Chapitre 16

Les guerriers s'essuient les pieds pendant au moins cinq minutes sur le paillasson, ce qui agace profondément Marguerite.

- C'est bon pour cette fois ! Je nettoierai plus tard ! lance la grand-mère, visiblement trop inquiète pour songer à son parquet.

Les guerriers, comme à leur habitude, rentrent timidement dans le salon. Il faut dire qu'ils ne se sentent pas vraiment à l'aise dans ces pièces aux angles droits et aux plafonds très bas et, s'ils marchent un peu courbés en avant, ce n'est pas en signe de soumission, mais tout simplement pour que leurs deux mètres quarante ne décrochent pas les lustres. Armand, ou ce qu'il en reste, est vautré dans le canapé, un énorme bandage autour du front. Son visage est non seulement couvert de boursouflures provoquées par l'insecticide mais maintenant il est tout joufflu à cause des hématomes dus au pare-brise qu'il s'est pris dans la figure. Autant dire qu'il est complètement « bourjoufflu ». Mais il ne s'était pas plaint de la résistance de son pare-brise.

- Il m'a coûté assez cher comme ça ! avait-il dit à sa femme en quittant la voiture.

Mais vu le nombre d'hématomes qu'il a sur le visage, ça va lui coûter plus cher en tubes de crème qu'en pare-brise.

Sa femme s'est allongée dans le fauteuil et est tellement fatiguée qu'elle semble prête à s'endormir. Elle ne serait pas si fatiguée si elle avait tout simplement suivi la route, celle qu'Arthur et Alfred avaient emprunté en courant, mais son mari avait tenu absolument à prendre un raccourci. Confondant souvent le nord et le sud, il avait donc coupé par les marais plutôt que par la plaine. Ce qui explique les plaques de boue séchée que la mère a sur les jambes et qui lui montent jusqu'aux cuisses. Sa robe est déchirée d'un peu partout car, après le marais, ce n'est pas le verger qu'ils avaient traversé, mais un champ de ronces. Sa robe à fleurs est donc maintenant pleine de taches de mûres puisqu'elle en avait, involontairement, cueilli des centaines.

C'est parce que les deux touristes ont couvert le salon de boue en tout genre que Marguerite n'a pas insisté pour le paillasson.

- Ils ont eu un problème ! annonce Archibald, comme s'il y avait besoin de le préciser.

Le père ressemble à un bâton de réglisse avec une boule de vanille sur la tête et la mère à un bouquet desséché, plongé dans la friture. Pas de doute, ils avaient eu un vrai problème.

- Ils ont eu un accident de voiture ! Ils sont rentrés dans un animal ! explique Archibald.

Un frisson parcourt le groupe de guerriers à l'annonce de cette terrible nouvelle.

- L'animal est blessé ? demande aussitôt le chef, uniquement préoccupé de ce qui lui paraît essentiel.

- Non ! L'animal va bien ! Merci de vous inquiéter pour lui ! lance le père, franchement vexé.

- Quel genre d'animal ? insiste le Matassalaï.

- Je ne sais pas, moi ! Un éléphant ou un hippopotame, un truc comme ça ! Qui sait, avec tous ces animaux que vous nous avez ramenés d'Afrique ! s'énerve le père, dont la tête a dû être plus ébranlée qu'il n'y paraît par le choc, étant donné qu'il confond un bouc et un hippopotame.

- Votre voiture doit être dans un sale état, alors ? demande Pelle-Grino, histoire de montrer un peu d'intérêt.

- Elle est pas dans un sale état, elle est ruinée ! Pulvérisée !! Bonne pour la casse !! hurle-t-il jusqu'à réveiller sa femme.

- Ne t'énerve pas, chéri ! C'est pas grave ! On... on en achètera une autre, avec l'argent de l'assurance, dit-elle avec bon sens.

- On est assurés au tiers, triple andouille ! À qui je demande de signer le constat ?! À l'éléphant ou à l'hippopotame ?! s'exclame-t-il rageusement, dans un nuage de postillons.

Sa femme cherche alors les mots qui calment.

- Euh... je crois que c'était un bouc, chéri, dit-elle, d'une petite voix.

Elle aurait mieux fait de se taire, car le visage de son mari change de couleur à vue d'œil, comme un caméléon qui passerait sur un drapeau noir.

- Ah ?! Oui, pardon ! Un bouc ! Effectivement, ça change tout car, comme chacun le sait, le bouc est très bon en orthographe et n'a pas besoin de lunettes pour signer un constat puisque sa vue est excellente !! hurle-t-il à sa femme en pensant faire de l'humour.

- Calme-toi, Armand, intervient le grand-père. Le principal c'est quand même que vous soyez sains et saufs et que le bouc n'ait rien !

Le père regarde tour à tour Archibald, puis sa femme, puis Marguerite, puis les Bogo-Matassalaïs, puis Alfred et se demande ce qu'il a fait au bon Dieu pour tomber dans une pareille famille de fous. Et comme on ne peut pas discuter normalement avec des fêlés du ciboulot, il décide de se calmer.

- Le plus grave n'est effectivement pas la perte de ma voiture... Mais la disparition d'Arthur ! lâche calmement le père.

- Comment ça, disparu ? demande le chef en se redressant, fracassant ainsi le plafond.

Archibald lui fait les gros yeux pour qu'il ne fasse pas de gaffe. Les parents d'Arthur ignorent évidemment que leur fils a rejoint les Minimoys et mesure actuellement deux millimètres.

Pour une fois, Armand a un peu d'instinct. Il sent qu'on lui cache quelque chose.

- Vous n'avez pas l'air vraiment surpris qu'il ait disparu ? demande le père en plissant ses yeux comme un agent de la gestapo. Vous savez où il est ?

- Il était à l'arrière de votre voiture. On l'a vu à la lumière de nos torches, balbutie le Bogo, peu habitué à mentir.

- Oui, ça je sais, merci ! Mais quand on est arrivés à la pompe à essence, le gamin s'était transformé en chien ! Vous savez, comme à Las Vegas ! On jette une couverture sur une danseuse et elle se change en panthère ! explique Armand, qui essaye de contenir la colère qui monte en lui. Et d'ailleurs, si vous jetez une couverture sur moi, je suis sûr que je pourrais me transformer en tortionnaire argentin ! hurle-t-il en venant se poster face au grand chef. Je vous le demande pour la dernière fois, où est mon fils ?!

C'est la première fois qu'on voit le père tenir tête à plus fort que lui. L'idée de perdre son enfant lui donne des forces que lui-même ne soupçonnait pas. Il doit vraiment l'aimer son fiston pour faire appel ainsi à ce qu'il a de plus animal en lui. Le guerrier le regarde d'en haut. Pour une fois, lui aussi a un peu de respect pour ce petit homme. Avec un bon entraînement, il pourrait sûrement en faire quelque chose.

- Je ne sais pas exactement où est votre fils, mais où qu'il soit, nous avons confiance en lui et notre force l'accompagne. Il reviendra sain et sauf, dit le guerrier d'une voix calme et posée.

Le père n'a rien appris de nouveau, mais cette déclaration l'a étrangement calmé. Il faut dire qu'il y a quelque chose de tellement bon dans la voix du guerrier, quelque chose d'authentique, de naturel. Pas étonnant qu'il puisse parler aux arbres avec une voix pareille.

La mère a bien envie de parler de la conversation qu'elle avait eue avec Arthur où il lui avait dit qu'il allait dans le jardin rejoindre les mini-quelque chose. Mais elle a peur que cette déclaration énerve encore un peu plus son mari. Elle décide donc de se taire et de ne pas jeter de l'huile sur le feu, surtout qu'Armand semble un peu éteint.

En effet, le père est tout déboussolé et ne sait plus sur qui râler. Il soupire un grand coup et reste quelques secondes comme ça, inerte, le regard perdu dans le vide.

- Si je perds mon fils, je ne pourrais plus vivre... dit-il avec une sincérité déconcertante.

Une larme coule sur sa joue et il ne cherche même pas à l'effacer. Armand est désarmé et désarmant. Sa femme se met instantanément à pleurer comme une fontaine.

« En voilà deux qui sont mûrs pour prendre le grand chêne dans les bras ! » se dit le chef des Bogo-Matassalaïs, touché par cette émotion inattendue.

Archibald vient s'asseoir à côté d'Armand et lui passe un bras autour des épaules. Il aime bien cet Armand-là, sensible, fragile. Un Armand qui laisse ses sens guider sa pensée plutôt que l'inverse.

- Arthur n'est pas perdu. Il connaît cette campagne comme sa poche. Ça fait des mois qu'il la sillonne d'un bout à l'autre, lui dit gentiment Archibald.

Le père soupire à nouveau, bien que les paroles du vieil homme le réconfortent un peu.

- Je suis souvent dur avec lui, mais c'est parce que la vie est dure dans les grandes villes et il faut qu'il soit très fort pour pouvoir se défendre, avoue le père, sur un ton de confidence. Archibald est content qu'il puisse enfin aborder le sujet.

- La nature lui apprend tout autant à se défendre, mais aussi à partager. Le vent casse les branches, mais apporte aussi de l'oxygène. La pluie détruit parfois les fleurs, mais les ruisseaux emmènent aussi leurs graines un peu partout, explique Archibald, en bon professeur qu'il est. Arthur apprend à se défendre, mais aussi à aimer et il faut les deux pour avoir un bon équilibre, pour faire un grand petit bonhomme. C'est d'ailleurs son nom, n'est-ce pas ? Bigantol ? ajoute le grand-père avec humour.

Il réussit à décrocher un sourire à Armand.

- Oui, Bigantol, c'est son nom, reprend le père avec fierté. Petit et grand.

Les regards se croisent dans le salon. Tout le monde a un sourire aux lèvres et semble satisfait. Même Alfred remue la queue, ce qui vaut un sourire.

- J'ai confiance en Arthur, précise Armand. Je sais qu'il apprend vite et qu'il peut se sortir de bien des mauvaises situations, mais...

Le père laisse sa phrase en suspens, comme s'il avait peur de dire la suite.

- Mais... quoi ? demande Archibald, un peu inquiet.

- Il est encore... tellement petit ! finit par dire le père.

Le vieil homme aurait bien du mal à le contredire puisqu'il sait que son petit-fils, à cet instant précis, ne mesure que deux millimètres trente-cinq, soit exactement mille fois moins que les Bogo-Matassalaïs qui sont compressés dans le salon.

- Il est effectivement encore très petit, mais... je suis sûr qu'il reviendra de cette aventure, plus grand encore ! conclut Archibald.


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