme en un petit nuage. Si cette mixture était censée lui ôter la vie, elle est plutôt vicieuse car, pour l'instant, Arthur ne sent rien de spécial, à part la chaleur qui descend dans son corps.

- Alors ? À quoi ça ressemble ? lui demande le chef, toujours avec son petit sourire.

- À... on dirait du... un goût de... marguerite ?

Les guerriers éclatent de rire en entendant cette réponse aussi simple qu'honnête.

- Exactement ! Voilà une très bonne analyse ! affirme le chef. Arthur sourit à son tour, amusé par sa propre naïveté.

- La vérité sort de la bouche des enfants, lance le chef.

Mais Arthur sait très bien que ce dicton-là n'est pas un proverbe des Matassalaïs.

Les guerriers sont de bonne humeur aujourd'hui et pas loin du fou rire collectif.

- Quelles sont les propriétés de cette soupe ? demande Arthur, toujours aussi curieux.

- Il n'y en a absolument aucune ! lui répond le chef, déclenchant ce fou rire que tout le monde semblait attendre. C'est juste la tradition ! Nous, on suit ce qui est marqué dans le livre ! parvient à dire le chef entre deux rires saccadés.

- Le livre... de cuisine ! rajoute un guerrier en explosant d'un rire communicatif.

Arthur regarde les guerriers se tordre de rire, comme des enfants devant Guignol. La marguerite aurait-elle des vertus euphorisantes, inconnues jusqu'alors ? Dégagerait-elle, en fondant, un gaz hilarant, un souffle de jouvence capable de transformer de grands guerriers en poupons hilares ?

- C'est marrant parce que « Marguerite » c'est aussi le prénom de ma grand-mère ! précise Arthur, ce qui déclenche définitivement l'hilarité générale. Comment ne pas rire en imaginant la mamie en train de bouillir au fond d'une casserole ?

C'est ce moment précis que choisit Alfred pour passer la tête dans l'ouverture et aboyer un grand coup.

- Toi aussi, tu veux un peu de soupe ? ! hurle un guerrier, et voilà le groupe qui se tord à nouveau.

Ils se tiennent le ventre, tellement ça leur fait mal de rire autant. Même Arthur commence à succomber à ce fou rire ravageur. Mais Alfred n'est pas là pour rigoler. Maintenant que la vie d'Arthur n'est plus en danger, ce serait bien qu'il s'occupe de ceux qui risquent réellement de la perdre. Alfred aboie plusieurs fois et finit même par tirer Arthur par la manche.

- C'est bon, Alfred ! Attends deux secondes, elle chauffe la soupe ! dit-il en ricanant.

Les guerriers sont pliés en deux, incapables de quoi que ce soit, sauf de rire aux éclats.

Alfred est dégoûté. Il sort de la tente et continue à aboyer de l'extérieur. Peut-être son maître comprendra-t-il mieux le message ainsi.

Ça y est, Arthur percute. Le chien tourne sur lui-même comme une toupie, fronce les sourcils, baisse les oreilles. Aucun doute à avoir, il s'est passé quelque chose à la maison. Arthur se lève d'un bond et file vers la sortie.

- Eh ? Où vas-tu Arthur ? lui demande le chef, toujours aussi hilare.

Mais Arthur est déjà trop loin pour répondre. Il est même déjà trop loin pour entendre la question.

- Il est parti cueillir des marguerites ! lâche un guerrier en pouffant, jetant ainsi le groupe dans une hystérie collective. À croire qu'en effeuillant les marguerites jetées dans la marmite, on terminait toujours par « à la folie ».


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