Chapitre 3
Arthur attrape sa trottinette en bois qu'il avait laissée contre un arbre, à l'entrée de la forêt. Alfred aboie et tourne autour de lui comme une mouche.
- C'est bon ! J'ai compris ! J'arrive ! s'énerve Arthur en enfourchant son véhicule.
Il donne quelques violents coups de pied pour se donner de l'élan, et dévale la petite route qui serpente jusqu'à la propriété. Arthur connaît bien son engin et il prend toutes les courbes sans jamais freiner. Il s'agit aussi de prendre le maximum de vitesse pour ne pas avoir à marcher au bout de la ligne droite qui remonte jusqu'au portail de la maison. Dernier virage. Arthur se baisse pour diminuer sa prise au vent. Alfred sort davantage sa langue, mais cela n'a aucun effet sur son aérodynamisme. En bout de ligne droite, il a refait son retard et il passe le portail le premier, histoire de guider Arthur directement sur le lieu du drame.
L'abeille est toujours là, au fond du verre, agonisant sur le dos, ses petites pattes en l'air, grattant un sol invisible. Arthur n'en croit pas ses yeux. Qui donc pouvait être capable d'une telle cruauté ? L'enfant regarde autour de lui. Le coupable a évidemment disparu. Mais tout le monde sait qu'un assassin revient toujours sur les lieux de son crime. Arthur se promet de l'attendre, cent ans si nécessaire. En attendant, il s'agit de sauver cette abeille. Arthur soulève délicatement le verre. L'air frais pénètre immédiatement, mais l'animal réagit à peine, déjà en route pour son paradis sucré. Le petit garçon connaît par cœur les gestes qui sauvent. Il les a appris l'été dernier, quand son père l'avait envoyé chez les scouts. Mais l'abeille est vraiment très petite et le bouche-à-bouche ne va pas être facile.
Arthur se contente donc de souffler délicatement sur l'animal. Ses petites ailes battent légèrement sous l'effet de cette gentille brise, mais rien ne semble la tirer de son sommeil. L'enfant est perplexe. Peut-être devrait-il commencer par lui libérer les pattes qui sont engluées dans la confiture et l'aider à se remettre sur le ventre ?
Son père, lui, est à quatre pattes, même si on n'en voit que deux puisqu'il est presque entièrement dans le placard situé sous l'évier. Après avoir renversé tout ce qu'il y avait de renversable, Armand ressort, brandissant victorieusement une bombe insecticide.
- Ah ! Tu vois qu'il en restait une ! lance-t-il à sa femme, pas vraiment ravie de la nouvelle.
- Je ne l'avais pas vue, dit-elle avec une mauvaise foi qui dissimule à peine son embarras.
Son mari n'est pas fute-fute, mais il a quand même senti sa réticence. Il lui pose gentiment la main sur l'épaule.
- Chérie, faut-il te rappeler que je fais ça dans l'intérêt de tous et principalement celui d'Arthur ?
La femme acquiesce mollement. Le mari renchérit, pour mieux enfoncer le clou :
- Tu te souviens de ce qu'a dit le docteur ?
La femme acquiesce une nouvelle fois, mais Armand ira jusqu'au bout, jusqu'à ce que sa femme ait la chair de poule.
- Il a dit clairement que la moindre piqûre d'abeille pouvait lui être fatale. Et tu veux que je laisse ces bestioles tourner autour de la maison, au risque de voir notre petit Arthur se faire piquer, au beau milieu d'une partie de cache-cache ? Tu veux entendre un fou rire d'enfant se transformer en cri de douleur ?
Le père a gagné. Sa femme est en larmes.
- Mon petit Arthur, je l'aime tellement ! sanglote la mère. Son mari passe une main qui se veut rassurante autour des épaules de son épouse.
- Alors nous n'avons pas d'autre solution. C'est elle... ou lui !
Arthur a trouvé le minuscule bout de bois qu'il cherchait. Il peut enfin décoller les pattes de l'abeille. Avec une concentration de chirurgien, une minutie de champion du monde de Mikado, il décolle une à une, les pattes engluées. L'abeille moitié inconsciente, moitié asphyxiée, a sorti son dard, comme elle le fait systématiquement quand elle est attaquée de la sorte. L'épine pleine de venin se balance lentement et cherche son ennemi. Si seulement elle savait que ce petit doigt qui passe si souvent à côté d'elle appartient à la main qui ne cherche qu'à la sauver. Et Arthur, sait-il qu'il joue avec sa vie à chaque fois qu'il dégage un peu plus l'animal ?
Bien sûr qu'il le sait. Le docteur l'avait sermonné pendant près d'une heure, lui interdisant même de sortir de la maison. Autant dire à une cigale de ne pas chanter de tout l'été. Arthur a la nature dans le sang et les animaux dans le cœur. Il n'est heureux que quand ses poumons sont gorgés d'air pur. D'ailleurs il ne comprend pas cette allergie et il est persuadé, au fond de lui, que ce vieux docteur à moitié aveugle s'était trompé dans son diagnostic. Ou qu'il avait tout simplement interverti deux dossiers. Le sien à la place de celui de Bobby Passepoil, par exemple, son copain de classe, gros comme un marshmallow, blanc comme un marshmallow et mou comme... un marshmallow. Comble de la description, il ne mange que ça, des marshmallows. Bobby ne sort jamais de chez lui, sauf pour aller à l'école. Il a peur de tout et de rien et surtout peur d'avoir peur. Il lui suffit de voir une abeille pour commencer à geindre comme si l'insecte l'avait déjà piqué. D'après lui, il est simplement ultrasensible. D'après les autres, il est simplement lâche comme un pou. Ce n'est pas le cas d'Arthur et il libère bientôt la dernière patte de l'abeille. Les animaux sont connus pour leur instinct et celui de ce petit insecte doit marcher à plein régime. Mille fois elle a eu l'occasion de le piquer, mille fois une force, une onde, l'a empêchée de le faire. Elle doit sentir que cet étrange bonhomme n'est pas capable de faire de mal à une mouche. Donc par voie de conséquence, à une abeille non plus.
Un frisson parcourt le corps de l'insecte, comme pour réveiller tous ses petits muscles trop longtemps asphyxiés. L'abeille exécute quelques battements d'ailes et constate avec bonheur que le matériel n'est pas endommagé.
- Désolé pour cette histoire. Je vais faire en sorte que cela ne se reproduise plus ! se sent obligé de dire Arthur, comme pour excuser son père.
L'abeille le regarde un instant, puis met les gaz. Elle décolle péniblement, probablement à cause de la tonne de confiture qu'elle a encore en soute. Elle vire sur le côté, passe au ras du nez d'Arthur et prend rapidement de la vitesse. L'enfant la suit du regard, jusqu'à ce que la forêt l'avale.
- C'est pas possible ! répète le père pour la vingtième fois, en retournant le verre dans tous les sens. Pour lui, une abeille qui s'échappe d'un verre, c'est comme un lapin qui sort d'un chapeau : il y a forcément un truc.
- Tout est bien qui finit bien ! se réjouit sa femme, un sourire en travers du visage. Arthur n'a pas été piqué et la vilaine bête est rentrée chez elle ! ajoute-t-elle en essayant de remettre le capuchon sur la bombe insecticide.
Son mari n'est pas vraiment satisfait. Il n'aime pas les abeilles, il n'aime pas la magie et il n'aime surtout pas qu'on vienne perturber ses plans. Il regarde sa femme qui se débat toujours avec son capuchon.
- En tout cas, si elle a l'audace de revenir par ici, je la raterai pas ce coup-ci ! lance-t-il en fronçant les sourcils, dans un sursaut d'amour-propre typiquement masculin.
C'est à croire que l'abeille attendait qu'il prononce cette phrase pour revenir lui foncer dessus. Pleine puissance, le dard en avant. On frise les cent kilomètre-heure. Objectif à atteindre : ce joli postérieur, bombé à souhait, comme un fruit bien mûr. Impossible de le rater, il est en pleine mire. Armement, largage. Dans le mille, en plein dans la belle pomme, comme Guillaume Tell. L'homme pousse un cri inhumain, un genre de tyrolienne, avec un clou dans le pied. Il en décoiffe sa femme qui se met à hurler à son tour, comme pour partager la douleur de son mari. Le problème de cette femme, c'est que, quand elle hurle, elle se crispe et s'accroche à n'importe quoi. Dans ce cas précis, c'est à la bombe insecticide. Un formidable jet envahit littéralement l'atmosphère. On dirait un éléphant qui éternue. Après un dard dans la pomme, Armand se prend un jet en pleine poire. La douleur est si forte qu'il n'arrive même plus à crier. Sa femme non plus. Elle est trop ébahie par la catastrophe qu'elle vient encore de provoquer. Le silence s'installe, comme celui qui se niche entre l'éclair et le tonnerre. On entend juste le bruit des poils de moustache qui crament à cause du produit surpuissant.
Le père émet alors un second cri, d'une nature inconnue, presque surnaturel, tellement strident qu'un violon ne pourrait pas suivre. La puissance est telle que sa femme, trop proche de l'onde de choc, en perd trois bigoudis. Le cri est bien évidemment chargé de particules d'insecticide et la femme en prend plein la figure. Ses deux faux cils en tombent.
Aucune colle ne résiste à une telle chaleur.
Le hurlement s'éloigne peu à peu, rebondissant en écho d'une colline à l'autre, déclenchant, au passage, la plupart des alarmes.
- Combien de temps vais-je devoir garder cette ridicule compresse sur la tête ? s'exclame Armand, toujours aussi impatient.
C'est amusant de constater que cet homme de près de quarante ans n'a toujours pas compris que c'est son impatience qui le pousse toujours à faire des bêtises.
- Encore dix minutes. C'est marqué sur la notice, répond sa femme, qui pose l'emballage du médicament et saisit sa petite bouteille de vernis.
Allongé sur le canapé, une serviette humide sur les yeux, le père gesticule comme un enfant qui n'arrive pas à dormir.
- De toutes façons, elle n'a pas pu sortir toute seule, cette abeille. Elle a forcément bénéficié de complicités extérieures, marmonne le blessé.
- C'est tellement intelligent, ces petites bêtes, tu sais ! Et parfois très fort ! assure la mère en étalant délicatement son vernis rose sur ses doigts en éventail.
- Ne dis pas n'importe quoi ! Tu vois une abeille retrousser ses manches et de ses petits bras musclés soulever le verre pour pouvoir s'échapper ? ! rétorque le père, qui bout sous sa compresse.
La brave femme hausse un peu les épaules. Elle n'en sait rien. On voit tellement de choses incroyables de nos jours. Elle a bien vu l'autre fois à la télé un python engloutir une chèvre.
- Mais ça n'a rien à voir ! ! lance le père, tellement énervé qu'il en fait fumer sa compresse. Le python qui mange la chèvre, c'est normal ! Ce qui serait pas normal, c'est une chèvre qui mangerait un python !!
La femme marque un temps de réflexion. Elle a beau chercher dans sa mémoire, c'est vrai qu'elle n'a pas le souvenir d'avoir vu à la télé une pareille chose. Mais l'homme fait tous les jours des découvertes, et elle est persuadée qu'un cinéaste parviendra, un jour, à filmer l'événement.
Elle regarde ses ongles et fait briller le vernis dans la lumière. Satisfaite du résultat, elle attaque la main droite, quand elle constate avec stupeur qu'une fourmi attaque la face nord de sa jupe à fleurs. C'est vrai que l'imprimé du tissu est particulièrement bien fait, mais d'ici à ce qu'une fourmi prenne la dame pour un champ de coquelicots, il y a des limites que la mère entend bien faire respecter.
- Allez, ouste ! Retourne dans le jardin ! chuchote-t-elle en la menaçant du bout de son pinceau à vernis.
Elle chuchote parce que si son mari apprend qu'il y a un animal dans la maison, si petit soit-il, il va encore nous vider une bombe. La fourmi n'entend rien, trop occupée à essayer de comprendre comment tous ces coquelicots se sont retrouvés aplatis sur le tissu.
- Attention, je vais être obligée de me défendre ! insiste la mère, toujours à voix basse.
Devant son refus d'obtempérer, la femme se sent obligée d'agir et elle chasse la fourmi d'un coup de pinceau. L'animal se prend une goutte de vernis rose qui, à son échelle, correspond à un seau entier de crème nauséabonde. L'insecte panique, totalement surpris par cette attaque. Il dévale la robe à toute allure, affublé de cette énorme tache rose qui lui colle à la peau.
La mère est satisfaite et suit du regard la fourmi, pour être bien sûre qu'elle regagne le jardin. Mais celle-ci bifurque et part dans la direction opposée. Intriguée, la femme se lève et la suit discrètement, aussi légère qu'un éléphant qui suivrait une souris. La fourmi arrive près de l'escalier et monte la paroi. Elle rejoint une petite corniche. C'est une baguette en bois qui sert d'ornement et qui fait le tour de l'appartement. Visiblement, ça sert aussi de route à pas mal de monde, car il y a des centaines de fourmis qui se croisent. Ça doit être l'heure de pointe. La jeune femme est sans voix. Elle remonte doucement la route du regard pour voir d'où vient tout ce petit monde.
- De toutes façons, ça ne pense pas, les animaux ! On dit « bête », ça veut bien dire ce que ça veut dire, non ? marmonne le père, incapable de rester tranquille dans son canapé. Le téléphone, la télé ? Qui c'est qui les a inventés ? L'abeille ? Le moustique ? dit-il en gonflant la poitrine, comme pour bien montrer qu'il appartient à la race des inventeurs.
La femme remonte le périphérique qui longe le mur et observe ces fourmis qui courent, plus pressées que les humains d'aller au travail. Soudain, à sa grande stupéfaction, la voie s'arrête à l'angle et fait place à un pont suspendu qui s'étend jusqu'à l'autre mur. L'ouvrage est fait en minuscules morceaux de bois, nervurés de feuilles tressées, de fines lamelles de bambou soigneusement alignées et attachées les unes aux autres. La femme en reste bouche bée. L'ouvrage est magnifique. Jamais elle n'aurait soupçonné que des êtres aussi petits puissent avoir un talent aussi grand.
- Et la cathédrale de Chartres ? Et le pont de Tancarville ? Qui c'est qui l'a construit, le pont de Tancarville ? Les fourmis peut-être ? ! poursuit le père, toujours aveuglé par sa compresse autant que par sa bêtise.
La femme regarde cet incroyable pont, à la fois gigantesque et miniature, qui n'a rien à envier à celui de Tancarville.
- C'est drôle que tu dises ça, parce que là, justement, il y a un pont que les fourmis ont construit, et je me demandais comment elles avaient pu faire ça sans même qu'on s'en aperçoive ! répond tranquillement la mère, nullement troublée par l'énormité de ses propos. Le père soupire, sous son chiffon humide.
- Elles ont dû faire appel à un bureau d'études de fourmis, qui a contacté des fourmis architectes. Il y a beaucoup d'écoles d'architecture pour fourmis ! Après le parlement des fourmis a voté des crédits et la banque des fourmis a débloqué des fonds pour construire le pont ! rétorque le père, qui visiblement a décidé de répondre par l'humour à l'humour de sa femme.
Il a juste oublié que sa femme n'en a pas. Elle n'en a d'ailleurs jamais eu.
- Ah bon ? ! C'est incroyable ! lâche-t-elle avec ingénuité. J'aurais jamais pensé que les fourmis avaient une organisation comme ça, aussi semblable à la nôtre !
Le père fume sous sa compresse, comme une côtelette jetée dans une poêle brûlante.
- Mais comment veux-tu que des fourmis fabriquent un pont ? ! fulmine le père. Une fourmi ça fait deux grammes ! Il y a même pas de balance pour peser leur cerveau ! Réfléchis deux secondes avant de dire n'importe quoi !
Une femme croit toujours son mari, surtout quand il crie.
- Mais le pont est bien là, chéri. Devant mes yeux. Et vu le nombre de fourmis qui empruntent ce chemin, il n'a pas dû se construire dans la nuit !
Le père laisse échapper un long soupir qui en dit long sur son niveau d'exaspération.
- Très bien. Il y a un pont miniature qui pendouille dans la maison. Pourquoi pas ? Et les fourmis l'empruntent : à la bonne heure ! Tant mieux pour elles ! parvient-il à dire avec un calme relatif. Mais il est ri-gou-reu-se-ment-impossible- que-des-fourmis-aient-fabriqué-ce-satané-pont ! C'est clair ? ! Finit-il par hurler en s'étouffant à moitié sous son linge.
La femme acquiesce. Il est bien connu qu'un homme en colère n'a pas d'oreilles.
- D'accord, c'est pas les fourmis, finit-elle par lui concéder.
Son mari, pas mécontent de voir sa femme revenir à la raison, se décontracte un peu dans son canapé.
- Mais si c'est pas les fourmis... c'est qui alors ? demande-t-elle, contre toute attente.
Armand ne va pas tarder à péter les plombs.